Les damnés de la terre.

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La grande maison inhabitée n’est plus qu’un capharnaüm d’effets personnels, d’ustensiles de cuisine, d’appareils électriques et de photos de famille poussiéreuses. Les pièces principales, au rez-de-chaussée, servent de bureau à une petite ONG, Résurrection de Fukushima, ce département japonais victime de l’accident nucléaire qui a suivi le séisme et le tsunami du 11  mars  2011. Dehors, dans une serre en plastique toute neuve, Muneo Kanno, 62 ans, se livre à des expérimentations sur les sols et les plantes pour trouver des méthodes de décontamination de la terre polluée par les retombées radioactives. Cette maison était la sienne.

De l’autre côté de la route, un monceau d’énormes sacs en plastique noir contenant chacun une tonne de terre, de feuilles et de branchages irradiés rappelle que la décontamination de la région est loin d’être achevée. Un jour, ces sacs seront transportés vers les communes de Futaba et d’Okuma, condamnées en raison de leur proximité avec la centrale et désignées pour les recevoir, théoriquement, pour trente ans. Mais, pour l’instant, ils restent là, se perçant par endroits.

La ferme de Muneo Kanno, isolée dans la localité de Sasu, offre un raccourci de la situation de la commune d’Iitate, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de la centrale accidentée : la famille de sept personnes qui y habitait, rassemblant trois générations, est désormais éclatée et vit dans trois lieux différents. Comme d’autres agriculteurs, Muneo Kanno et des bénévoles cherchent à rendre la terre à la culture, par eux-mêmes. La décontamination par les autorités est un ” non-sens “, estime Yoichi Tao, physicien à la retraite et président de l’ONG Résurrection de Fukushima : ” Près de 10 centimètres de la couche supérieure de la terre, qui est la plus riche, ont été enlevés et remplacés par du sable. Qu’est-ce qui pousse dans le sable ? Quand ils auront fini de tout saccager, nous essayerons de régénérer la terre. Mais il faudra des années. “

Alentour, les rizières sont aplanies comme des terrains de sport. Partout, des pelleteuses et des bulldozers sont à l’œuvre et les lugubres sacs noirs s’accumulent. Stockés sur des dizaines de milliers de sites plus ou moins vastes à travers le département, ils contiennent 20  millions de mètres cubes de déchets irradiés et continuent à s’amonceler. Seul encouragement pour Muneo Kanno : le riz récolté cet automne dans des rizières décontaminées et remises en état avait un taux en césium inférieur aux 100 becquerels par kilogramme (Bq/kg) autorisés.

La situation à Iitate est révélatrice des errements et des contre-vérités qui, depuis quatre ans, ponctuent le plus grave accident nucléaire depuis celui de Tchernobyl (Ukraine), en  1986. ” Tout est sous contrôle à Fukushima “, affirmait, en septembre  2013, le premier ministre Shinzo Abe lorsque le Japon a présenté sa candidature pour les Jeux olympiques de 2020. ” Il mentait de manière éhontée “, assure Yoichi Tao. ” La question est loin d’être résolue “, reconnaît, plus diplomate, Hatsuo Fujishima, directeur du département politique au cabinet du gouverneur de Fukushima.

Quatre ans après la catastrophe, 120 000 personnes déplacées ne peuvent toujours pas rentrer chez elles. ” On ne dénombre pas de morts par les radiations mais les décès pour des causes liées à l’accident (instabilité psychologique, aggravation de maladie, suicide) sont plus élevés que les morts naturelles : ce qui signifie une détérioration de l’état mental des personnes évacuées “, estime le professeur Satoru Mimura, du centre de revitalisation régional à l’université de Fukushima. C’est le cas des habitants d’Iitate, ballottés par les événements. A la suite des explosions à la centrale, la commune ne fut pas considérée comme une zone à risques en dépit de mises en garde d’experts. Elle accueillit même un millier d’évacués des régions les plus touchées.

Logements provisoiresCertains avaient, en revanche, compris la gravité de la situation. Dès le soir du 11  mars, jour du tsunami, ” mon mari, qui travaillait à la centrale, m’a dit : “Tu prends notre enfant et tu pars immédiatement” “, raconte Yumi Kanno, 29 ans (un nom répandu, sans lien de parenté avec Muneo Kanno), qui habitait Iitate. Mais ce n’est que le 22  avril, plus d’un mois après la catastrophe, que le gouvernement a donné l’ordre d’évacuation : le vent avait poussé le nuage radioactif au-dessus de la commune qui avait été dangereusement touchée. Les 6 000 habitants sont partis les jours suivants. Ils ne sont jamais revenus. Un tiers vit dans des logements provisoires. ” Nous avons perdu plus que nos maisons et nos champs, poursuit Muneo Kanno. La centrale a détruit la relation fraternelle entre la nature et l’Homme. Nos expérimentations sur les plantes et les sols sont dérisoires au regard de la situation, mais il faut essayer de reconquérir nos terres avec, désormais, un dosimètre à la main. “

Les réseaux de l’agriculture biologique sont actifs dans les recherches de méthodes de décontamination, comme le montre le numéro spécial de Géographie et cultures – ” Désastres et alimentation : le défi japonais “, dirigé par Nicolas Baumert et Sylvie Guichard-Anguis (L’Harmattan, 2014) – qui replace la catastrophe de Fukushima dans le temps long du lien entre hommes, culture et milieu.

A Iitate, seules 18  % des terres cultivées sont décontaminées. La majorité des habitations l’ont été mais, abandonnées depuis quatre ans, elles sont la proie des rats et des serpents. Les sangliers ont en outre proliféré. Se nourrissant de champignons dans lesquels se concentre le césium, ils sont hautement contaminés : 15 000 Bq/kg. La norme européenne pour la viande est de 600 Bq/kg. Iitate a été divisé en trois zones :celle ” où il sera difficile de revenir pour assez longtemps “ (euphémisme pour désigner les zones interdites pendant des décennies) ; celle ” où les résidents peuvent entrer mais pas dormir ” (afin d’éviter une exposition prolongée aux radiations) ; et enfin celle ” qui – sera – prochainement ouverte “.

Pour l’instant, personne n’habite la commune. Même dans les localités où l’ordre d’évacuation a été levé, peu sont revenus. A Iitate, les villageois se rendent dans les zones autorisées dans la journée et repartent le soir. A la nuit tombée brillent sur les routes les phares de voitures qui quittent la commune, traversant des hameaux plongés dans l’obscurité. Le matin, l’animation reprend. Ainsi, l’usine Kikuchi, qui fabrique des pièces pour des instruments de précision et des robots à Kasano, au nord du département, n’a jamais cessé sa production. Elle tourne au ralenti la nuit avec des équipes réduites. Sur ses 300 ouvriers, une centaine a quitté l’usine pour travailler ailleurs. Les autres habitent à une heure et demie en voiture, à l’extérieur de la commune. ” Au début, les fournisseurs et les clients hésitaient à venir jusqu’à nous. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et nous avons augmenté la production “, assure le directeur, Masahiro Saito.

Sur les 76 éleveurs d’Iitate, il n’en reste que 13. Après la catastrophe, la production de lait a chuté de 70  %. La ferme Minero, située à Matsukawa-machi, à 60  km de la centrale, a été transformée en une coopérative par cinq agriculteurs qui ont créé une ONG, FAR-Net (Fukushima Agricultural Revitalizing Newtwork) avec l’assistance du groupe agroalimentaire Danone. Les 150 vaches sont élevées en étables et nourries de fourrage importé des Etats-Unis. Les 4,5 tonnes de lait produites chaque jour sont vendues uniquement dans le département.

” On essaie de garder courage “Hiroshi Kanno, petit homme sec et vigoureux de 56 ans au visage rougi par le froid, avait une exploitation d’une vingtaine de vaches à Namie, en zone interdite. En dépit de l’ordre d’évacuation au lendemain de la catastrophe, il n’est pas parti : ” Les bêtes font partie de ma famille, dit-il. Je rationnais le fourrage, je procédais chaque jour à la traite puis je jetais le lait. J’ai vécu ainsi pendant six mois. J’aurais pu chercher du travail ailleurs, mais j’ai besoin de vivre avec les bêtes et je suis resté. ” ” Il faut cependant être réaliste : les gens hors de Fukushima ne vont pas racheter notre lait. On essaye de garder courage. C’est tout. “

” Même l’espoir, on nous l’a volé “, dit Tomiko Watanabe, forte femme de 63 ans originaire d’Iitate, qui a créé avec d’autres épouses d’agriculteurs une association de production de légumes organiques, Kaa-chan no Chikara (” l’énergie des mamans “). Pour Hanako Hasegawa, épouse d’un éleveur et aujourd’hui responsable des logements provisoires de Date Higashi, dans la ville de Fukushima (1 400 personnes), ” les victimes du tsunami peuvent espérer reconstruire leur vie, repartir de zéro. Nous, nous sommes en dessous de zéro, oppressés par des questions sans réponse : jusqu’à quand resterons-nous dans les logements provisoires ? Dans cinq ans, dix ans, nos enfants seront-ils atteints d’un cancer de la thyroïde ? Revenir ? Pour quoi faire si on ne peut plus cultiver la terre ? Nos parents veulent mourir là où ils ont vécu ; les jeunes, eux, désirent faire leur vie ailleurs. Nos communautés ont été détruites “.

La disparité des indemnisations – aucune n’est prévue pour ceux qui sont partis volontairement sans qu’un ordre d’évacuation ait été donné – a créé rancœurs et jalousies entre voisins. Les victimes de l’accident nucléaire sont des ” déracinés “, écrit le poète Jotaro Wakamatsu. Chaque jour, une camionnette de Résurrection de Fukushima munie d’équipements de mesure des radiations sillonne la commune. ” Les niveaux ont baissé mais restent élevés par endroits et nous ne faisons aucune confiance aux autorités “, dit Yoichi Tao. C‘est notamment le cas des jeunes parents “ angoissés pour l’avenir de leurs enfants “, selon le psychiatre Takeshi Inoue, bénévole au jardin d’enfants Cocoro Care for Children. ” L’accident à la centrale de Fukushima est une catastrophe humaine due à la course à la croissance “, martèle le maire d’Iitate, Norio Kanno, contesté par certains de ses administrés pour ne pas avoir donné plus tôt l’ordre d’évacuation.

Les maladresses et les errements des autorités conjugués aux mensonges répétés de Tepco, la compagnie d’électricité de Tokyo, opérateur de la centrale, ont inquiété puis révolté les habitants d’Iitate. Ils ne sont pas loin de partager les idées du philosophe Tetsuya Takahashi qui, dans son livre Un système sacrificiel : Fukushima-Okinawa(non traduit), établit un parallèle entre les victimes de Fukushima et les habitants d’Okinawa auxquels est imposée la présence des trois quarts des bases militaires américaines au Japon. Alors que les deux départements plus au nord frappés par le tsunami (Miyagi et Iwate) se redressent, à Fukushima les victimes du nucléaire demeurent des naufragés.

Philippe Pons