Les nationalistes européens ont trouvé leur héraut

Les nationalistes européens ont trouvé leur héraut

Quand M. Matteo Salvini en a pris la direction, en 2013, la Ligue du Nord se trouvait dans une impasse, incapable de convaincre les électeurs du Sud, dont elle disait pis que pendre. L’actuel ministre de l’intérieur italien a donc changé de cible, préférant stigmatiser les technocrates bruxellois et les « immigrés profiteurs » plutôt que les « Calabrais fainéants ». Une stratégie gagnante, qui a transformé son parti en pivot de la politique italienne, et peut-être européenne.

Les nationalistes européens ont trouvé leur héraut

JPEG - 150.3 ko
Pablo Picasso. — « Minotaure », 1928
© Succession Picasso — Photographie : François Tomasian – Centre Pompidou, MNAM-CCI – RMN-Grand Palais

LItalie a un nouvel homme fort, et même, selon beaucoup, un nouveau sauveur. À Rome, le vrai chef du gouvernement n’est pas le président du conseil, M. Giuseppe Conte, ni le vainqueur des dernières élections générales, le dirigeant du Mouvement 5 étoiles (M5S) Luigi Di Maio. C’est le ministre de l’intérieur, M. Matteo Salvini. Du jour au lendemain, un obscur conseiller municipal de Milan, militant de longue date de la Ligue du Nord, une formation séparatiste, est devenu la personnalité la plus puissante du pays. Entre ses mains, un parti qui apparaissait comme une relique s’est transformé en pivot de la politique italienne, et peut-être européenne.

Cette mutation stupéfiante plonge ses racines très loin, non pas dans le temps, mais dans l’espace. Depuis 2014, les guerres et la pauvreté ont conduit des millions d’habitants de l’Afrique et du Proche-Orient à traverser la Méditerranée à la recherche d’un travail, de la liberté et de la paix dans une Europe âgée, riche, mais toujours plus inégalitaire. Le Vieux Continent a répondu en détournant le regard, ou en exploitant les fantasmes que charrie le désespoir d’autrui : non pas aider, mais identifier un ennemi et lancer un concours d’humiliation. Le dernier et l’avant-dernier des laissés-pour-compte de la planète sont dressés l’un contre l’autre tandis que les plus favorisés prospèrent en toute tranquillité. En Italie, M. Salvini a lancé la révolte des avant-derniers. Avec un certain talent, il a appris comment parler à leurs tripes.

La Ligue du Nord a été fondée en 1991, à la veille de l’implosion des trois partis de masse — démocrate-chrétien, communiste et socialiste — qui dominaient l’Italie depuis la seconde guerre mondiale. Se présentant comme « ni de gauche ni de droite », elle naît d’une union entre la Ligue lombarde de M. Umberto Bossi, apparue au milieu des années 1980, et quelques forces régionalistes implantées dans le nord du pays. Elle s’articule autour d’un objectif particulariste : l’indépendance de la Padanie, une nation imaginaire qui s’étendrait autour du Pô. Le Nord, prospère et laborieux, serait fatigué de payer pour le Sud, arriéré et dépendant. Chacun devrait donc voguer vers son propre destin.

À l’époque, les partis démocrate-chrétien et socialiste s’effondrent à la suite du scandale Tangentopoli (1). La Ligue du Nord fait sa première percée lors des élections générales de 1994, où elle obtient 8,7 % des votes au niveau national et plus de 17 % en Lombardie. Elle participe ensuite au gouvernement de centre-droite dirigé par M. Silvio Berlusconi. Mais, irrité par son rôle subalterne, M. Bossi, franc-tireur truculent, ne tarde pas à quitter l’alliance, renversant au passage M. Berlusconi. Faisant cavalier seul aux élections suivantes, la Ligue obtient 10 % des suffrages en 1996, avant de retomber à 4,5 % au scrutin européen de 1999.

Elle retourne donc dans l’alliance menée par M. Berlusconi, où, pendant la décennie qui suit, elle fait figure d’associé minoritaire, vociférant mais largement inopérant. Affaibli par un accident vasculaire cérébral et englué dans une affaire de corruption, M. Bossi est écarté par son numéro deux, M. Roberto Maroni, qui prend la tête du parti en 2012. Aux élections générales de 2013, la Ligue chute à 4,1 % et semble condamnée à l’insignifiance. Dans son fief lombard, M. Maroni parvient néanmoins à remporter la présidence de la région. Il choisit alors d’abandonner le poste de secrétaire général, estimant sans doute que son parti n’a pas d’avenir au niveau national et qu’il vaut mieux profiter des bénéfices que procure un mandat régional.

En décembre 2013, la Ligue du Nord organise une primaire interne pour désigner le successeur de M. Maroni, mais cette consultation s’apparente à une simple formalité. L’avenir du parti a été décidé lors d’un déjeuner entre M. Maroni et deux de ses fidèles, M. Salvini et M. Flavio Tosi, le populaire maire de Vérone : le poste ingrat de secrétaire général reviendra au premier, afin de réserver au second la possibilité de devenir le porte-drapeau du centre droit quand M. Berlusconi, de plus en plus discrédité, ne pourra plus jouer ce rôle. M. Salvini remporte la primaire avec plus de 82 % des voix. Il est alors quasi inconnu des électeurs italiens.

Mais pas des militants de Milan, où il est né en 1973, d’un père chef d’entreprise. Le jeune homme adhère à la Ligue lombarde en 1990, alors qu’il est encore lycéen, un an avant la fondation de la Ligue du Nord. Sept ans plus tard, il devient conseiller municipal. Pendant cette période, il fréquente le Leoncavallo, le plus important centre social de la ville, une enclave du militantisme alternatif et radical où l’on retrouve les diverses tendances de la gauche milanaise. Il y boit des bières, assiste à des spectacles et cultive sa passion pour le chanteur anarchiste Fabrizio De André. En tant que conseiller municipal, il défend ce centre contre M. Marco Formentini, le maire de l’époque, lui aussi membre de la Ligue du Nord, qui souhaite le démolir. Quand, en 1997, la Ligue organise des « élections padaniennes » pour désigner le parlement parallèle de sa prétendue nation, M. Salvini prend la tête des « communistes padaniens », une liste ornée de la faucille et du marteau.

Trois millions d’abonnés sur Facebook

Grâce à son siège au conseil municipal milanais, il peut donner un large écho à ses diatribes, notamment autour des « Roms-musulmans » et des problèmes sécuritaires. Il soutient ainsi un père de famille qui a tiré sur un cambrioleur, ou propose la mise en place d’une ligne téléphonique gratuite pour signaler les actes de délinquance commis par des immigrés. Ne manquant jamais une fête sur un marché, il devient vite un invité régulier des chaînes de télévision locales. Il se montre aussi très actif dans les médias chapeautés par la Ligue, écrivant notamment pour le journal La Padania avant de devenir le directeur de Radio Padania Libera. À l’image du Parti communiste italien (PCI) d’antan, la Ligue est une organisation qui enrôle ses militants dans une grande variété d’activités.

En 2004, le dynamisme de M. Salvini finit par le mener à Bruxelles, où il devient député européen sous l’étiquette de la Ligue, après avoir récolté l’essentiel de ses voix dans les banlieues déshéritées de Milan. Il démissionne en 2006 pour prendre la tête du groupe de la Ligue au conseil municipal de Milan, mais retrouve son mandat européen en 2009. Il devient secrétaire général de la Ligue lombarde en 2012. C’est alors qu’il s’impose comme le candidat logique à la succession de M. Maroni à la direction de la Ligue du Nord.

Le contexte historique favorise cette ascension. À l’évidence, les rêves d’Altiero Spinelli, l’un des pères fondateurs de l’Union européenne, farouche partisan d’un fédéralisme continental, ne se sont pas réalisés. Au contraire : les hautes sphères de l’Union sont de plus en plus peuplées de bureaucrates qui dictent leurs politiques à des gouvernements élus sans se préoccuper des mandats démocratiques et qui imposent l’austérité néolibérale en menaçant d’un cataclysme tout pays qui souhaiterait emprunter une autre voie.

En Italie, pays qui a souffert plus que d’autres des conséquences du traité de Maastricht, l’année 2014 voit l’avènement d’un des gouvernements les plus arrogants de l’après-guerre, déterminé non seulement à défaire le droit du travail par ordonnances, mais aussi à démanteler certaines dispositions-clés de la Constitution de 1947 afin de concentrer davantage de pouvoir entre ses mains. M. Matteo Renzi accède au poste de président du conseil en février 2014. Il y parvient sans même avoir été député auparavant : il prend le contrôle du Parti démocrate — enterrant au passage les prétentions traditionnelles de ce parti à incarner une force de gauche — et conclut un pacte avec M. Berlusconi. Bénéficiant de l’appui sans réserve du président de la République, du principal syndicat patronal, des banques et des multinationales, sans même parler des médias, M. Renzi se croit suffisamment populaire pour lancer un référendum sur ces modifications constitutionnelles. L’ensemble des forces politiques se dressent contre lui, et les électeurs lui infligent une sévère défaite (2). Parmi les jeunes votants, qu’il prétendait représenter, 80 % choisissent le « non ». Au nombre des vainqueurs de cette soirée électorale, M. Salvini, qui a vigoureusement fait campagne contre le projet de réforme, acquiert une stature nationale.

Pour y parvenir, le chef de la Ligue a dû opérer deux changements majeurs : une nouvelle stratégie électorale et un rapport novateur au numérique. La Ligue du Nord, mouvement séparatiste fondé par M. Bossi, avait désigné deux ennemis : Rome, cœur de la corruption bureaucratique, et le Sud, terre de fainéants et de parasites. L’impasse de cette stratégie apparaît clairement au début des années 2010. Aucune séparation n’a eu lieu ni ne semble plausible, et la question de la survie du parti — qui oscille entre 3 et 4 % des intentions de vote dans les sondages — se pose. Devenu secrétaire général, M. Salvini impose donc un nouveau cap : il attaquera Bruxelles plutôt que Rome, et les migrants plutôt que les habitants du Sud. Ce faisant, il parlera au nom de tous les Italiens, de la nation entière, contre les oppresseurs et les intrus. Abandonnant l’opposition entre deux Italie, la Ligue devient capable de rassembler des agriculteurs des Pouilles, des pêcheurs de Sicile, des patrons vénitiens et des cadres supérieurs lombards, tous présentés comme les victimes d’un pouvoir distant et sans âme, et confrontés à un raz-de-marée d’étrangers.

JPEG - 333.4 ko
Pablo Picasso. — « Minotaure »,1937
© Succession Picasso – RMN-Grand Palais

M. Salvini commence par exploiter la frustration à l’égard de l’Union européenne, dans un pays où chaque budget doit être approuvé par la Commission, laquelle exige sacrifice après sacrifice avec l’assentiment du centre droit comme du centre gauche. Son discours d’investiture donne le ton : « Nous devons reconquérir la souveraineté économique que nous avons perdue dans l’Union européenne. Ils nous ont cassé les couilles (…). Ce n’est pas l’Union européenne, c’est l’Union soviétique, un goulag que nous voulons quitter avec quiconque est prêt à le faire. » Les élections européennes de 2014 approchent, et il poursuit son offensive contre Bruxelles en appelant l’Italie à sortir de l’euro, une idée jusque-là reléguée aux marges du discours politique par la gauche et la droite. La revendication ne soulève pas les foules. Loin d’améliorer son score, la Ligue perd trois de ses neuf députés au Parlement européen.

C’est alors que M. Luca Morisi entre en scène. Cet expert en informatique de 45 ans dirige, avec un associé, l’entreprise Sistema Intranet, qui ne compte aucun employé, mais une foule de clients institutionnels. Il prend en main M. Salvini à une époque où ce dernier est déjà inséparable de sa tablette et largement familiarisé avec Twitter, mais où sa présence sur Facebook demeure négligeable. Son nouveau conseiller numérique lui enjoint de changer de stratégie. Twitter est un carcan, lui explique-t-il. Selon lui, la plate-forme est fondamentalement autoréférentielle et favorise les messages de confirmation. « Les gens sont sur Facebook et c’est là que nous devons être », soutient-il. Une équipe dévolue aux réseaux sociaux se constitue. Elle ne tarde pas à devenir l’un des plus importants services de la Ligue.

M. Morisi énonce dix commandements auxquels le chef du parti doit se soumettre. Les messages de sa page Facebook doivent être écrits par M. Salvini lui-même, ou en donner l’illusion. Il faut en publier tous les jours, tout au long de l’année, et commenter y compris les événements qui viennent juste de se produire. La ponctuation doit être régulière, les textes simples, les appels à l’action récurrents. M. Morisi suggère également d’utiliser autant que possible le pronom « nous », davantage susceptible de favoriser l’identification des lecteurs, mais aussi de bien lire les commentaires, en y répondant parfois, afin de sonder l’opinion publique.

Résultat : la page Facebook de M. Salvini fonctionne comme un quotidien, notamment grâce à un système de publication créé en interne et connu sous le nom de « la bête ». Le contenu est mis en ligne à heures fixes et repris par une multitude d’autres comptes ; les réactions font l’objet d’un suivi continu. M. Morisi et ses collègues rédigent quatre-vingts à quatre-vingt-dix publications par semaine, quand M. Renzi — alors président du conseil — et son équipe n’en produisent pas plus de dix. Pour fidéliser les abonnés, M. Morisi imagine une astuce : il conseille de s’en tenir aux mêmes mots, afin d’évoquer davantage un pilier de bar qu’un homme politique traditionnel.

Le ton des messages relève de l’irrévérence, de l’agressivité et de la séduction. Le chef de la Ligue dresse ses lecteurs contre l’ennemi du jour (les « clandestins », les magistrats véreux, le Parti démocrate, l’Union européenne…), puis il publie une photographie de la mer, de son repas ou encore de lui-même en train de donner l’accolade à un militant ou de pêcher. L’opinion publique se nourrit d’un flot incessant d’images de M. Salvini mangeant du Nutella, cuisinant des tortellinis, mordant dans une orange, écoutant de la musique ou regardant la télévision. Chaque jour, une tranche de sa vie est ainsi diffusée auprès de millions d’Italiens, selon une stratégie où le public et le privé s’entremêlent en permanence. Cet éclectisme vise à lui donner une image humaine et rassurante, tout en lui permettant de continuer ses provocations. Son message : « En dépit de la légende qui me présente comme un monstre rétrograde, un populiste peu sérieux, je suis une personne honnête, je parle ainsi parce que je suis comme vous, alors faites-moi confiance. »

La stratégie de M. Morisi repose également sur la « transmédialité » : apparaître à la télévision tout en publiant sur Facebook, passer au crible les commentaires en direct et les citer pendant l’émission ; une fois celle-ci terminée, monter des extraits et les mettre sur Facebook… Cette approche, dans laquelle M. Salvini est passé maître, n’a pas tardé à porter ses fruits : entre mi-janvier et mi-février 2015, il a obtenu pratiquement deux fois plus de temps d’antenne que M. Renzi. En 2013, il n’avait que dix-huit mille abonnés sur Facebook ; mi-2015, il en comptait un million et demi, et ils sont plus de trois millions aujourd’hui — un record parmi les dirigeants politiques européens.

Un rival réduit à l’impuissance

Ses adversaires ont longtemps considéré l’individu comme fantasque et indiscipliné, tout juste capable de gesticulations médiatiques. Mais, dans un monde politique italien marqué par une personnalisation extrême (3), le secrétaire général de la Ligue détient un atout majeur. Alors que M. Berlusconi s’adresse à la nation sur ses chaînes de télévision, dans le grand bureau de sa villa d’Arcore, M. Renzi organise des événements multimédias à Florence, où il s’affiche avec des écrivains et des vedettes de la musique. Quant à M. Giuseppe (« Beppe ») Grillo, qui faisait preuve d’un esprit mordant du temps où il était comique et qui pouvait organiser d’immenses rassemblements populaires, après avoir fondé le M5S, il a préféré rester dans l’ombre et piloter son mouvement à distance. M. Salvini, lui, apparaît comme un homme du peuple, authentique, qui n’aime rien tant que se mêler aux masses. Il suffit de le voir en action dans une discothèque, un gobelet à la main, entouré de militants et d’admirateurs curieux qui attendent pour une photographie : aucun dirigeant italien ne pourrait produire de telles images avec autant de naturel.

Tandis que la gauche, ou ce qu’il en reste, se réfugie dans les symboles du passé, se divise et se perd en querelles internes, M. Salvini rencontre des travailleurs devant les usines, entraînant toujours les caméras de télévision dans son sillage. Il leur offre un moment d’attention médiatique après des décennies d’isolement. Tandis que la gauche gère son électorat miniature en multipliant les pactes et les alliances, ressassant ses vains appels à l’unité, lui tempête contre les délocalisations et réclame des mesures protectionnistes contre la concurrence déloyale des pays qui piétinent les droits des travailleurs. Les résultats ne se font pas attendre. En 2016, la Ligue devient le deuxième parti dans la « Toscane rouge », obtenant ses meilleurs scores dans les banlieues populaires. En Émilie-Romagne, en Ombrie ou dans les Marches — des régions autrefois acquises au PCI —, elle gagne du terrain.

Les élections générales du 4 mars 2018 marquent une étape décisive. Alliée à M. Berlusconi et aux Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), un résidu du néofascisme d’après-guerre, la Ligue — qui a abandonné au passage le complément « du Nord » — multiplie son score par quatre et atteint 17,3 % des suffrages. Si son socle reste septentrional, elle est désormais aussi implantée dans le Sud. Pour la première fois, elle dépasse Forza Italia, le parti de M. Berlusconi. La coalition de centre-droit remporte 37 % des voix et obtient le double des sièges du centre gauche, même si le véritable vainqueur demeure le M5S, mené par M. Di Maio, un Napolitain de 30 ans : il dépasse de loin tous les autres partis, avec 32 % des suffrages.

JPEG - 168.7 ko
Pablo Picasso. — « Minotaure au poignard debout », 1933
© Succession Picasso — Photographie : Jacques Faujour – Musée Picasso-Paris – RMN-Grand Palais

Aucun des trois blocs ne disposant d’une majorité parlementaire, il faut se résoudre à un mariage de raison. Après trois mois de bluffs et de tractations, le M5S et la Ligue s’accordent finalement sur un « contrat de gouvernement » qui décrit, en termes très généraux, les domaines d’attribution de chacun. Un gouvernement est formé en juin. MM. Salvini et Di Maio deviennent vice-présidents du conseil, tandis que le poste de chef du gouvernement revient à un membre du M5S, M. Conte, un professeur de droit inconnu du grand public. Cette coalition « jaune-verte » — les couleurs respectives du M5S et de la Ligue — est accueillie par une apoplexie générale dans les grands médias, qui exècrent le « populisme » sous toutes ses formes. Alors, quand deux de ses représentants s’allient…

En fait, les ressemblances entre les deux partis sont davantage d’ordre comportemental que politique : une véhémence inlassable, une rhétorique antisystème, des références constantes aux ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, l’invocation du « peuple », une organisation verticale, une présence en ligne agressive qui tend à transformer tout sujet en slogan ou en blague de mauvais goût. Leur principal point commun idéologique est l’hostilité à Bruxelles et le scepticisme quant à la monnaie unique, rendue responsable de l’austérité et de la stagnation économique en Italie. Mais les programmes que chacun entend mettre en œuvre tout en brisant ces chaînes témoignent d’une divergence politique majeure. La Ligue souhaite instaurer une flat tax (impôt proportionnel), la recette classique de la droite pour séduire les petits entrepreneurs qui forment sa base sociale dans le Nord. Quant au M5S, il veut créer un revenu minimum garanti pour aider les chômeurs, les précaires et les pauvres, avant tout dans le Sud. En matière de redistribution, les conséquences de ces deux mesures diamétralement opposées tracent une ligne de fracture entre les deux partis selon un clivage droite-gauche classique.

Au sein du gouvernement, le M5S s’empare des ministères dotés d’un fort poids socio-économique, tandis que la Ligue récupère ceux qui revêtent une dimension symbolique et identitaire. Parmi les nouveaux ministres, 90 % n’avaient aucune expérience du pouvoir exécutif avant leur nomination. M. Salvini devient ministre de l’intérieur, et M. Di Maio prend les rênes du développement économique, du travail et des affaires sociales. À première vue, le M5S, sorti vainqueur des élections, s’est octroyé les meilleurs postes — notamment les infrastructures, la santé et la culture —, ceux qui ont le plus grand impact potentiel sur l’électorat.

Mais la formation du gouvernement est, depuis le début, soumise à la surveillance de l’« État profond » italien : la présidence de la République (M. Sergio Mattarella), la Banque d’Italie, la Bourse et, surtout, la Banque centrale européenne. Celui-ci veille à ce que les ministères qui comptent vraiment en matière d’économie (les finances et les affaires européennes) échappent aux deux partis. Aussi, quand la coalition propose des candidats que M. Mattarella juge insuffisamment soumis à l’Union européenne, le président n’hésite pas à utiliser son droit de veto pour leur barrer la route. L’influence du M5S sur les politiques budgétaires a ainsi été largement neutralisée d’emblée. Sans surprise, sitôt qu’une des propositions du M5S ou de la Ligue a menacé de se transformer en loi (qu’il s’agisse du revenu minimum garanti ou de l’abaissement de l’âge de départ à la retraite), la Commission européenne et ses relais intérieurs se sont interposés. Des mois de bras de fer ont fini par édulcorer ces mesures et par les vider de leur sens. Si bien que M. Di Maio n’a, à ce jour, aucun succès à afficher à son tableau d’honneur gouvernemental.

« Liguisation » de la politique

De son côté, M. Salvini a maximisé sa présence. En tant que ministre de l’intérieur, il est désormais presque toujours vêtu d’une veste de policier ou de carabinier, comme un bon shérif. Il a confié à son bras droit le ministère de la famille, une autre excellente tribune pour des déclarations à fort impact médiatique. Mais il s’est réservé la plus importante responsabilité morale d’un gouvernement honnête : une croisade contre l’immigration clandestine, menée à travers le déni des droits portuaires aux organisations non gouvernementales (ONG) qui sauvent des vies en Méditerranée. Les années de propagande du M5S contre l’« invasion » ont laissé des traces, l’obligeant aujourd’hui à suivre la Ligue sur ce terrain miné, avec parfois quelques remontrances inefficaces pour des actes xénophobes particulièrement odieux.

Quelques mois après l’arrivée au pouvoir de la coalition « jaune-verte », il ne reste déjà plus le moindre doute sur la couleur qui domine (4). Alors qu’elle a récolté moitié moins de voix que son partenaire, la Ligue a imposé son hégémonie, comme si elle en avait obtenu deux fois plus. Les trois élections régionales qui se sont tenues entre janvier et avril 2019 ont transformé ce renversement en un fait politique froid. Toutes ont eu lieu dans le Sud, où s’était produit en 2018 un raz-de-marée en faveur du M5S. Dans les Abruzzes, celui-ci est passé de 39,8 à 19,7 %, quand la Ligue a bondi de 13,8 à 27,5 %. En Sardaigne, il s’est effondré (de 42,4 à 9,7 %), tandis que le parti de M. Salvini progressait légèrement (de 10,8 à 11,4 %). Enfin, en Basilicate, le mouvement de M. Di Maio a divisé son score par deux (de 44,3 à 20,3 %), quand la Ligue a triplé le sien (de 6,3 à 19,1 %). Alliée à Forza Italia, aux Fratelli d’Italia et à divers autres groupes, elle a pris le contrôle de ces trois régions. Ainsi, elle gagne sur tous les tableaux, rejoignant Forza Italia et l’extrême droite au niveau local tout en conservant son alliance avec le M5S à Rome.

La Ligue occupe désormais le centre de la vie politique italienne. M. Salvini distribue les cartes et définit les règles du jeu, forçant les médias à suivre servilement ce qu’il dit — ses promesses, ses provocations et son « bon sens », lequel, diffusé depuis des années à la télévision, dans les journaux et en ligne, semble en être réellement devenu un. La politique italienne a subi une « liguisation » (leghizzazione). Il est maintenant considéré comme normal — et cela vaut pour le centre gauche — d’accuser certaines ONG d’être des « taxis de mer » de mèche avec les passeurs ; d’affirmer que les citoyens ont avant tout besoin de sécurité ; ou de voir l’immigration exclusivement comme un problème. Des thèses qui étaient autrefois l’apanage de la Ligue et des cercles néonationalistes sont presque unanimement admises.

Parmi les dirigeants de la droite eurosceptique des grands pays de l’Union européenne, M. Salvini est le seul qui puisse caresser l’espoir de diriger un gouvernement. Il possède en effet un atout majeur. En Italie, le néofascisme a depuis longtemps été intégré au sein du système politique, ce qui permet à la Ligue de se présenter comme « différente ». Idéologiquement, bien qu’il appartienne à la droite radicale, son chef n’a jamais renié ses demi-origines de gauche. « Quand on me prend pour un fasciste, je ris, déclare-t-il aujourd’hui. Roberto Maroni me soupçonnait d’être un communiste au sein de la Ligue car j’étais celui qui était le plus proche d’eux par certains aspects, y compris dans ma manière de m’habiller. » Pas plus tard qu’en 2015, il était encore un admirateur de Syriza, le parti de gauche grec, et il continue d’émailler ses déclarations de revendications autrefois caractéristiques de la gauche, comme la nécessité d’une banque publique d’investissement ou l’abrogation des réformes néolibérales du système de retraite.

M. Salvini a l’avantage d’évoluer dans un contexte où la gauche, réformiste ou radicale, a presque disparu. En France, en Espagne, au Royaume-Uni et même en Allemagne, des forces populaires qui résistent à la doxa du pouvoir existent toujours à gauche sur l’échiquier politique. Rien de tel en Italie.

Les conditions socio-économiques et géographiques ont également joué. Aucun grand pays de l’Union européenne n’a davantage souffert du carcan de l’euro que l’Italie, dont le revenu par habitant a à peine augmenté depuis l’entrée en vigueur de la monnaie unique (5) et dont les taux de croissance ont été misérables. De surcroît, péninsule disposant de la plus longue côte continue de tous les pays de l’Union, l’Italie est devenue un carrefour migratoire. Une situation à laquelle ce traditionnel pays d’émigration, qui a tant alimenté les flux de population mondiaux, n’était pas habitué, et qui survient dans un contexte de repli économique, où la concurrence pour obtenir un emploi ou des aides sociales fait rage. Tandis que ces tensions deviennent de plus en plus électriques, M. Salvini se présente comme le paratonnerre idéal pour décharger un potentiel conflit de classe et pour le transformer en une lutte des pauvres contre les pauvres.

S’il parvenait à s’emparer du palais Chigi, deviendrait-il un nouveau Berlusconi, lequel, en dépit de toutes ses fanfaronnades, n’a pas changé grand-chose ? Son attitude à l’égard de l’Union européenne constitue un test décisif. Le « Cavaliere » s’est davantage distingué par ses gaffes que par sa mauvaise conduite au Conseil européen. M. Salvini est plus impitoyable que lui, et plus idéologique. Il a fait campagne aux élections européennes de 2019 en promettant l’émergence d’un bloc populiste de droite — l’« Internationale souverainiste » imaginée par M. Stephen Bannon, l’ancien conseiller du président américain Donald Trump. Il a longtemps été un admirateur de M. Vladimir Poutine. Mais les États-Unis comptent davantage que la Russie, et ses affinités — en matière de style et de personnalité — sont bien plus grandes avec l’occupant de la Maison Blanche qu’avec celui du Kremlin. Cela signifie notamment un alignement sur la tentative de M. Trump de soumettre la Chine. Par contraste, et au grand regret de M. Salvini, M. Di Maio a accueilli en Italie le président Xi Jinping, venu les bras chargés de cadeaux liés aux nouvelles routes de la soie.

Arrangements avec Bruxelles

La différence est tout aussi visible au sein de l’Union européenne, où le dirigeant du M5S a adopté une approche bien plus radicale, exprimant un soutien chaleureux aux « gilets jaunes » français, que M. Salvini considère comme des casseurs.

Au niveau de l’Union, le chef de la Ligue s’est contenté de tambouriner sur les barreaux de la cage bruxelloise, sans chercher à les briser. Il a approuvé l’actuel budget italien, finalement conforme aux « conseils » de la Commission. Un engagement assumé dans un conflit institutionnel, et plus seulement verbal, avec l’Europe paraît moins probable qu’une adaptation pragmatique au statu quo. La base sociale de la Ligue est peut-être hostile aux grandes banques, aux réglementations communautaires et aux multinationales, mais sa sensibilité demeure indubitablement capitaliste. En son temps, M. Bossi a lui aussi fulminé contre Bruxelles, sans que cela empêche la Ligue du Nord de voter en faveur des traités de Maastricht et de Lisbonne.

Pour M. Salvini, la monnaie unique a été un épouvantail utile à son ascension, mais qui, une fois le sommet atteint, peut être remisé. La dénonciation des « frontières-passoires » demeure son véritable passeport pour le pouvoir. Et, sur ce sujet, l’Union européenne ne lui pose aucune difficulté.

Matteo Pucciarelli

Journaliste, auteur de l’ouvrage Anatomia di un populista. La vera storia di Matteo Salvini, Feltrinelli, Milan, 2016. Une version plus longue de cet article est parue dans la New Left Review, n° 116-117, Londres, mars-juin 2019.

(1L’affaire Tangentopoli, qui a éclaté en 1992, était un vaste système de pots-de-vin entre dirigeants politiques et industriels. Elle a donné lieu à l’opération judiciaire « Mani pulite » (« mains propres »).

(2Lire Raffaele Laudani, « Matteo Renzi, un certain goût pour la casse » et « Matteo Renzi se rêve en Phénix », Le Monde diplomatique, respectivement juillet 2014 et janvier 2017.

(3Cf. Mauro Calise, La Democrazia del leader, Laterza, Rome-Bari, 2016.

(4Lire Stefano Palombarini, « En Italie, une fronde antieuropéenne ? », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

(5Le salaire moyen brut est passé, à prix constants, de 28 939 euros en 2001 à 29 214 euros en 2017.