L’homme face à l’infini

Le vide et le néant

Pascal aurait-il eu l‘intuition du vide quantique ? C’est ce que suggère le physicien et philosophe Étienne Klein. Celui qui écrivait que “l’homme est un milieu entre rien et tout” a perçu le vide comme un entre-deux, milieu entre le rien et la matière, contre ses contemporains qui assimilaient le vide au néant.

Article offert, issu du hors-série Blaise Pascal. L’homme face à l’infini, en kisoques jusqu’au 27 septembre

La mécanique quantique est à maints égards la théorie la plus folle de la physique. Très à distance des conceptions ordinaires du réel, elle se formule en des lois qui défient l’imagination la plus débridée. Elle choque également le sens des mots en faisant voir que le vide n’est pas l’espace vide… Il est un espace habité, impossible à évider tout à fait. Il apparaît en effet empli de ce qu’on pourrait appeler de la matière « fatiguée », constituée de particules bel et bien présentes mais n’existant pas réellement. Ce sont des sortes de fantômes, agités, certes, mais qui ne possèdent pas assez d’énergie pour pouvoir vraiment se matérialiser et qui, de ce fait, ne sont pas directement observables. Ces particules dites « virtuelles » s’ébrouent végétativement dans une ontologie mollassonne, telles des Belle au bois dormant. Pour les faire exister vraiment, il est nécessaire de leur donner l’énergie qui manque à leur pleine incarnation (leur « énergie de masse », dirait Einstein, c’est-à-dire mc2). Le vide lui-même peut jouer en cette affaire le rôle de prince charmant. De fait, il joue plutôt celui d’un banquier impatient, n’acceptant de prêter de l’énergie aux particules virtuelles qu’il contient qu’à la stricte condition qu’elles lui restituent très rapidement le montant de l’emprunt. « Très rapidement » signifie en l’occurrence « en moins de 10-21 secondes ». En vertu de ce contrat drastique, des particules virtuelles peuvent devenir réelles et surgir du vide quantique, mais avec l’obligation d’y retourner presque aussitôt pour rembourser leur dette énergétique en… s’annihilant !

Heureusement, il y a un autre moyen plus efficace de réveiller les êtres interlopes qui peuplent le vide quantique : il suffit de faire entrer en collision, au-dessus de leur tête, deux particules de haute énergie. Celles-ci offrent alors gratuitement leur énergie au vide quantique et, du coup, certaines particules virtuelles deviennent réelles et s’échappent hors de leur repaire.

Le vide quantique constitue en somme l’état de base de la matière, dont celle-ci émerge sans jamais couper son cordon ombilical. Il est l’utérus tonitruant du monde matériel. La physique quantique décrit en effet les manifestations du monde physique en termes d’excitations par rapport à l’état fondamental de la matière. Le vide quantique serait en somme l’équivalent du diapason primitif, ce qui donnerait presque raison à Emil Cioran déclarant (dans L’Élan vers le pire) : « Tout est superflu, le vide aurait suffi ». À condition bien sûr qu’on parle là du vide quantique proprement dit, non d’un vide plus classique.

Ce qui est extraordinaire, c’est que cette idée avait déjà été dessinée par Blaise Pascal il y a presque quatre siècles. Un jésuite, le père Étienne Noël, ancien maître de Descartes, lui avait écrit une lettre dans laquelle il prétendait que le vide ne pouvait exister, car s’il existait, étant doté d’une certaine étendue spatiale, il serait nécessairement rempli de quelque matière. Or, selon lui, il apparaissait impossible de distinguer « les dimensions d’avec la matière, ni l’immatérialité d’avec le néant ». Dans une lettre datée du 29 octobre 1647, Blaise Pascal lui rétorqua : « Il y a autant de différence entre le néant et l’espace vide, que de l’espace vide au corps matériel ; et ainsi l’espace vide tient le milieu entre la matière et le néant. »

En somme, le vide est un espace qui diffère du néant par ses dimensions, c’est-à-dire par son extension spatiale, tandis que son « irrésistance » et son immobilité le distinguent de la matière. Il se maintient quelque part entre ces deux extrêmes, sans se confondre avec l’un ou l’autre. Le vide est l’antre d’un entre-deux. En tant qu’il est une sorte de prologue de la matière, le lieu intermédiaire de son actualisation potentielle, le vide quantique a très exactement le statut que Blaise Pascal accordait au vide tout court.

Par Etienne Klein

Physicien et philosophe des sciences, il dirige le Laboratoire des recherches sur les sciences de la matière (Larsim) du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ses Anagrammes renversantes ou Le Sens saché du monde (avec Jacques Perry-Salkow, Flammarion, 2011) ont connu un grand succès public. Il a notamment signé Il était sept fois la révolution. Einstein et les autres… (Champs, Flammarion, 2005) et En cherchant Majorana. Le physicien absolu (Éd. des Équateurs, 2013 ; rééd. Folio, Gallimard, 2015). Il a préfacé la nouvelle édition de L’Évolution des idées en physique, d’Albert Einstein et de Léopold Infeld (Champs Sciences, Flammarion, 2015).