Un Paese senza verità

Au pays sans vérité

Il aimait Voltaire et les combats contre l’obscurantisme. Leonardo Sciascia déchiffra la Sicile comme un concentré de scandales et de violences, mais aussi comme un symbole des processus à l’œuvre dans l’Italie chaotique des années 1970. Il choisit souvent, pour mener ses enquêtes, la forme du roman policier, et sut toujours susciter la jubilation de l’esprit.

Sur sa pierre tombale, Leonardo Sciascia, mort en 1989, fit inscrire une phrase empruntée à l’écrivain Auguste de Villiers de L’Isle-Adam : « On s’en souviendra, de cette planète ». Trente ans après sa mort, la planète se souvient-elle de Sciascia ? En Italie, célébrations, émissions et colloques, placés sous le haut patronage de quelques sommités politiques, ont marqué son centenaire. En France, celui-ci semble être passé presque inaperçu, malgré quelques initiatives éditoriales (1).

Cet oubli est d’autant plus fâcheux que la France a longtemps fait la part belle à Sciascia. Grâce à Maurice Nadeau et à quelques autres, il a été tôt traduit, lu et reconnu de ce côté-ci des Alpes. Surtout, cette seconde patrie — où il envisagea même, à la fin des années 1970, de s’établir — lui avait fourni quelques-uns de ses écrivains favoris : Voltaire, Paul-Louis Courier, Stendhal. Et, pour un lecteur de la trempe de Sciascia — grand ruminateur de textes, collectionneur de citations, philologue et éditeur à ses heures, convaincu qu’un livre est « une forme d’approche du bonheur » et une bibliothèque, une ressource vitale en même temps qu’un arsenal —, cette prédilection littéraire était aussi un choix existentiel. Ces écrivains-là l’aidaient à s’orienter.

Il leur devait, d’abord, son goût des formes brèves. Si ses œuvres (presque) complètes forment aujourd’hui, en traduction française, trois énormes volumes (2), sa bibliographie est une longue liste de petits textes : minces romans, courts essais, nouvelles, contes, chroniques, articles… Sciascia écrit concis et — en apparence du moins — modeste : à ses romans, il donne volontiers l’allure la moins noble qui soit, celle du roman policier ; ses chroniques exhument de minuscules faits divers ; ses essais se présentent souvent comme de simples commentaires, pointilleux, en marge des textes des autres.

Par ses maîtres français, Sciascia se rattache aussi à une tradition rationaliste qui, dans sa Sicile natale (et plus largement en Italie, ce « pays sans vérité »), a toujours eu affaire à forte partie. Ses héros les plus marquants sont des hommes des Lumières : hérétiques persécutés par l’Église, illuministi et réformateurs « jacobins » en butte aux pesanteurs de l’Ancien Régime, policiers à principes « dans un pays où presque personne n’en avait ». Et ses récits mettent en scène, sous des couleurs variées, le combat pour la raison, la lutte pour mettre au jour une vérité cachée. Chez lui, il y a presque toujours un écheveau à démêler, un oubli à conjurer ; tantôt il faut fouiller dans les archives, tantôt interpréter d’infimes signes des temps. Si Sciascia a plus d’une fois emprunté les formes du giallo — le roman policier —, c’est bien parce que, pour lui, le réel est comme un texte confus qu’il faut décrypter et que la structure de l’enquête policière résume idéalement cette conception de la vie.

Sciascia prend le parti de la raison, mais sans naïveté. Disciple des Lumières, il n’est pas insensible à l’ombre, ni à ce que son ami Pier Paolo Pasolini appelait la « disparition des lucioles (3)  ». La plupart du temps, ses héros sont vaincus, voire purement et simplement liquidés ; les enquêtes ne dissipent pas le mystère ; le mensonge (d’État ou d’Église) finit par l’emporter. Comme il le reconnaît, ses livres forment l’« histoire d’une continuelle défaite de la raison, et de ceux qui furent personnellement emportés et anéantis dans cette défaite ». Peu à peu, ses propos se teinteront d’ailleurs d’un certain pessimisme : significativement, il intitule son journal des années 1970 Noir sur noir (« de noirs écrits sur la page noire de la réalité ») ; et, au titre d’un de ses derniers livres, En future mémoire, il ajoute ce sous-titre inquiet : Si la mémoire a un futur

Qu’importe, il se bat quand même. Car, du Voltaire de l’affaire Calas, du Courier des pamphlets et de quelques autres, il a aussi hérité la culture de l’intervention publique. Sans jamais théoriser l’engagement, il aime la polémique et fait de chacun de ses livres un acte politique. Après quelques fables qui évoquent le fascisme et ses ressorts pérennes (Fables de la dictature, 1950), il publie Les Paroisses de Regalpetra (1956), témoignage sur l’arriération et la misère de son coin de Sicile, région de soufrières, où il est né, a grandi et a été instituteur. Paraissent ensuite Le Jour de la chouette (1960), récit d’allure policière qui, pour la première fois, donne à voir sans romantisme ni folklore l’influence de la Mafia, et Le Conseil d’Égypte (1962), roman sur le conservatisme et les falsifications de l’aristocratie locale, que la critique identifie d’emblée comme une réponse au Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Les longues nouvelles du recueil Les Oncles de Sicile (1958-1960) revisitent elles aussi l’histoire de l’île, en dénonçant l’éternel « trasformismo » des élites et l’emprise de la propagande des puissants sur les petites gens.

Sciascia ne s’arrête pas là : il prend pour cible l’Église, son passé d’intolérance (Mort de l’inquisiteur, 1964), mais aussi et surtout son soutien sans faille au pouvoir corrompu de la Démocratie chrétienne (DC) (Todo modo, 1974 Du côté des infidèles, 1979). Il évoque les manœuvres et les collusions des « années de plomb » dans Le Contexte (1971), roman noir qui paraît annoncer les contorsions du « compromis historique (4) » (« mon parti, qui gouverne mal depuis trente ans, vient d’avoir la révélation qu’on peut encore mieux mal gouverner en symbiose avec le Parti révolutionnaire international », y déclare un ministre avec un aplomb cynique), et dans Les Poignardeurs (1976), où, à travers une anecdote de l’histoire palermitaine, il expose les logiques de la « stratégie de la tension ». Avec La Disparition de Majorana (1975), enquête sur la disparition, en 1938, d’un physicien de génie, il pointe les dangers que font peser sur l’humanité l’existence de la bombe atomique et les progrès d’une science sans conscience.

Cet engagement d’écrivain devait conduire Sciascia dans l’arène politique. En 1975, il accepte de figurer sur la liste du Parti communiste italien (PCI) aux élections municipales à Palerme, mais en « indépendant ». Il ne renie ni sa critique de la bigoterie stalinienne ni les idées qui sous-tendent Le Contexte, mais juge néanmoins qu’il se situe « plus près du PCI que de tout autre parti ». Élu, il finit par démissionner, discrètement, un an et demi plus tard, en 1977. Officiellement, parce qu’il est las des réunions sans fin. En réalité, parce qu’il n’accepte pas les arrangements de la minorité communiste avec la majorité démocrate-chrétienne. L’année suivante, il règle ses comptes avec le PCI en publiant Candido ou Un rêve fait en Sicile, conte léger et ironique sur les déboires d’un Candide sicilien perdu en politique. Sciascia, décidément, n’est pas un homme de parti.

Pourtant, en 1979, il accepte de figurer sur la liste du petit Parti radical (PR) du trublion Marco Pannella. Élu à la fois à la Chambre des députés italienne et au Parlement européen, Sciascia choisit de siéger à Rome. Il n’y prononcera qu’une dizaine de discours. Mais il s’investit ardemment dans la commission d’enquête parlementaire consacrée à l’affaire Aldo Moro. Comme tous les Italiens, il a été saisi par le rapt et l’assassinat par les Brigades rouges, en 1978, du président de la DC. Il y a consacré, à chaud, un petit livre retentissant (L’Affaire Moro). Fidèle à sa méthode, il y reprend et y glose avec minutie les textes de l’affaire, des lettres de Moro aux messages des Brigades rouges en passant par les articles de presse et les déclarations des autorités.

Son but ? Jeter une lumière nouvelle sur une affaire que tout le monde est pressé d’oublier. Affirmer que la négociation aurait dû prévaloir. Et surtout, souligner que Moro a été abandonné — c’est-à-dire condamné à mort — par ses anciens camarades de la DC, par l’Église et par l’essentiel de la classe politique. Il ne formule pas, sur l’affaire, une thèse tonitruante, mais, comme l’a noté un critique, « multiplie les questions qui, pour être des questions, n’en sont pas moins des flèches (5)  ». Son engagement dans la commission d’enquête prolonge cette première intervention. Sciascia questionne, rue dans les brancards, sans parvenir à dissiper l’obscurité. En désespoir de cause, le député rédige un Rapport minoritaire où ne manquent, une fois encore, ni les questions ni les flèches.

En quittant le Parlement, Sciascia ne renonce pas à la vie publique. On sollicite souvent ses avis, notamment au sujet de la Mafia, sur laquelle il a tant écrit. Depuis Le Jour de la chouette, il n’a cessé de dénoncer l’« honorable société ». Il a suivi ses mutations, son passage de la campagne à la ville et sa transformation en « multinationale du crime » ; il n’ignore ni ne dissimule son intrication avec la bureaucratie et le pouvoir d’État, qui font mine de la combattre tout en la laissant prospérer. Pourtant, dans les années 1980 — marquées par une offensive judiciaire et par le « maxi-procès » de Palerme —, Sciascia surprend en plaidant pour le journaliste Enzo Tortora, accusé (à tort) d’association avec la Mafia, puis en ciblant, dans un article de 1987, l’« anti-Mafia comme instrument de pouvoir ». L’article — que le journal a maladroitement titré « Les professionnels de l’anti-Mafia » — fait scandale. C’est qu’on l’a mal lu : l’écrivain n’a pas changé de camp ; simplement, il s’inquiète des mesures d’exception et des entorses au droit justifiées par la lutte anti-Mafia. Il ne propose, en somme, qu’un « rappel aux règles, au droit et à la Constitution ». Le juge Paolo Borsellino, égratigné dans l’article, ne s’y trompera pas, qui nouera ensuite avec lui des liens amicaux.

Au demeurant, Sciascia n’a jamais voulu s’installer dans le rôle du « mafiologue », pas plus qu’il n’a voulu s’enfermer dans les limites de la réalité sicilienne. Sicile et Mafia, ces objets longuement scrutés et commentés, sont chez lui le symbole d’autre chose. Le microcosme insulaire permet de parler de l’Italie tout entière et de ses maux. « Tous les faits négatifs de la politique nationale, écrit Sciascia, ont été expérimentés en Sicile in corpore vili, mais comme pour s’assurer qu’ils étaient effectivement négatifs, et donc de réalisation valable sur le plan national. » Quant à la Mafia, elle est « une métaphore de l’exploitation, de l’abus de pouvoir et de la violence dans le monde ».

En arpentant obstinément sa petite patrie, son histoire et ses drames, Sciascia vise plus loin, plus haut. Il traite de l’« éternellement possible retour du fascisme » ; des Églises, avec leur « langage d’antique hypocrisie » et leurs inquisitions ; des combinazioni entre puissants, du pouvoir qui ne change pas de mains ; du « peuple qui a toujours été cocu, et reste cornard et cocu » ; de la raison malmenée. Tous thèmes qui, admettons-le, résistent bien au passage du temps. Si « la mémoire a un futur », on devrait se souvenir encore longtemps de Leonardo Sciascia.

Antony Burlaud

(1Deux recueils de textes inédits : Leonardo Sciascia, Stendhal for ever. Écrits, 1970-1989, Institut culturel italien, coll. « Cahiers de l’hôtel de Galliffet », Paris, 2020, 194 pages, 16 euros, et Leonardo Sciascia, Portrait sur mesure, Nous, Caen, 2021, 192 pages, 18 euros. Ainsi qu’une republication : Leonardo Sciascia, Le Chevalier et la Mort, Sillage, Paris, 2021, 112 pages, 9,50 euros.

(2Leonardo Sciascia, Œuvres complètes, trois volumes, Fayard, Paris, 1999, 2000 et 2002.

(3Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, Paris, 1979.

(4Entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien.

(5James Dauphiné, Leonardo Sciascia, qui êtes-vous ?, La Manufacture, Lyon, 1990.

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par Antony Burlaud  Lu par Thibaud Delavigne +    
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