Les nazis ne meurent jamais.

A l’instar d’Aloïs Brunner, dont la mort a été annoncée en décembre  2014, de nombreux SS ont été recrutés comme ” experts militaires ” par la Syrie et l’Egypte dans les années 1950. Des criminels en exil qui ont bénéficié de multiples protections, en particulier en Allemagne de l’Ouest.

Le 3  mai  1953, à Paris, le tribunal des forces armées françaises condamne Aloïs Brunner par contumace à la peine capitale pour crime de guerre. A quelques centaines de kilomètres de là, à Bonn, capitale de la RFA,un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères se dépêche de mettre en garde l’ancien commandant du camp de Drancy sur ” les difficultés qu’il pourrait rencontrer s’il se rend à l’étranger “. Il passe par une procédure secrète, au nom de code Warndienst West (” service d’alerte Ouest “), qui recourt aux fichiers de la Croix-Rouge allemande. Rien que pour les condamnations prononcées en France, ce système a permis de prévenir près de 800 criminels nazis allemands et autrichiens.

A la fin de l’année 2014, un ancien fonctionnaire de l’Etat allemand, resté anonyme, affirme que Brunner est mort, à Damas, autour de 2010. Une révélation qui relance la question des relations floues entretenues entre d’un côté les autorités et les services secrets (BND) ouest-allemands et, de l’autre, les nazis en exil. Dans la foulée de cette annonce, relayéepar le Centre Simon-Wiesenthal, le groupe parlementaire Die Linke (gauche) envoiequarante questions sur Aloïs Brunner au gouvernement allemand.

Dans sa réponse du 19  janvier, dont Le Monde dispose d’une copie, Berlin affirme que ” des documents connus jusqu’à présent,il ressort que Brunner n’a pas été un collaborateur du BND “. Alors pourquoi, en  1994, la chancellerie a-t-elle proposé dans un courrier au BND de ” détruire ” le dossier Brunner ? Directement soumis à cette autorité, les services secrets se sont exécutés. On ne peut désormais que spéculer sur la collaboration ou non du BND avec Brunner. Mais une chose est sûre : les autorités ouest-allemandes ont attendu 1984 avant de demander, en vain, l’extradition de l’un des criminels nazis les plus recherchés de la planète, responsable de la mort de plus de 120 000 juifs de France, d’Autriche, de Grèce et de Slovaquie.

Elles savaient pourtant où il se trouvait depuis au moins 1961. Dans sa réponse aux députés, le gouvernement explique son inertie notamment par le fait qu‘” Aloïs Brunner a bénéficié de protections en Syrie “ et qu‘” il est probable qu’il ait été en contact avec les services secrets syriens “. Il est vrai que la Syrie a une tradition de collaboration avec d’anciens nazis. En  1948, deux ans après s’être affranchi de la tutelle française, le pays recrute une cinquantaine d’anciens nazis, dont de nombreux SS, pour l’aider à la reconstruction de son armée et de sa police secrète. A leur tête figure Walter Rauff, un ancien haut fonctionnaire de l’Office central de sécurité du Reich (RSHA), qui a organisé le déploiement de camions à gaz dans l’est de l’Europe pour aider les commandos SS à éliminer les communistes, les Tziganes et surtout les juifs. Ces camions de la mort ont tué au moins 700 000 personnes.

D’autres criminels de guerre ont été accueillis par Damas, comme Gustav Wagner et Franz Stangl, chefs des camps d’extermination de Sobibor et de Treblinka, en Pologne, où plus d’un million de juifs ont été exterminés. L’arrivée de ce groupe au Moyen-Orient coïncide avec la guerre contre Israël lancée par une coalition de pays arabes, dont la Syrie, qui contestent la création en  1948 d’un Etat hébreu sur une terre arabe.

Après l’échec de la coalition arabe, une partie de ces ” conseillers allemands ” quittent la Syrie. Rauff, Stangl et Wagner s’enfuient pour l’Amérique du Sud, où l’accueil des nazis est encore plus chaleureux. De 1958 à 1962, Rauff, installé au Chili, travaillera comme agent pour le BND. Une autre recrue des services allemands dans la région sera Klaus Barbie. Le chef de la Gestapo de la région lyonnaise, responsable de la mort de milliers de juifs, est engagé en  1966 pour un an alors qu’il vit en Bolivie sous le nom de Klaus Altmann. Lorsqu’il arrive à Damas, autour de 1954, Aloïs Brunner n’a qu’à prendre le relais de ses prédécesseurs.

” La chaise allemande ”

” On disait qu’il aidait les services secrets syriens et leur enseignait ses méthodes comme “la chaise allemande” “, explique Achmed Khammas, interprète germano-irakien à Berlin, et qui a grandi dans la communauté allemande de Damas. La ” chaise allemande ” consiste à asseoir le prisonnier sur une chaise métallique aux parties mobiles provoquant une extension extrême de la colonne vertébrale. Cela entraîne une quasi-asphyxie et une paralysie des membres inférieurs. Cette technique est l’une des tortures les plus courantes utilisées par la dynastie au pouvoir en Syrie, Assad père et fils, contre ses opposants, et ce jusqu’à aujourd’hui, selon des rapports d’ONG.

” Je n’ai jamais eu l’impression que Brunner se cachait, se souvient l’interprète, qui a aujourd’hui 62 ans. Tout le monde savait qui il était. Ma mère allemande lui apportait régulièrement un gâteau aux pommes, un peu par solidarité nationale, et lui-même passait de temps en temps chez nous. “ S’il vivait sous le nom d’emprunt de Georg Fischer, ajoute Achmed Khammas, c’était surtout pour permettre aux autorités syriennes de démentir officiellement qu’elles hébergeaient un certain Aloïs Brunner. Peu de temps avant Brunner, un autre ” expert de la question juive ” avait trouvé refuge en Syrie : Franz Rademacher, alias Rosé Tomello, responsable du département ” juif ” au ministère des affaires étrangères du Reich, condamné par la justice allemande en  1952, pour complicité du meurtre de plus de 1 300 juifs.

Le BND dément avoir eu recours aux services de Rademacher après la guerre et affirme ne rien trouver sous ce nom dans ses archives… Néanmoins, il reconnaît avoir recruté, dès 1957, l’un des proches de Brunner et Rademacher à Damas : Wilhelm Beisner. Pendant la guerre, ce dernier a dirigé un commando SS en Yougoslavie et aidé Walter Rauff en Tunisie à terroriser les juifs pendant l’occupation allemande. Selon des documents du BND, Beisner a accueilli Brunner au  Caire en  1953 et l’a aidé à s’installer à Damas. Les deux hommes ” avaient d’étroites relations de commerce “. L’activité principale de Wilhelm Beisner est alors le trafic d’armes dans le monde arabe, notamment à destination du FLN en Algérie. Il est au cœur d’un réseau de nazis comme Ernst-Wilhelm Springer et Ernst Remer, en exil en Syrie après l’interdiction, en  1952, par l’Allemagne de leur parti néonazi SRP.

Une autre figure centrale de ce commerce d’armes dans le monde arabe est Gerhard Mertins, un ancien de la Waffen SS recruté avec plus de 70 autres ex-nazis par l’Egypte au début des années 1950 pour réformer l’armée et la police – un peu sur le modèle de la Syrie. Mertins enseigne des méthodes de guérilla aux troupes égyptiennes. Le premier ministre britannique de l’époque, Winston Churchill, s’alarme de ce que cette présence nuise à l’influence britannique dans le pays, en particulier sur le canal de Suez. Le gouvernement du chancelier allemand Konrad Adenauer répond qu’il s’agit d’une initiative privée contre laquelle Bonn ne peut rien. En réalité, la présence des conseillers nazis semble arranger les autorités de l’Allemagne de l’Ouest.Le BND recrute plusieurs de ces conseillers du Nil, dont Gerhard Mertins, tandis que Bonn soutient en secret leur présence en Egypte.

” Au ministère allemand de l’économie, on cultivait les contacts avec les conseillers militaires parce qu’on misait sur eux pour décrocher des contrats lucratifs pour les entreprises allemandes, explique l’historienne Ulrike Becker. Beaucoup de nazis ont travaillé dans le monde arabe comme représentants de sociétés allemandes, profitant parfois de la bonne image dont bénéficiaient les nazis dans la région. “ Le chef du groupe, Wilhelm Voss, ancien dirigeant SS de camps de travaux forcés, vend au  Caire les mérites de l’industrie allemande, de Krupp (acier) à Borsig (construction mécanique) en passant par Rheinmetall (armement et équipement automobile), moyennant une commission. Gerhard Mertins, lui, devient le représentant dans la région de Mercedes-Benz, BMW, Siemens et Quandt…

Transparence

Au-delà de la motivation diplomatique et économique à protéger d’anciens nazis, ” il y avait des réseaux dans le gouvernement allemand et le BND qui protégeaient leurs anciens “camarades” au nom de la loyauté, et préféraient éviter des procès au cours desquels leur nom aurait pu être cité par l’accusé comme complices des crimes du Reich “, souligne l’avocat Christoph Partsch. Ce dernier a défendu, en  2011, la requête d’un journaliste du quotidien Bild Zeitung, Hans-Wilhelm Saure, qui exigeait l’accès au dossier complet d’Adolf Eichmann, le logisticien de la ” solution finale “, qui conduisit à l’extermination d’environ 6  millions de juifs. Hans-Wilhelm Saure n’obtint qu’une partie du dossier mais trouva un fichier révélant que le BND savait dès 1952 que Eichmann vivait en Argentine sous le nom de Clemens, et qu’il suffisait de contacter le journal néonazi Der Weg, à Buenos Aires, pour avoir ses coordonnées…

Il faudra pourtant attendre 1960 pour que le Mossad (services secrets israéliens) ” découvre ” Eichmann, l’enlève et lui fasse un procès à Jérusalem. Pendant ce procès, le directeur de la chancellerie de Konrad Adenauer, Hans Globke, exerça une pression considérable pour que son nom n’émerge pas. Car, sous le IIIe Reich, Globke avait participé à la rédaction des lois raciales de Nuremberg. Le BND fut mobilisé pour enquêter sur ce qu’Adolf Eichmann savait de ” personnalités publiques de la RFA “, des journalistes furent espionnés et menacés… Le ministre allemand de la défense entre 1956 et 1962, Franz-Josef Strauss, menaça même Israël de suspendre une livraison d’armes si le procès venait à éclabousser Bonn.

Si le journaliste de la Bild Zeitung n’a finalement obtenu qu’une partie du dossier Eichmann, c’est, officiellement, parce que certaines informations impliquent des services de renseignement tiers. Christoph Partsch avance une autre raison : ” Je pense que le gouvernement allemand n’est pas encore prêt à porter un regard critique sur la légende fondatrice de la RFA : Konrad Adenauer. “

Malgré ces zones d’ombre, le BND réalise depuis quelques années un travail important de transparence sur son passé. Il a donné accès à l’ensemble de ses archives de 1947 à 1968 à une commission d’historiens indépendants (UHK), qui doit publier le résultat de ses travaux en  2016. Des chercheurs et historiens peuvent aussi consulter un nombre croissant d’archives. Bien avant le BND, la CIA a donné l’exemple, en  1998, en mettant sur la table toutes ses archives liées à la protection de criminels nazis depuis 1945, notamment le recrutement puis l’exfiltration par ses services de Klaus Barbie après la guerre. Mais le BND et la CIA sont loin d’être les seuls à avoir protégé d’anciens criminels nazis. Et leur esprit d’ouverture n’existe pas dans d’autres pays, ce qui représente une grave entrave au travail des historiens.

L’organisation internationale de police Interpol, dirigée par les Français de 1946 à 1985, donna l’ordre, en interne, de ne pas poursuivre les crimes liés au national-socialisme au motif qu’ils étaient ” de nature politique “. Le Vatican, qui a toléré que des prélats à Rome organisent sous son nez des filières d’exfiltration de nazis, n’a toujours par ouvert ses archives. L’Italie a détruit des milliers de documents pour empêcher des procès. La plupart des pays d’Amérique du Sud, mais aussi la Syrie et d’autres pays de la région, ont refusé d’extrader les pires criminels nazis.

Face au silence, des hommes et des femmes ont traqué des nazis exilés. Tels Serge et Beate Klarsfeld ou Simon Wiesenthal. Ou encore Fritz Bauer, un juge juif allemand retrouvé mort dans sa baignoire en  1968.

Géraldine Schwarz