Toni et Peppe Servillo l'un chante, l'autre aussi.

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Il fait froid à Florence ce soir-là. Une fine brume glacée enveloppe la ville et lui donne une atmosphère étrange, fantomatique. Mais la chaleur est dans la salle, au Teatro della Pergola, où Toni et Peppe Servillo jouent et chantent La Parola canta, un formidable spectacle qui arrive pour quelques soirs au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, puis au Nouveau Théâtre de Montreuil, dans le cadre du festival Le Standard idéal, qui, la MC93 de Bobigny étant en travaux, a lieu cette année hors les murs.

La parole chante et la chanson joue, dans ce spectacle qui célèbre Naples, leur ville, sa splendeur et ses misères, son humanité irréductible et baroque. Après le triomphe de la veille, voilà les deux frères Servillo assis côte à côte sur un canapé rouge théâtre, rouge sang, rouge Pompéi. L’un joue la comédie, l’autre chante. Mais l’un chante aussi. Et l’autre joue. Le premier – Toni – est plus connu sous nos latitudes hexagonales, pour avoir joué, notamment, dans les films de Paolo Sorrentino et de Matteo Garrone. Le second – Peppe – n’en est pas moins une vedette en Italie, chanteur du groupe de pop-jazz Avion Travel, fondé par Mario Tronco.

C’est un sacré duo que ces deux-là, qui semblent décliner à l’infini toutes les variations possibles sur le clown gai et le clown triste, l’auguste et le Pierrot. Comme si Toni avait pris le soleil et Peppe l’ombre. A Toni la parole – qu’il n’hésite pas à couper régulièrement à son frère –, à Peppe le silence musical et rêveur. Le premier, qui est l’aîné de son frère d’un an et quelques mois, a de la rondeur, la plasticité de l’acteur, l’italianité – ou plutôt la ” napolitanité ” – débordante. Le second, visage taillé au couteau sous le feutre noir, semble venir d’Europe centrale, d’une photo de Josef Koudelka, avec ses Tziganes mélancoliques et farouches. Quelque chose de plus tranchant, de plus noir que chez son aîné.

Etrange jeu de miroirsQuand on leur demande s’ils étaient déjà si différents quand ils étaient enfants, c’est évidemment Toni qui répond, avec un grand rire : ” Peppe est plus réservé, je suis plus histrionique. Mais, comme tous les histrions, je suis très timide, et l’histrionisme est un masque… “ Peppe, lui, se tait et sourit. Avant d’ajouter : ” Pour moi, l’exhibition est presque contre nature… Je la pratique par amour du contraste, sans doute . ”

Cette manière qu’ont les deux frères de jouer les deux faces d’une même médaille, d’endosser pour l’un le masque de la comédie, pour l’autre celui de la tragédie, et de jouer subtilement les allers-retours entre les deux, avait déjà fait merveille dans Le Voci di dentro (Les Voix intérieures), d’Eduardo De Filippo, que l’on a pu voir à Bobigny début 2014. Les fratelli Servillo y formaient un inoubliable couple de clowns beckettiens dans lequel Peppe, bien sûr, se taisait, alors que Toni faisait montre d’une volubilité quasi pathologique.

Dans La Parola canta, où Toni joue-chante des textes de Mimmo Borrelli, de Raffaele Viviani ou d’Eduardo De Filippo, et où Peppe chante-joue des chansons traditionnelles napolitaines, les deux frères Servillo, accompagnés par les excellents musiciens du Solis String Quartet, ont encore décalé cet étrange jeu de miroirs. Ici, Toni passe avec une subtilité inouïe du rire aux larmes, dans ces textes qui, à l’image de celui de Mimmo Borrelli qui ouvre le spectacle, chantent ” Naples à la sauce tomate/Naples farcie de pets/Naples des immondices/Naples baise qui peut, jamais rassasiée/Naples des viscères “, ville organique par excellence.

Peppe, lui, développe dans La Parola une théâtralité brechtienne, expressionniste, dans ces chansons qui sont aussi de vrais petits moments de théâtre. L’ensemble compose un tableau de Naples comme répertoire de toutes les émotions humaines.

Tous deux viennent de là, de ce creuset napolitain, de cette ” Mamma Napoli ” qui occupe pour eux la même place que Roma pour Fellini. Ils sont nés non loin de là, à Afragola, en  1959 et 1960, dans une ” famille modeste qui vivait dans la passion du théâtre “. Dans un monde où l’italien était la langue de la télévision et de la radio, mais pas la ” langue maternelle “, un monde ” où la vie quotidienne était ritualisée “, où les femmes chantaient en faisant la cuisine.

Toni y vit toujours, dans ce monde-là, à Caserte, à quelques encablures de la cité parthénopéenne. ” Enfin, quand je ne suis pas en tournée un peu partout “, soupire-t-il. Peppe a eu besoin de s’éloigner, de partir vivre à Rome, d’aller travailler à Berlin, puis d’y revenir ” à petits pas, avec pudeur “, constatant que ” la structure musicale du napolitain “ avait eu une ” grande importance “ dans son parcours.

La Naples des frères Servillo est un miroir du monde, une ville ouverte. ” Eduardo De Filippo – qui a été son grand modèle – disait que Naples est un théâtre en plein air, constate Toni. Ici, la vie n’existe pas sans sa représentation, et la représentation n’existe pas sans la vie. Cette confusion entre la réalité et son reflet joué est la blessure magnifique de cette ville où tout se mêle, la chanson, la poésie, la langue, la vie, pour former un miracle qui est celui de la représentation, dans une culture à la fois très populaire et très élevée. “ Peppe approuve.

L’essence de l’âme napolitaine, la manière dont, dans cette ville, la langue et le corps jouent ensemble, est évidemment du pain bénit pour les acteurs, ces grands comédiens napolitains – à commencer par Filippo, donc, dont Orson Welles disait qu’il était ” le plus grand “ – que Toni a observés inlassablement pour apprendre son métier.

Alors pour le faire comprendre, cet esprit de Naples, Toni aime raconter cette blague : ” Cela se passe dans un grand congrès de logique. Le responsable va terminer son discours, et dit : “Vous vous souvenez que deux négations peuvent être une affirmation, mais que deux affirmations ne seront jamais une négation ?…”Et là-dessus, quelqu’un lance au fond de la salle :“Si, si…” “

Evidemment, il faudrait entendre l’intonation traînante, empreinte de cette fameuse ironie napolitaine, que prend Toni à ce moment-là, son perpétuel cigare éteint au bec. Et son rire énorme, rabelaisien.

Peppe, lui, ne dit rien, sourit, remet son feutre noir, en route pour quelque mystérieux voyage, à l’écoute de ses musiques intérieures. A Naples, tout est toujours une histoire de double, de miroir. Commediante, tragediante… Deux sœurs contraires et inséparables, comme les frères Servillo.

Fabienne Darge