Les enfants terribles du " Nanny State ".

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La nation a eu lieu. Maintenant elle a 50 ans, cest un moment de lhistoire de Singapour oùil nous faut poser la question de là où elle va. Ce que je travaille aujourd’hui, c’est ce après-la- nation”. L’homme qui parle ainsi de son pays n’est pas un politique, mais un artiste. Il n’est ni en exil ni opposant – Ong Keng Sen est même un des metteurs en scène les plus en vue de cet archipel indépendant situé aux confins de la Malaisie, mené d’une main de fer depuis son indépendance en  1965 par une autocratie chinoise appliquant de manière politiquement autoritaire les potions de l’ultralibéralisme économique.

Seulement voilà, alors que Lee Kuan Yew, 91 ans, le père de la nation, était encore entre la vie et la mort – il est décédé , lundi 23 mars, dans un hôpital de Singapour – même les plus collets montés des Singapouriens, au détour d’une conversation, ne manquaient pas de vous demander, comme sans y toucher  : ”  Que pensez-vous de Lee Kuan Yew  ?  ” Et quand vous leur répondiez  : ”  Et vous  ?  “, ils partaient d’un petit rire inquiet et gracieux.

Drôle de pays où l’on vous annonce la prison pour un chewing-gum et la peine de mort pour un ” pétard “, mais où la présence policière est invisible  ; où tout semble calme et réglé comme une horloge suisse. Pas d’embouteillages : le coût d’obtention d’un permis – jusqu’à 50  000  dollars pour une autorisation de dix ans – est prohibitif. Pas d’ivresse sur la voie publique ou de SDF, pas de cris, pas de petite criminalité. Les sanctions prévues par la loi depuis l’indépendance en  1965 ont un effet calmant. Même le capitalisme est ici sous contrôle. La cité-Etat a bâti sa réputation de dragon économique sur l’absence de corruption. La vie y semble plus tranquille qu’ailleurs, moins gaie peut-être aussi. Singapour se méfie de la passion et des emportements. Et même dans les petites échoppes de Little India où l’on peut manger une soupe thaï jusqu’à 3  heures du matin, on parle fort mais sans esclandre. Il y a dans cette ville un côté Big Brother qui rassure et inquiète en même temps.

Or, voici que débarque en France, de Paris à Toulouse, de Nantes à Lyon, à partir du 26  mars et jusqu’à l’été, quelque 80 événements  ” made in Singapour  “, des dizaines d’artistes, d’expositions, de spectacles… Et pas du genre ballet académique pour dîner de l’ambassadeur. Non, tout ce petit monde investit des lieux aussi branchés que méritoires, rock à la Gaîté-Lyrique ou au Lieu Unique de Nantes, art contemporain à la Gare Saint-Sauveur de Lille, installations au Musée d’art contemporain de Lyon, festival de films à la Cinémathèque française… Etonnant contraste. Salutaire mobilisation.  Le but est de créer des partenariats, des résidences, pas seulement d’offrir une vitrine du pays. Nous créons le futur  “, affirme Tan Boon Hui, le bondissant directeur artistique de ce ”  Singapour en France  ” pour lequel le pays a déboursé quelque 4  millions d’euros.

” Un pays de contradictions “Ong Keng Sen porte un blazer à fermeture Eclair noir, un pantalon noir qui flotte sur ses chaussures noires, cirées et sport. Un côté fashion victim de la hype culturelle. Le metteur en scène ouvre les festivités au Palais de Tokyo, à Paris, avec une performance de six heures  : The Incredible Adventures of Boarder Crossers (” L’Incroyable Aventure des franchisseurs de frontières “). Sur scène, vingt-deux artistes singapouriens, chacun originaire d’un pays différent pour “  aller au-delà d’un portrait stéréotypé de Singapour, qu’en général on présente comme un hybride de l’Est et de l’Ouest. Ici, sur scène comme dans la vie, chacun apporte son histoire pour dépasser ça. Et regarder ce monde nouveau que nous essayons de construire  “, raconte Ong Keng Sen.

Des vingt-deux performeurs, un seul plonge ses racines dans l’histoire de la cité-Etat. Il est énorme et travesti. Dans les textes, l’article  377 A du code pénal continue de punir l’homosexualité de deux ans de prison, mais, dans les faits, les homosexuels sont tolérés et ont parfois pignon sur rue. ”  C’est un pays de contradictions, sourit Ong Keng Sen. Il y a des brèches dans tout système. Et ce genre de festival est important parce qu’il nous permet, à nous, artistes, de tester ce qui est possible et ce qui ne l’est pas encore.  ”

A 52 ans, le metteur en scène, dont le frère aîné fut secrétaire général de l’ASEAN, l’organisation supranationale qui regroupe les dix principaux pays d’Asie du Sud-Est, dirige ici une des grandes compagnies de théâtre et le Festival international des arts à Singapour.  C’est intéressant de voir comment le gouvernement va réagir, sourit-il. Je ne voudrais pas peindre un tableau tout rose, mais les choses changent.  ” Or, dans cette évolution des mentalités, la révolution culturelle qui s’est opérée ici en quelques années joue un rôle moteur.

Un jour de 1989, l’histoire ne dit pas quelle mouche les piqua, les autorités singapouriennes décidèrent de réunir une commission pour étudier quel rôle l’art pouvait jouer dans leur stratégie de développement. Dix ans plus tard, avec le Renaissance City Plan, le gouvernement fit comme il avait toujours fait depuis l’indépendance  – musées, pépinières d’artistes, festivals, aides à la création : il misa gros. En 2014 encore, quelqu’un comme June Ong travaillait dans la publicité  ; aujourd’hui, cette quadragénaire joyeuse évolue dans une galerie d’art, Intersections  : ”  Parce que c’est là que quelque chose se passe.  “ Elle sera au Salon Art Paris qui ouvre au Grand Palais le 26  mars et a fait cette année de Singapour son invité d’honneur.

Dictature  ? Les Singapouriens préfèrent parler de ”  Nanny State  ”  :  Rien n’est interdit mais il faut un permis pour tout, explique, le regard malicieux, un plasticien. L’Etat est toujours derrière vous, comme une nanny, pour vous empêcher de faire des bêtises.  “ Au milieu de la pelouse du Goodman Art Center, un ensemble de studios d’artistes et de lieux de répétition financés par l’Etat, une vitrine en Plexiglas – œuvre anonyme – semble masquer l’entrée d’une sorte de petit tunnel. Dessus est inscrit  : ”  En cas de tyrannie, brisez la vitre.  “

Nous avons rendez-vous ici avec Justin Loke, du collectif Vertical Submarine. Justin a 36 ans. Lorsqu’il était jeune, étudiant le post-structuralisme, il a lu Foucault et Derrida. Et, de lecture en lecture, il est passé de Guy Debord à Alain Badiou. Il explique, en sortant d’une valise en carton des liasses de faux billets de 2  $ singapouriens façon Monopoly transgressif où le mot Sinnomore (” Plus de péché “) a remplacé Singapore  :  Je préfère Georges Bataille au marquis de Sade. Sade, c’est la libération. Bataille, c’est la transgression. Il faut avoir des règles pour pouvoir les transgresser.   Le collectif travaille les sous-textes. Qu’il s’agisse d’utiliser le hokkien, ce dialecte chinois parlé sur les marchés mais qui a perdu sa trace écrite, ou de tapisser de faucilles et de marteaux le sol de leur installation A View with a Room (présentée à Lyon à partir du 17  avril lors d’une exposition collective au Musée d’art contemporain). Ni revendication ni prise de position, une façon d’interroger la limite. L’art vérifie en permanence la largeur de la marge.

Dans le bâtiment d’à côté, Christina Chan danse sur une musique de M83 avec sa troupe (elle sera du 8 au 11  avril au Tarmac, à Paris, le 10  juin à Tours, au Centre chorégraphique international). Toujours cette question d’identité plurielle et d’enfermement géographique qui les travaille jusque dans le nom de la troupe  : Frontier Danceland. Comment vivre quand on est 5,5  millions d’habitants – plus que l’Irlande ou le Danemark – sur une surface à peine plus grande que le Territoire de Belfort  ?

”  On ne crée pas de l’art pour l’art, mais pour donner une parole à ceux qui n’en ont pas  “, affirme Vivian Wang, qui tient le synthé basse au sein du groupe The Observatory. De l’électro-punk expérimental. Sur leur dernier disque Oscilla, la chanson Autodidacte est inspirée du livre de James C. Scott  : The Art of not Being Governed (” L’Art de ne pas être gouverné “), sous-titré  : ”  Une histoire anarchiste des hautes terres du Sud-Est asiatique “. Les autorités leur allouent pourtant chaque année l’équivalent de 90  000  euros. Pas suffisant pour vivre, mais quel groupe de rock n’en rêverait pas  ? La censure  ?  Parfois, on doit montrer nos paroles, mais on n’a jamais eu de problèmes. La censure est d’abord dans votre tête.  “

un voyage très symboliqueEux-mêmes ne sont pas dupes  : qui s’inquiète du spectacle de musiciens ou de comédiens confinés à un public choisi  ? La question se révèle plus difficile dès lors qu’un médium fait de l’audience. To Singapour with Love, un documentaire de la réalisatrice Pin Pin Tan, qui suivait des exilés politiques singapouriens absents de leur pays depuis les années 1970, a été privé d’écrans en 2014 au prétexte que  les personnages dans le film donnaient une vision erronée des raisons de leur exil et qu’un certain nombre d’entre eux étaient membres du Parti communiste malais  “. Reste que Pin Pin Tan n’est pas en prison. Trente-neuf artistes, à commencer par Anthony Chen (le réalisateur d’Ilo Ilo), ont signé une pétition pour sa défense, et même l’éditorialiste de The Straits Times, journal conservateur, a participé, après son interdiction, au voyage très symbolique d’un groupe de 350 Singapouriens à Johor Bahru, en Malaisie, afin d’aller voir le film.

A Paris, les musiciens de The Observatory seront à la Gaîté-Lyrique le 10  avril et à Nantes, au Lieu Unique, le 11  avril. A Singapour, c’est au Substation qu’on peut les écouter.

Créé en  1990 par Kuo Pao Kun, le Substation est le lieu historique de la marge. Un laboratoire artistique. Une zone de liberté. Sur son trottoir, vous pouvez graffiter les murs, mettre des stickers sur les panneaux de circulation. Pas sur le trottoir d’en face, parfaitement immaculé, comme le reste de la ville. Et lorsqu’une sorte de scaphandrier débarque sur ce pâté de maisons insolite muni d’un pulvérisateur sur le dos, ce n’est pas pour effacer les graffitis mais pour exterminer les larves de moustiques qui auraient échappé à l’hygiénisme ambiant.

Bâti sur une initiative privée, chose exceptionnelle à Singapour, The Substation combine une galerie d’art et une petite salle de spectacles modulable qui se transforme en cinéma, en théâtre ou en club de rock. Longtemps seule scène de Singapour, elle est aujourd’hui concurrencée par de magnifiques salles d’opéra, de concerts, de théâtre, un multiplexe, mais continue de jouer son rôle bienfaisant – et subventionné – de soupape.

la ville est en mouvementDe fait, argent public et capitaux privés se mêlent de plus en plus. C’est avec l’argent de ses films publicitaires que le réalisateur Eric Khoo a financé ses longs-métrages de fiction. De même, face à Lasalle, la nouvelle grande université des arts, un terrain restait inoccupé entre deux immeubles. Il y a six mois, Gwen Lee et ses copains ont obtenu de la ville de le récupérer. Ils y ont installé 19 conteneurs superposés comme un jeu de Lego. Une galerie d’art. Bénévoles, partis avec un capital zéro, ils sont en train d’y ouvrir un conteneur-café et cherchent des capitaux.

A l’ouest de la ville, les Gillman Barracks, projet gouvernemental, regroupent un centre d’art contemporain et 70 galeries. Avec une ambition hégémonique dans un marché régional (Indonésie, Malaisie…) en plein essor.

La ville est en mouvement. C’est le principe du hub, comme à Abou Dhabi, Dubaï, Doha…, ces villes-Etats poursuivant des concepts similaires  : un aéroport et sa compagnie aérienne, un Etat policé protégeant une métropole économique et l’édification de grands musées. Business et art. Singapour a ainsi mis sur la table un budget équivalent à celui de la Philharmonie de Paris pour réunir le tribunal et la mairie aux styles coloniaux, aujourd’hui désaffectés, en un ambitieux projet muséal. Comme à Doha ou à Abou Dhabi avec Jean Nouvel, c’est un architecte français, en l’occurrence Jean-François Milou (à qui l’on doit le Carreau du Temple, à Paris), qui a été appelé à la rescousse.

Derrière l’objectif touristique, il y a aussi, chez ces jeunes nations au pouvoir cœrcitif, la volonté de se créer une culture nationale garante de leur durabilité. Il y a deux ans, le quartier indien de Singapour s’est embrasé après une intervention de police pour un banal accident de la route. Les émeutes ont rappelé une main-d’œuvre mal payée, de récente immigration, au bon souvenir de citoyens ”  à part entière  ” – 75  % de Chinois, 15  % de Malais, 7  % d’Indiens… selon des quotas fermement établis. D’où cette urgence à prendre à bras-le-corps le concept de ”  post-nation  ” dont parlait plus tôt le metteur en scène Ong Keng Sen  ? ”  A dire vrai, soupire un plasticien, il faudrait une crise majeure pour que les gens sortent dans la rue et disent ce en quoi ils croient vraiment.  “

Car, paradoxalement, alors qu’ils l’appellent de leurs vœux, ces artistes interrogent dans le même temps cette démocratie qui nous paraît à nous comme une évidence. ”  Il y a démocratie et démocratie, et tant de façons de la faire à travers le monde  “,hasarde Zul Mahmod, oreilles percées, crâne dépoli. Lui qui était un des quatre artistes représentant son pays à la Biennale de Venise en  2007 montre les vidéos de ses impressionnantes installations cristallines qui seront présentées à Lille au sein de l’exposition Art Garden  : No Substance – City Without Soul. Une ville sans âme… Un titre parabole pour une nation qui s’en cherche une  ?

Laurent Carpentier