L'infortunée veuve du " Vieux ".

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Son élégance a ébloui les plus puissants. Lorsqu’elle était aux côtés de feu son mari, Félix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, cette ” princesse baoulé ” sortait du lot. ” Partout où j’allais, je transcendais, dit aujourd’hui sans modestie excessive Marie-Thérése Houphouët-Boigny, 84 ans. Et c’est d’ailleurs aussi pour ma beauté qu’il m’a choisie. “

Mais qu’il lui semble loin, ce temps des fastes et des palais présidentiels, des dîners avec le couple impérial d’Iran, les Kennedy, les de Gaulle, les Chirac ou Senghor… ” J’étais aussi la chouchou du pape Jean Paul II “, dit-elle en souriant. Loin, très loin de cette propriété perchée sur la route vicinale de Bossey (Haute-Savoie), village français à la frontière suisse, où elle vit retranchée depuis des années. Entre la télévision et la broderie, elle s’ennuie. Même la très belle vue sur Genève ne la console pas. C’est là, dans les coffres des banques, que s’est évaporée la fortune dont elle pensait hériter.

Celle qui fut surnommée la ” Jackie Kennedy noire ” a vu son charme immortalisé par Andy Warhol. Au bras du ” Vieux “, comme était appelé son mari, médecin et planteur devenu député et ministre d’Etat français avant de mener son propre pays à l’indépendance, elle fut l’icône chic et glamour du ” miracle ivoirien ” des années 1960 et 1970. Elle avait à peine 30  ans. Lui, le double.

Un domestique en livrée apporte le champagne. Marie-Thérèse, pétulante et à peine ridée malgré son âge, admet avoir abusé des fêtes et des tapis verts. Le président vieillissant avait d’ailleurs sollicité le sulfureux Paul Barril, ancien officier de la gendarmerie française, pour enquêter sur un Napolitain issu de la Mafia qui courtisait la première dame afin de décrocher le permis d’ouvrir un casino à Abidjan. C’était au printemps 1993. Quelques mois plus tard, le 7  décembre, le ” Vieux ” s’éteignait. La nation ivoirienne perdait son père et Marie-Thérése Houphouët-Boigny ses millions. ” Au lieu de passer votre temps à des funérailles invraisemblables, vous auriez dû vous précipiter ici comme les autres, lui lâche, en mars  1994, un banquier suisse d’UBS. Votre belle-fille a déjà tout pris. “

Dès la mort d’Houphouët-Boigny, avocats et notaires parisiens, suisses et ivoiriens ont tenté de recenser cet héritage, difficile à estimer – en tout cas l’une des plus grosses fortunes de la planète. Tout en prenant leur part, ils l’ont partagé entre leurs mandants : Marie, Guillaume, François et Augustin, les quatre enfants de Khadija Racine Sow, la première femme, dont Houphouët-Boigny divorcera pour épouser vingt-deux ans plus tard, en  1952, Marie-Thérèse.

Ces héritiers, Parisiens très discrets qui vivent toujours sur la fortune de leur père, ont tout fait pour écarter la belle-mère qu’ils abhorrent. Contactés par Le Monde, ils n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Un, voire plusieurs testaments pourraient avoir été rédigés, mais aucun n’est encore apparu. Les enfants, en accord avec Henri Konan Bedié, le successeur du ” Vieux “, ont fait valoir l’existence d’un legs verbal.

Il a en revanche rédigé en juillet  1970, à Genève, des legs particuliers concernant certains de ses biens, en faveur de Marie-Thérèse et des quatre enfants du premier mariage. ” Le président m’avait remis une enveloppe avec ces trois legs, à ne pas ouvrir avant sa mort, murmure la veuve, dont le visage s’est refermé. Il y avait deux comptes à Genève et à Zurich, et le contenu d’un coffre chez UBS à Genève. Mais les autres ont tout pris. “

Parmi les artisans du ” partage “, on retrouve deux notaires parisiens : Me Paul Chardon, radié en  2003 de l’ordre de la Légion d’honneur alors qu’il en portait le grade de commandeur, décédé depuis, et Me Jean-Michel Normand, qui sera plus tard interrogé sous le ” régime de la garde à vue ” dans l’affaire Bettencourt. Aujourd’hui à la retraite, ce dernier a également refusé de répondre à nos questions. Selon des comptes de l’étude Chardon, que Le Monde a pu consulter, plus de 2,5  millions de francs français (380 000  euros environ) d’honoraires ont été débités de la succession Houphouët-Boigny entre 1994 et 2004, ainsi qu’un million pour les frais divers, dont de nombreux voyages en Suisse.

Le président m’avait confié qu’il avait réglé toutes les questions de succession avec le notaire français Jean-Michel Normand, poursuit l’ex-première dame. Quand je me suis présentée à son étude parisienne, il s’est excusé de me dire que j’avais perdu la tête ! “

Sentiment d’injustice

A Bossey, les visiteurs se font rares. Parfois, Catherine Bokassa, veuve de feu l’empereur centrafricain autoproclamé, vient y bavarder entre deux rendez-vous médicaux à Genève. Le reste du temps, Marie-Thérèse s’occupe, comme elle dit. ” J’ai tricoté des bonnets pour les enfants des domestiques. Il fait froid, ici, pour les Ivoiriens. “

Dans le salon trône une belle commode Louis XV en marqueterie et écailles rouges, unique meuble qu’elle a pu récupérer de l’hôtel de Masseran, propriété parisienne de 3000 m2rachetée en  1978 par Houphouët-Boigny au baron Elie de Rothschild pour 60  millions de francs, réglés en espèces. La présidence ivoirienne mène actuellement des travaux dans cet hôtel particulier qu’Henri Konan Bedié était parvenu à extraire de la succession pour l’intégrer dans le patrimoine de l’Etat, sans dédommager la veuve.

En  1994, celle-ci s’isole d’abord quelques mois dans sa villa de Cocody, une commune huppée du département d’Abidjan, puis s’envole pour trois ans vers Nassau, capitale des Bahamas. Le jour, elle gère une boutique d’artisanat africain et s’initie à la pêche. La nuit, elle noie sa mélancolie dans les casinos des Caraïbes. Pendant ce temps, entre Paris, Genève et Abidjan, l’héritage de son mari continue de se vider comme un sablier. Elle revient s’installer à Bossey à la fin des années 1990.

Près de quinze ans s’écoulent avant qu’elle se décide à agir, sur les conseils de son avocat, Me Jean-Paul Baduel, et de ses derniers fidèles. Un sentiment d’injustice pousse aussi cette femme qui dit vivre principalement d’une pension de 1 700  euros versée par l’Assemblée nationale (les domestiques de Bossey, eux, sont payés par Abidjan). ” Il m’ont volé vingt ans de vie, s’exclame-t-elle. Avec de l’argent, j’aurais pu rendre des Ivoiriens heureux. Et vivre mieux. J’en ai assez de dépendre du bon vouloir de la présidence ivoirienne pour acheter mes billets d’avion. “

Si bien que, en septembre  2013, elle porte plainte contre X au tribunal de grande instance de Paris pour faux et usage de faux, recel d’escroquerie et recel successoral. Dans le viseur, une escouade d’avocats et de notaires français et ivoiriens, ainsi que l’ancien directeur du protocole de son mari. Le dossier est confié à la brigade financière. L’ancienne première dame dépose aussi plainte contre UBS à Genève.

Si l’enquête en France stagne, elle devrait être entendue en février par le parquet de la République de Genève. Ces deux actions sont notamment fondées sur les legs particuliers de 1970, dont elle a une copie. Mais elle continue de croire qu’un testament plus complet existe quelque part. Peut-être au Vatican, comme le bruit en a couru en raison des liens étroits entre le ” Vieux ” et le Saint-Siège. Dans une missive adressée au pape François en novembre  2014, Marie-Thérèse implore le Vatican de lui en remettre une copie, ” pour qu’enfin les volontés de – son – mari soient respectées et qu’il soit mis un terme au pillage des avoirs familiaux “.

L’ex-première dame se retrouve embarquée dans une véritable guérilla judiciaire. ” Tout est à régler, c’est comme si le président venait de mourir “, soupire-t-elle. Elle a remporté quelques manches, notamment en prouvant que le document de séparation de biens entre elle et le ” Vieux ” était un faux, fabriqué à Abidjan.

Sept héritiers

Dans les documents consultés par Le Monde, un nom revient souvent, celui de Philippe Rideau, tantôt exécuteur d’un testament dont l’existence n’est pas avérée, tantôt mandataire des quatre enfants du premier mariage. C’est lui que la veuve accuse aujourd’hui d’avoir, au profit des quatre héritiers, vidé les comptes UBS et Citibank de Félix Houphouët-Boigny en Suisse et d’avoir vendu chez Sotheby’s les meubles et les tableaux qui ornaient l’hôtel Masseran, dont trois œuvres de Bernard Buffet et une d’Auguste Renoir. Un patrimoine estimé à l’époque à 7,5  millions d’euros par un commissaire-priseur.

” Je n’ai aucunement touché d’argent dans cette succession que j’ai réalisée à titre gracieux “, affirme d’emblée Philippe Rideau, rencontré à Paris. Cet ancien vice-président de la banque américaine JP Morgan, désormais à la retraite, a néanmoins eu à répondre à l’été 2014 aux questions de la brigade financière. De 1997 à 2000, il a agi sur mandat des quatre enfants pour recenser les avoirs d’Houphouët-Boigny à l’étranger et nie avoir cherché à écarter la veuve. ” Il n’y avait plus que 1,2  million de francs sur les deux comptes suisses, à répartir entre sept héritiers “, balaie-t-il. Sept pour quatre enfants, une veuve et deux enfants du second mariage adoptés et reconnus par le ” Vieux “.

Pourtant, en  1999, des transferts ne sont effectués des comptes suisses que vers ceux des quatre enfants du premier mariage. Et la veuve ? Philippe Rideau rappelle le fameux legs verbal qu’il dit avoir été accepté par tous, s’agace de l’offensive de Marie-Thérèse et se prévaut d’une ” mission chrétienne “ pour respecter la volonté de l’ancien président : ” Les quatre enfants ne souhaitaient pas profiter de cet héritage mais tout destiner à la Fondation Notre-Dame de la Paix “, assure-t-il.

Ces fonds étaient censés permettre la création d’un hôpital moderne près de la basilique Notre-Dame de la Paix, à Yamoussoukro, le grand œuvre de Félix Houphouët-Boigny, payé avec sa fortune personnelle. Telle était la volonté du ” Vieux “, mais aussi de Jean Paul II. Un projet que devait largement couvrir la recette des ventes des meubles et tableaux chez Sotheby’s, à Londres et à New York, pour près de 21  millions d’euros, et celle des appartements, immeubles et villas dans toute la France, où le ” Vieux ” aimait à convier ses interlocuteurs français pour les discussions sensibles.

Il aura fallu vingt-deux ans pour que l’hôpital Saint-Joseph Moscati voie le jour dans la capitale ivoirienne. Le 14  janvier, le président Alassane Ouattara a inauguré en grande pompe cet établissement qui a coûté 22,8  millions d’euros, financés par le Vatican et le gouvernement ivoirien. Reste à trouver 4  millions d’euros pour l’équiper. Quid des fonds du ” Vieux ” destinés à cette réalisation ? L’avocat de la veuve, Me Jean-Paul Baduel, y voit la preuve que les fonds ” ont été détournés “.

Tous les présidents de Côte d’Ivoire depuis 1993 ont dû composer avec les mystères de l’héritage du ” Vieux “. Mais, depuis qu’elle a décidé de réclamer ce qu’elle estime être son dû, Marie-Thérèse Houphouët-Boigny ne se sent plus la bienvenue dans son pays.

Ce soir, dans sa villa de Bossey, elle ressasse ces paroles que lui aurait glissées son mari au crépuscule de sa vie : ” Tu verras, à ma mort, tu seras la femme la plus riche d’Afrique. “ Son regard s’accroche à une photographie du couple, lui en smoking, elle en fourrure. ” La petite Africaine modeste que j’étais a eu la chance d’avoir une vie de rêve parmi les premières dames du monde. C’était un bonus dans mon existence. J’ai aujourd’hui une vie de religieuse. Dieu en a décidé ainsi… “

C’est pourtant la justice des hommes qui décidera si elle terminera sa vie à broder ou à mener grand train.

Joan Tilouine