Il était mille et une fois la révolution.

15062416_16MILLEETUNENUITS+X1P1_ori.jpg.567

Il y aurait une théorie à tirer, un jour, de la mystérieuse prodigalité de l’art cinématographique portugais. De ce cinéma de stylistes solitaires, en constante tension critique avec l’idée nationale, et qui se passent de génération en génération le flambeau de la liberté, de l’insolence, de la beauté. Manuel de Oliveira, Joao César Monteiro, Pedro Costa, pour ne citer qu’eux, ont ainsi couvert le XXe  siècle. Apparu au XXIe, le dernier-né du miracle lusitanien – un ex-critique de cinéma de 43  ans aux manières dolentes et à l’air goguenard – se nomme Miguel Gomes.

En l’espace de trois films (La Gueule que tu mérites, 2004 ; Ce cher mois d’août, 2008 ; Tabou, 2012), il nous incitait déjà à nous demander s’il n’avait pas rejoint ses prédécesseurs sur le plan de la folie invétérée, de l’invention des formes et du dandysme interstellaire. Suspendue, la question a été tranchée lors du récent Festival de Cannes, où le nouveau film de Gomes, capté par la Quinzaine des réalisateurs, a électrisé bon nombre de spectateurs.

La chose – monstrueuse eu égard à l’état d’esprit d’une profession qui ne supporte à peu près plus rien qui puisse lui faire perdre un spectateur – est un triptyque de trois longs-métrages dédié au Portugal tel que la crise économique vient de le ravager. Rien d’une sinécure en termes de vente et d’exploitation. Quant à son identification, il faudra également se lever de bonne heure. Pas à proprement parler un documentaire. Pas à proprement parler une fiction. Plutôt une sorte de récit picaresque qui emporte les deux, légitimant la fiction par le document, enlevant la dure réalité sur les ailes de la fantaisie. Après Tabou, titre modestement emprunté à la divinité cinéphilique Friedrich Wilhelm Murnau, Gomes a ainsi nommé sa trilogie Les Mille et une nuits, piochant cette fois du côté d’un monument universel de la littérature populaire et de Pier Paolo Pasolini, qui en avait tenté une adaptation politico-sexo-solaire en  1974.

La grâce et le dénuementOn en déduirait logiquement une sorte de sourde et galopante mégalomanie, si ces références, comme les manières de les retravailler, n’étaient à ce point pertinentes. N’ayons pas peur des mots, quelque chose de révolutionnaire, dans sa méthodologie, sa réalisation, son esthétique, son exposition, anime cette stupéfiante trilogie, écrite au jour le jour à partir des investigations d’un pool de journalistes, dans une extrême disponibilité à la fois opérationnelle et imaginaire à la réalité sociopolitique du moment. Trois volumes d’environ deux heures chacun en résultent – dans l’ordre : ” L’Inquiet “, ” Le Désolé ” et ” L’Enchanté ” – aux tonalités générales clairement indiquées par leur titre, et aux procédures non moins variées. Le choix ayant été fait d’une distribution étagée dans le temps, les spectateurs, contrairement aux festivaliers de Cannes, découvriront chaque épisode successivement en juin, en juillet et en août, à moins de patienter jusqu’à ce terme pour dévorer le tout en une fois.

La formule feuilletonesque a toutefois du bon. Elle permet de respirer, de prendre date, d’inventer une autre manière de commercer avec un film. La moindre des politesses à rendre à une proposition aussi baroque. ” L’Inquiet “, qu’on découvre aujourd’hui sans bien savoir de qui diable ce titre entend parler, lance le train sur les rails. Et d’emblée frappe un trait constant de ce diable de Gomes : commencer par le plus difficile, le plus âpre, le plus déconcertant. Foin du racolage, vive l’épreuve du cinéma total !

” L’Inquiet ” expose donc la méthode du triptyque, met le convoi sur les rails, essaie des figures, règle le rapport entre les régimes, ébauche un mouvement d’ensemble. Du lourd y côtoie du léger, la grâce y compose avec le dénuement. Le film raconte aussi bien l’histoire d’un réalisateur qui a eu une idée noble – témoigner de la crise financière, politique et morale que traverse son pays –, mais qui refuse de se démunir pour autant des ressources et des séductions de l’imaginaire. Réfléchissant à la manière de concilier les deux, entouré d’une équipe qu’il a réunie sur la foi mensongère d’un projet consistant, il constate l’aporie (” merdier ” dans l’original), prend peur, se carapate honteusement (la preuve dans le film), tendant en désespoir de cause le relais à la belle Schéhérazade, à qui échoit la tâche délicate de tisser un récit merveilleux, suspendant tant qu’il dure la menace de la fin imminente.

la polyphonie et le carnavalesqueOn balance entre le bourg de Resende et la cité portuaire de Viana do Castelo, dans ce nord verdoyant du Portugal, situé entre le fleuve Douro et l’océan. Les histoires y sont fourmillantes, fragmentées, insolites, contrastées. Ici, des ouvriers du port racontent sur la bande-son le désarroi du chômage et de la paupérisation. Là, des citoyens attaquent en justice un coq qui chante avec assiduité à une heure indue. Entre les deux, on prend acte de l’invasion des guêpes asiatiques détruisant les ruches autochtones, de l’arrivée concomitante de détenteurs détumescents de la dette qui pontifient aussi grotesquement que chez Jean-Luc Godard, de l’échouage subséquent, à la fois mélancolique et explosif, d’une baleine sur le rivage de Viana.

Il restera alors à écouter les témoignages édifiants et successifs des ” magnifiques ” éclopés de la vie du travail sustentés, pour certains, dans les poubelles de plus chanceux, et très logiquement élevés au rang de héros mythiques de notre temps après avoir plongé avec des dizaines d’autres en petite tenue dans le grand bain lustral de l’océan. Bilan des courses : un goût vif pour le désordre et le décoiffé des traditions populaires, une inclination politiquement joueuse pour la farce et le renversement des valeurs, en un mot une mise en œuvre de la polyphonie et du carnavalesque tels que l’historien de la littérature Mikhaïl Bakhtine les identifiait à l’art romanesque, en s’appuyant sur les exemples de Dostoïevski et de Rabelais.

Mais point n’est besoin de quitter le cinéma, ni la Russie d’ailleurs, pour discerner dans le film du réalisateur portugais le souvenir du projet utopique d’Alexandre Medvedkine. Ce cinéaste cher à Chris Marker mettait sur rails, en  1932, un ” ciné-train ” (trois wagons comprenant une unité de production et de diffusion cinématographique en état de marche), qui sillonnait l’Union soviétique pour la promotion d’un cinéma et d’une société nouveaux (on tourne, on monte et on montre en chemin). Il y a là, incontestablement, le goulag en moins, quelque chose de l’esprit des Mille et une nuits, qui tient aussi bien du merveilleux film d’intervention que du film d’intervention merveilleux.

Jacques Mandelbaum