Et Lumière fut.

20151303_3LUMIERE+X1P1_ori.jpg.180

Louis Lumière employait un langage direct à l’égard de ses nouvelles recrues. Au début de l’année 1896, un an après l’accueil enthousiaste du premier film de l’histoire (La Sortie de l’usine Lumière à Lyon), l’inventeur du cinéma cherche des opérateurs capables de sillonner la planète : il veut qu’ils constituent un catalogue d’images en mouvement afin de diffuser le cinématographe dans le monde entier. ” Ce n’est pas un métier que nous vous offrons mais plutôt un travail de forain, de batteur d’estrades, lance alors Louis Lumière. Cela peut durer six mois, plus peut-être ! “

On dit souvent que Louis Lumière considérait son invention avec un certain scepticisme. En fait, il lui envisageait déjà un débouché : partir à la découverte du monde pour le filmer – ” apporter le monde au monde “, résume le cinéaste Bertrand Tavernier. L’exposition ” Lumière ! Le cinéma inventé “, qui débute le 27  mars au Grand Palais, à Paris, restitue parfaitement les deux moments du cinémato-graphe Lumière : son invention, mais aussi le fait que cette technologie a, d’emblée, été à l’affût du monde. Comme si les frères Lumière, Auguste et Louis, et leurs opérateurs avaient voulu léguer leur époque à la postérité.

L’exposition célèbre les 120 ans du premier tournage des frères Lumière, le 19  mars  1895, à Lyon, et de la première présentation de l’invention, trois jours plus tard, à Paris. Le 28  décembre de la même année, une première séance publique payante a lieu au Salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines, à Paris. Symboliquement, l’exposition ” Lumière ! ” reprendra en  2016 : cent vingt ans après, elle partira sur les traces des opérateurs que Louis Lumière a envoyés faire le tour de la planète à partir de 1896.

Grâce au travail de ces opérateurs, Louis Lumière constitue un immense catalogue – 1 000  titres dès 1898, 1 500 au total, qui seront pour la première fois montrés en intégralité au Grand Palais. Pour tourner ces films, l’inventeur envoie ses opérateurs sur les cinq continents : ils sillonnent l’Autriche-Hongrie, le Mexique, l’Australie, les Etats-Unis, le Japon et l’Indochine, soit trente et un pays actuels. Ces hommes sans expérience – le cinéma reste à inventer – sont issus d’horizons très différents.

Les plus doués se révéleront d’authentiques cinéastes, élaborant, de manière empirique, les premières figures de la grammaire cinématographique : Gabriel Veyre est diplômé de la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon ; Félicien Trewey est un prestidigitateur ; Félix Mesguich, permissionnaire à Lyon, est membre d’un régiment de zouaves ; Alexandre Promio, fasciné par les premières projections des films Lumière, a intrigué pour être présenté à Louis.

” J’essaie de me repositionner dans la peau de ces gens, raconte Philippe Jacquier, l’arrière-petit-fils de Gabriel Veyre, qui a édité la correspondance de son arrière-grand-père. Gabriel Veyre a 25 ans, Louis Lumière a beau le mettre en garde sur l’incertitude de ce métier de forain, il n’entend qu’une chose : il va parcourir le monde. Dans son cas, le Mexique, Cuba, le Venezuela, la Colombie, le Canada, le Japon, la Chine et l’Indochine. Quelles que soient les difficultés et les incertitudes, on lui propose de devenir magicien. Cela ne se refuse pas. “

Grâce au génie de Louis et Auguste Lumière, les appareils qu’emportent ces opérateurs sont solides et maniables : ils tiennent dans une caissette grande comme une valise et ils pèsent 5  kilos, alors que leur homologue américain, le kinétoscope d’Edison, est dix fois plus lourd. Au bout de cette odyssée émerge un phénomène inconnu à la fin du XIXe  siècle : la mondialisation des images et, avec elle, l’idée que l’humanité vit sur une planète dont les moindres recoins deviennent accessibles.

Cette mondialisation des images s’accomplit en un temps record : neuf mois, peut-être moins. A la fin de l’année 1896, le cinéma Lumière a non seulement conquis le monde, mais il est parvenu à synchroniser les habitants de la planète : ils vivent pour la première fois au diapason. Les images du Japon découvertes par les spectateurs américains assis dans des baraques foraines, des châteaux ou des églises arrivent avec six mois de retard, mais, dans la conscience d’un homme de la fin du XIXe  siècle, ces six mois ont presque valeur d’immédiateté.

Lorsqu’il évoque le cinéma, Jacques -Rittaud-Hutinet, historien du cinéma et auteur du Cinéma des origines.Les frères Lumière et leurs opérateurs (Champ Vallon 1985), parle d’un ” voyage immobile ” : le spectateur est invité à visiter le monde. On montre à un méridional un traîneau sur la banquise, à un Mexicain le couronnement du tsar Nicolas  II, à un Japonais le panorama du Grand Canal à Venise – le premier travelling de l’histoire du cinéma, œuvre d’Alexandre Promio. Ce périple s’accomplit sans bouger de son fauteuil. ” La mondialisation des images, c’est la création d’une nouvelle mémoire et d’une captation du temps, estime Jacques Rittaud-Hutinet. Ce sont des films d’une minute, et on a le sentiment que la mort est vaincue par la science. Nous allons nous voir revivre éternellement. “

” Pourquoi ce grand bourgeois qu’est Louis Lumière a-t-il l’idée saugrenue d’envoyer des opérateurs à travers le monde ?, se demande Thierry Frémaux, le commissaire, avec Jacques Gerber, de l’exposition ” Lumière ! “. Il y a d’abord une idée industrielle : Lumière a des comptoirs à l’étranger pour diffuser les produits photographiques des usines Lumière. Il a en outre les moyens financiers de le faire : Lumière est devenu riche grâce à ses inventions. Mais il y a surtout ce geste poétique et philosophique qui consiste à dire que le cinématographe servira à ce que les hommes se racontent -entre eux. “

On peut comparer l’initiative des frères Lumière à celle du mécène français Albert Kahn, qui finance, à partir des années 1910, le départ d’une douzaine d’opérateurs chargés de filmer et de photographier la planète dans le but de constituer une banque d’images. ” Albert Kahn a une idée humaniste et philosophique, mais sa démarche est cependant différente de celle des frères Lumière, nuance Philippe Jacquier. Il veut montrer l’état de la planète en  1910, mais il ne veut pas donner le monde au monde. Lorsque le sultan de Marrakech fait venir Gabriel Veyre dans son harem, en  1901, c’est pour que les femmes de ce harem puissent, par l’intermédiaire des images Lumière, découvrir le monde entier. A ce moment précis, les Lumière ont gagné. “

En apportant le monde au monde, le cinématographe Lumière fait naître une nouvelle figure, celle du spectateur. Le public est dans un premier temps subjugué par le cinématographe, raconte Jacques Rittaud-Hutinet. Puis, avec le temps, il entre dans un rapport original avec cette invention : ce qu’il voit lui appartient. Il veut voir dans sa ville son propre train, puis il veut voir sa propre image, il veut entrer dans un rapport de possession avec celle-ci. “

Peu à peu, le public manifeste en effet le désir de se voir à l’écran. Un souhait qui correspond à celui des souverains et monarques, qui saisissent d’emblée l’importance du fait d’être filmés. Le cinématographe est d’ailleurs présenté le 5  juin  1896, à Belgrade, au roi Alexandre Obrénovitch et à la reine mère Nathalie, le 12  juin à la reine d’Espagne et le 3  août au tsar Nicolas II.

L’émergence de la figure du spectateur permet aux opérateurs des frères Lumière d’obtenir de meilleures conditions de tournage. A Chicago, un responsable de la police hésite à fournir les pompiers et les policiers nécessaires à la réalisation d’un film. Alexandre Promio explique alors à son interlocuteur que les images seront vues dans le monde entier. Le lendemain, 5 000 policiers et pompiers défilent devant les caméras.

Le ” moment Lumière “, cette période où les opérateurs sillonnent le monde à la recherche d’images, dure très peu de temps : elle commence en  1896 et se termine au tout début des années 1900. Dans ce bref intervalle, les opérateurs ont saisi la futilité d’une époque : de nombreux films montrent des passants qui traversent une rue, des défilés militaires ou le sacre d’un prince. Ils ont aussi saisi un moment de l’histoire où, selon Thierry Frémaux, ” on a l’impression que le monde est à chacun, qu’il est désormais accessible, et qu’il va vers le meilleur “. Il faudra attendre la première guerre mondiale pour comprendre que ce n’est pas le cas.

Tourné en  1900, l’un des plus grands films Lumière, Le Village de Namo, de -Gabriel Veyre, montre la rue d’un village du Vietnam. Les images sont filmées d’une chaise à porteur et l’on aperçoit le sourire d’un enfant courant après la caméra. Au-delà de la maîtrise impressionnante de l’outil cinématographique par Gabriel Veyre, cette scène procure un bonheur perpétuel. Elle restitue l’innocence des pionniers de la caméra, mais aussi l’idée que le cinéma a été conçu pour prendre acte d’un certain appétit de vivre.

Samuel Blumenfeld