La parole turque se libère sur la question arménienne.

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Fethiye Çetin, auteure du best-seller Le Livre de ma grand-mère, dans lequel elle raconte la découverte de ses origines arméniennes, expliquait récemment combien le génocide des Arméniens ne pouvait être vu sous le seul angle des personnes massacrées, et qu’il fallait aussi interroger ” le profond silence de la société ” turque. Le silence n’est plus aussi lourd en Turquie, comme en témoigne le succès de son livre, réédité pour la onzième fois cette année.

Grâce à quelques chercheurs et intellectuels assez courageux pour tourner le dos au discours négationniste, la parole s’est libérée. Il y a dix ans, à propos du problème kurde, de celui du génocide des Arméniens, le conflit chypriote ou de la tutelle exercée par les militaires sur le pays, il ne pouvait y avoir qu’un seul point de vue : celui de l’Etat.

Les choses ont changé. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur les journaux et revues publiés ces jours-ci, riches en analyses, débats, récits sur les événements de 1915. Hormis les autorités, crispées sur l’emploi ou non du terme ” génocide “, tout le monde se penche sur la question arménienne.

” Il faut sauver 1915 du langage des nationalistes turcs qui pensaient préserver l’empire par le nettoyage ethnique “, écrit l’éditorialiste Oral Çalislar dans le quotidien Radikal du 17  avril. Le journal publie aussi une série de reportages dans des villages vidés de leurs habitants arméniens en  1915.

Passé peu glorieuxCinq mensuels – Tarih, Evrensel Kültür, Atlas, Birikim, Toplum ve Bilim – consacrent leur numéro d’avril à la question arménienne. Depuis trois mois, l’ONG DurDe, en lutte contre le racisme et le négationnisme, organise des soirées-débats sur le sujet. Des ONG turques et de la diaspora arménienne appellent à des rassemblements du souvenir à Istanbul et ailleurs vendredi 24  avril, jour anniversaire du génocide.

Les municipalités kurdes du sud-est du pays n’hésitent pas à revenir sur un passé pourtant peu glorieux pour les Kurdes, qui jouèrent le rôle de bourreaux au moment des massacres ordonnés par le pouvoir jeune-turc. Mercredi 22  avril, la mairie de Diyarbakir a exposé les œuvres du photographe français Antoine Agoudjian, qui a sillonné la région à la recherche des traces de ses ancêtres.

Difficile de dire quand cette révolution des consciences a commencé. Sans doute, dès les années 1990, grâce au combat d’une poignée d’intellectuels, tels les éditeurs Aysenur et Ragip Zarakolu, maintes fois cités à comparaître devant la justice pour avoir publié des ouvrages en désaccord avec le point de vue officiel.

L’historien Taner Akçam, installé désormais aux Etats-Unis, joua un rôle fondamental en publiant, en  1992, un livre intitulé L’Identité nationale turque et la Question arménienne (Iletisim Yayinlari). Après avoir étudié les débats parlementaires, la correspondance privée des organisateurs du génocide, les procès-verbaux des responsables des massacres jugés par des tribunaux militaires en  1919, l’historien parvint à démontrer que le meurtre collectif des Arméniens avait bel et bien été planifié par l’Etat ottoman.

Une telle audace lui valut menaces de mort et appels au lynchage. Le journaliste Hrant Dink, fondateur du journal Agos, adepte du ” vivre-ensemble ” tout en revendiquant son droit à la différence, fut l’objet de menaces du même type et même condamné à six mois avec sursis en  2005 (article  301 du code pénal, réservé aux intellectuels), avant de tomber sous les balles d’un jeune nationaliste, le 19  janvier  2007.

Son assassin, Ogün Samast, 17  ans à l’époque, a été condamné en  2011 à vingt-trois ans de prison. Les commanditaires du crime n’ont guère été inquiétés, mais l’assassinat du journaliste a créé une prise de conscience sans précédent dans la société turque.

Il faut dire que Hrant Dink avait joué un rôle fondamental dans l’évolution du débat sur le génocide des Arméniens. ” Il nous a ouvert sa porte immédiatement, nous donnant libre accès à ses archives personnelles “, raconte Ayse Günaysu, de l’Association des droits de l’homme (IHD), attachée, dès 1994, à la remise en cause de l’histoire officielle des minorités. ” Des années auparavant, nous pleurions sur le sort de l’Angola ou du Chili, sans savoir que notre pays avait été le théâtre d’un génocide “, rappelle la militante.

Devenu plus souple depuis l’arrivée au pouvoir du Parti pour la justice et le développement (AKP, islamo-conservateur) en  2002, le discours officiel reste néanmoins à la traîne de celui des intellectuels. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a eu beau présenter, en avril  2014, ses condoléances aux Arméniens pour les souffrances endurées, il a aussi promis, en janvier  2015, de ” combattre activement “ les pays qui lui demanderaient de reconnaître le génocide.

” L’AKP ne fera rien qui pourrait lui faire perdre des voix “, explique Gökhan Diler, journaliste à Agos. Selon un sondage réalisé à la fin de 2014 par le Centre d’études économiques et de politique étrangère, un cercle de réflexion, à Istanbul, seules 9,1  % des personnes interrogées aimeraient voir leurs dirigeants reconnaître le génocide, 23,5  % considèrent que les Arméniens n’étaient pas les seules victimes et 21,3  % estiment qu’il ne faut prendre aucune nouvelle initiative sur ce dossier. Un quart des personnes sollicitées n’ont pas souhaité répondre.

Marie Jégo