Dessine-moi un monde nouveau

par Evelyne Pieiller, 18 mai 2020
Dessine-moi un monde nouveau

Hier, dans les divers programmes, on donnait dans le concret. Il s’agissait de se battre, contre, pour, avec arguments, slogans, et dans le cadre d’un rapport de forces. Aujourd’hui, il faut « imaginer ». Ils le disent tous, les députés, les chefs de parti, les représentants de courants progressistes. Tous. Imaginer « le monde d’après ». Inventer « le monde de demain ». C’est lyrique, mais troublant. Comme si « l’imagination » était libre de toute idéologie, pure enfant de la spontanéité du désir. Sauf qu’on n’imagine que dans une grille de pensée, et en fonction de la liberté qu’on se donne de rompre ou non avec les règles de ce qui est défini comme possible.

Lire aussi Pierre Rimbert, « Le calendrier des illusions », Le Monde diplomatique, mai 2020. À la question posée par la « plateforme de mobilisation citoyenne » et plusieurs associations dont la Croix-Rouge française et WWF France — « Comment inventer tous ensemble le monde d’après ? » — qui, en trois semaines, a reçu 80 000 réponses, les 19 000 propositions répertoriées ne témoignent pas d’une invention débridée à la Charles Fourier. Pas de phalanstère ici, mais des notions s’inscrivant dans la sensibilité verte, de la protection de l’environnement à l’agriculture de proximité. On n’invente rien, on poursuit une voie. Avec le collectif qui propose une « convention du monde commun », où se retrouvent « cent cinquante personnalités proches de la gauche ou de l’écologie », l’imagination est tout de suite dans une case. Une belle et bonne ca(u)se, entendu : on « doit imaginer » un « nouveau mode de protection sociale », il « faudra inventer et consolider des protections collectives »,« rénover l’action publique en inventant les outils ». On n’invente rien, on poursuit une voie. Autrement dit, les imaginations à venir sont fléchées par l’énoncé des objectifs, qui semblent d’ailleurs, et ce n’est pas anecdotique, oublier qu’on ne part pas d’une feuille blanche. Tous les questionnaires semblent ouvrir les mêmes « champs majeurs de réflexion et de réinvention », comme le formule le président de Viavoice, qui mène les enquêtes d’opinion pour Libération, dont la dernière montrerait que « les Français rêvent d’un autre monde » — ils se montrent favorables à la nationalisation des secteurs stratégiques, à la réduction de l’influence des actionnaires sur la vie des entreprises etc. Épatant. Évidemment, le « comment », avec qui, contre qui, ne fait pas partie du rêve. Trop concret. En bref, il s’agit globalement de moraliser et protéger. L’imagination ici se satisfait de modifier certaines données, sans toucher au cadre. Ah là, pas de rupture, on circonscrit. On est un peu loin d’une « réinvention », et encore plus d’une « invention ». L’invention passe d’abord par un travail de libération des codes, valeurs, lexique, de compréhension de leur rôle et de leur extension — par une pensée critique. À défaut, on leur permet d’être toujours valides, en les embellissant, et en en déployant les facultés d’adaptation.

Lire aussi Clothilde Dozier & Samuel Dumoulin, « La “bienveillance”, cache-misère de la sélection sociale à l’école », Le Monde diplomatique, septembre 2019. Les arts, malgré les appels aux facultés imaginatives, ne semblent guère faire partie des préoccupations de ceux qui entendent préparer le jour d’après et le monde de demain. C’est peut-être aussi bien, dans la mesure où on sent, au fond de tous ces élans, une propension à l’utile, l’utile au sens le plus étroit, l’utile à la santé, à la protection… Mais certains artistes se chargent d’établir le « cahier des charges d’un nouvel imaginaire ». C’est le cas au Théâtre de la Ville, à Paris, qui propose une « saison 20/21 solidaire et réinventée ». Une « troupe de l’imaginaire », composée d’artistes et de scientifiques, propose des « consultations poétiques et scientifiques » par téléphone, en quinze langues, dont, on ne sait pourquoi, sont exclues celles des ex-pays du « bloc soviétique », et entend travailler à surmonter les « frontières », physiques ou mentales, pour « créer une proximité et une amitié » afin de « traverser ensemble cette période inédite ». C’est très gentil. Un peu loin peut-être du théâtre, mais bienveillant, et en parfaite harmonie avec l’air du temps : « la culture va soutenir les soignants, les soignés, les confinés ». La culture, branche du care, voilà qui enfin la justifie. Autoproclamée utile, merveille. Version coronacompatible du fameux « lien social ». La sentimentalité kitsch de ce « nouvel imaginaire » témoigne avec promptitude de la valorisante transformation en « réinvention » de la toute simple et ancestrale capacité de suradaptation.

Le docteur Kluge, directeur régional de l’OMS pour l’Europe, évite de parler de réinvention et apparenté, mais, sur le site de l’organisation, approuve à sa façon les pistes tracées par le Théâtre de la Ville. « En fin de compte, il n’y a qu’une seule solution : agir avec gentillesse, agir avec amour, mais en respectant la distanciation physique ». Sans cette précision, on aurait pu faire une grande ronde, tout autour du monde…

Evelyne Pieiller

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