Apologie du bronzage

L’été arrive, et avec lui une question brûlante : s’exposer ou ne pas s’exposer. En guise de réponse, laissez-vous enflammer par six considérations intempestives, à fleur de peau.

1. Profondeur épidermique

J’ai conscience que le bronzage n’a pas bonne réputation. Ou plutôt, il est à la mode mais il paraît futile. La suspicion prévaut sitôt qu’apparaît une personne trop hâlée : bronzer, ne serait-ce pas superficiel ?

Cependant, je voudrais sauver le bronzage de ce genre de préjugés, car il me semble qu’il y a, dans le fait de changer de couleur de peau momentanément, de se dénuder sous le soleil et de s’offrir à sa brûlure, mieux qu’une habitude de vacancier désœuvré, un rite initiatique, voire une authentique expérience philosophique. Le bronzage est en rapport étroit avec la métamorphose. Qui ne rêve pas, avec raison, d’être métamorphosé ?

Il y a quelques années, je suis tombé un peu par hasard sur cette description physique de Friedrich Nietzsche, issue du livre de souvenirs que lui a consacré la philosophe Meta von Salis, Philosophe et Gentilhomme : « Cet homme, qui voyait dans la vanité un reste de servilité, n’avait rien des allures de l’érudit tout imbu de bourgeoise suffisance. Une voix feutrée, douce et mélodieuse, une élocution extrêmement posée, surprenaient au premier abord. Lorsqu’un sourire éclairait son visage basané par le grand air du Sud, où il faisait de nombreux séjours… » Je coupe là. Tout est attendu dans ce portrait, figé par l’admiration et l’amitié, sauf cette information qui claque comme une évidence : bien sûr, Nietzsche était basané. C’est même ce qui le distinguait, au premier coup d’œil, des universitaires allemands. Il n’avait pas cette couleur du navet poussé dans la serre des bibliothèques, sous l’éclairage des ampoules. Sa vie itinérante sur les plateaux de la Haute-Engadine, sur les rives du lac de Sils-Maria, à Naples, en Ligurie, s’apparentait à une quête de soleil, et pas du tout en un sens figuré : les hauteurs des Alpes suisses, les rives de la Méditerranée sont les zones du continent européen les moins nuageuses, celles où l’azur est le plus intense, où les UVA et les UVB cognent le plus fort. D’autant que Nietzsche marchait plusieurs heures chaque jour. Pour sûr, qu’il avait ce teint bruni que n’arborait guère, en ces temps-là, que le paysan – jamais le bourgeois.

Superficiel, le bronzage ? Nietzsche se méfiait du pathos de la profondeur et de l’esprit allemand égaré par la brume et les nourritures pesantes. À Ruta di Camogli, merveilleux village ligure qui surplombe les eaux de la mer à l’infini, Nietzsche a rédigé une préface au Gai Savoir dans laquelle il plaide la cause de l’épiderme : « Ah ! ces Grecs ! ils savaient vivre ! Pour cela, il faut, bravement, s’en tenir à la surface, au pli, à l’épiderme, adorer l’apparence, croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur… » C’était en 1882.

 

2. Bras croisés dans un jardin de bananes

En 1883, le 6 mai, Arthur Rimbaud envoie aux siens une lettre de Harar, en Abyssinie. Il s’y trouve mieux qu’à Aden, où la chaleur blanche lui fait perdre le goût de vivre. Dans l’enveloppe, il glisse trois portraits de lui : « Ces photographies me représentent, l’une, debout sur une terrasse de la maison, l’autre, debout dans un jardin de café ; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver […]. Ceci est seulement pour vous rappeler ma figure. »

Justement, cette figure. L’adolescent immortalisé par Nadar a disparu. Le poète a perdu ses traits de révolte juvénile. Il est mince. Sec comme un clou, dirait-on. Il porte un pantalon et une veste de drap blanc. Il croise les bras. On le devine tout angles, nerfs, muscles. Il a les cheveux courts, la lèvre ourlée d’une fine moustache. Il ressemble à un bagarreur, un aventurier, un marin – un Occidental en rupture de ban, qui a connu la vie dure, voilà ce qu’il est devenu. On ne la lui raconte plus. Effacées, la mollesse de la table des Vilains Bonshommes, la suavité de l’absinthe. Mais il y a un autre aspect frappant, dans le si beau cliché du jardin de bananes : Rimbaud est manifestement très bronzé.

Nietzsche, Rimbaud : ceux qui ont voulu fendre en deux les préjugés de l’Europe, qui ont forcé la vie et sont devenus destin, à la fin du XIXe siècle, ont commencé par changer leur couleur de peau. Ils sont devenus noirs. Ce sont, en matière de bronzage, nos éclaireurs.

 

3. Cuisson délicieuse

Pourquoi leur a-t-il paru si essentiel de bronzer, d’offrir leur corps au rayonnement ? Réponse : pour guérir. L’Europe, en cette fin de XIXe siècle, souffre d’un excès d’intellectualité. La classe bourgeoise s’est libérée des servitudes physiques ; elle n’a pas encore le goût des sports ; elle se démarque de la paysannerie et du prolétariat en ce qu’elle conserve les mains blanches. Pas que les mains. L’habit noir du bourgeois couvre de deuil une peau-linceul. Le corps bourgeois sent la charogne. D’ailleurs, la phtisie, la pneumonie, la tuberculose se diffusent dans cette Europe où l’on respire mal, par l’excès des gaz, des poêles, des fumées d’usine, des vapeurs des locomotives. Le molleton et la peluche pullulent en des logis qui rendraient un Apache asthmatique.

« Migrer vers le Sud, prendre un bain de soleil : c’est d’abord le parcours d’une régénération »

Migrer vers le Sud, prendre un bain de soleil : c’est d’abord le parcours d’une régénération. Influencé par la lecture de Nietzsche, par la manière dont le philosophe a scié les fondements des valeurs chrétiennes, André Gide publie L’Immoraliste en 1902. Son personnage, Michel, recherche cette autre morale qui le guérira de la morale dominante, l’attitude qui permettra enfin à son âme de coïncider avec son corps et ses désirs. Pour conquérir ce nouvel état, il doit se déshabiller. Quand on est nu, on ne peut plus se mentir à soi-même : on se tient ou bien droit ou bien courbé ; on est en forme ou pas ; le vêtement ne s’interpose plus entre l’image abstraite que nous nous faisons de nous-mêmes et notre réalité. « La vue des belles peaux hâlées et comme pénétrées de soleil, que montraient, en travaillant aux champs, la veste ouverte, quelques paysans débraillés, m’incitait à me laisser hâler de même. Un matin, m’étant mis à nu, je me regardai ; la vue de mes trop maigres bras, de mes épaules, que les plus grands efforts ne pouvaient rejeter suffisamment en arrière, mais surtout la blancheur ou plutôt la décoloration de ma peau, m’emplit et de honte et de larmes. Je me rhabillai vite. » Quelques minutes plus tard, Michel a trouvé un autre lieu, où il peut reprendre son premier essai à l’abri des regards : « Je me dévêtis lentement. L’air était presque vif, mais le soleil ardent. J’offris tout mon corps à sa flamme […]. Bien qu’à l’abri du vent, je frémissais et palpitais à chaque souffle. Bientôt m’enveloppa une cuisson délicieuse ; tout mon être affluait vers ma peau. »

Michel, qui séjourne quinze jours à Ravello, dans le sud de l’Italie, s’y prescrit une intense cure de soleil. Il découvre comme il est bon de sentir le souffle du monde sur sa peau. Bientôt son « épiderme tonifié » cesse de transpirer et sait se protéger par sa propre chaleur. Le dégoût de soi reflue ; une réconciliation s’amorce ; Michel finit par se trouver « harmonieux, sensuel, presque beau ».

 

4. Transfuges raciaux

Mais il n’y a pas que l’Occident chrétien qui gagne à prendre des coups de soleil. Je ne connais pas assez la culture japonaise pour comprendre pourquoi le teint pâle y est si prisé ; et pourquoi les touristes nippons, qu’on voit se promener souvent avec un masque de papier sur la bouche pour se protéger des microbes, font de surcroît assaut de précaution contre la lumière, arborant chapeaux, ombrelles, robes longues, parfois des gants… Le mépris que les citadins de Tokyo ou de Kyoto manifestent à l’égard des habitants d’Okinawa et des archipels du Sud suffit-il à expliquer cette manie de la pâleur, qui perdure en ce début de XXIe siècle ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que Yukio Mishima attaque ce culte de la blancheur dans son bref récit Le Soleil et l’Acier, avec un réquisitoire implacable. Mishima a publié ce livre en 1970, l’année même de son suicide rituel et public. Il s’y accuse d’avoir trop longtemps déshabité son corps, parce que sa seule demeure se trouvait dans le langage : « Lorsque j’examine de près ma petite enfance, je me rends compte que ma mémoire des mots a nettement antécédé ma mémoire de la chair. » Devenu très jeune virtuose, maniant dès 20 ans un nombre de caractères que seuls les très grands lettrés japonais parviennent, à la fin de leur vie, à maîtriser, Mishima a trop longtemps considéré que son corps n’était qu’un jardin qui entourait la maison de son moi. Il y laissait croître la mauvaise herbe. C’est pourquoi il lui a fallu un long cheminement personnel, avant de saisir qu’il devait se réapproprier son corps par l’acier – comprendre : les haltères, la musculation – et le soleil. Steel and sun : les deux outils de sa nouvelle vie. « C’est en 1952, se souvient Mishima, né en 1925, sur le pont du navire où j’accomplis mon premier voyage à l’étranger, que j’échangeai avec le soleil la poignée de main de la réconciliation. Depuis ce jour, je suis devenu incapable de lui fausser compagnie. Le soleil fut désormais mon compagnon sur la grand-route de la vie. Petit à petit, ma peau a bruni sous son hâle, signe que j’appartenais à l’autre race. »

« Dans la mode du bronzage, ne faut-il pas voir une sorte d’antiracisme pratique et pas seulement une vanité ? »

Transfuge racial : s’il fallait invoquer, dans ce plaidoyer pour le bronzage, un seul argument, ce serait peut-être celui-là. Tandis que la couleur de peau, caractère éminemment secondaire, continue de constituer le premier facteur de discrimination entre les êtres humains sur cette planète, je propose de songer à un monde utopique, dont les habitants se diviseraient en deux groupes, A et B. Durant les six premiers mois de l’année, les A seraient noirs et les B blancs. Les six mois restant, les A seraient blancs et les B noirs. Résultat : le racisme ne disparaîtrait peut-être pas, car il est probable que les différences de couleur de peau continueraient d’exacerber des pulsions de rejet et de désir mêlées, mais cela n’aurait rien d’une tragédie, cela relèverait d’un jeu avec des rôles interchangeables. Bien sûr, cette petite fiction est une vue de l’esprit. Cependant, l’ardeur que mettent les Blancs – d’Europe, des États-Unis, d’Australie – à se faire bronzer est telle qu’ils ne gardent pas la même couleur de peau toute l’année. N’est-ce pas là que bronzer devient un acte politique : le Blanc se fait Noir en août et ne retrouve sa blancheur qu’en décembre ; cela signifie-t-il que personne ne croit réellement à la supériorité des hommes à peau claire, et surtout pas ces derniers ? Dans la mode du bronzage, ne faut-il pas voir une sorte d’antiracisme pratique et pas seulement une vanité ?

 

5. L’inflation du plaisir universel

Bien sûr, je n’ai tenu jusqu’ici qu’un discours d’en haut. Je pressens déjà les objections. Nietzsche, Rimbaud, Gide, Mishima : je n’ai parlé que des précurseurs, des bronzeurs de première génération – bref, la crème de la crème. Ne devons-nous pas jeter un autre œil sur le hâle, moins enchanté, dès l’instant que celui-ci est devenu un phénomène de masse ? Par un mécanisme bien connu de distinction sociale, les goûts de l’avant-garde ont fait école et se sont propagés dans toutes les catégories socioprofessionnelles. Jadis, quelques esprits libres ont fait le choix anticonformiste de s’exposer au soleil – aujourd’hui, les plages de Cannes, de la Costa del Sol, de Miami sont des grils à ciel ouvert. Le bronzage n’y aurait-il pas perdu son caractère libérateur ?

Avant d’aller plus loin, une observation : en fait, le mécanisme de la distinction sociale n’a jamais cessé d’opérer. Sous l’Ancien Régime, de même qu’au XIXe siècle, c’est le paysan, le campagnard qui sont tannés. Leur teint n’a pourtant pas grand-chose de commun avec le bronzage tel que nous le concevons : ils sont rouges et bruns partout où leur corps est découvert, sur la face, les mains, les bras. Appartenir à la haute, c’était se préserver de ces marques parcellaires. Seulement, du XIXe siècle à nos jours, un nouveau prolétariat est apparu : ce sont les employés de bureau. Il suffit de relire Dostoïevski, Le Double par exemple, ou bien la nouvelle Bartleby de Melville, ou le Journal de l’intranquillité de Pessoa, ou La Métamorphose de Kafka : les personnages de toutes ces histoires sont de petits employés, fonctionnaires, clercs de notaire, comptables, représentants de commerce. Le héros du Double se découvre substituable : un jour, est engagé dans son bureau, au même poste que lui, un type qui se trouve être son sosie parfait et porter le même nom que lui. Serait-il devenu fou ? Bartleby bloque obtusément quand on lui donne certains ordres, Bernardo Soares qui tient son journal intranquille est un insomniaque, le Gregor de Kafka se retrouve un beau matin transformé en vermine. L’employé de bureau est la nouvelle figure repoussoir. Dans ces conditions, bronzer, c’est apporter la preuve… qu’on ne passe pas sa vie au bureau. C’est ce qui fait, dans nos contrées, le prestige social incontestable d’un bronzage soutenu en février : cela démontre qu’on est en vacances quand les autres ne le sont pas et qu’on a les moyens de changer d’hémisphère. Luxes suprêmes. Dès que les herses qui nous tiennent enfermés dans nos espaces de travail sont ouvertes, au début de l’été, nous nous ruons, nous les salariés du tertiaire, sur les plages, afin d’avoir l’air d’autre chose que d’êtres humains qui passent leur temps assis devant un ordinateur, sous des néons ! Mais la logique est immuable : autrefois, on restait blanc pour ne pas avoir l’air d’un paysan ; aujourd’hui, on bronze pour ne pas avoir l’air d’un employé.

« C’est l’inflation du plaisir universel dans le cauchemar d’un salon nautique permanent »

Paul Morand, Bains de mer

Sur la massification du bronzage, il est un court récit suprêmement instructif, Bains de mer de Paul Morand, publié en 1960. Fortuné, jet-setteur, Morand fut de la première vague des baigneurs, qui a mis, dans l’entre-deux-guerres, les plages à la mode. Il raconte comme on allait à l’Océan en décapotable, dans les Années folles, et comme on ôtait son peignoir pour le rejeter sur le sable avant d’entrer en maillot dans les flots… De grandes premières. Sauf que, bien sûr, les plages sont devenues un lieu commun, partagé, et la baignade un loisir populaire. L’an 1 des congés payés, 1936, n’y a pas été pour rien. Dans le dernier chapitre de son autobiographie balnéaire, Morand comprend avec une sorte d’effroi qu’il est un peu responsable d’avoir rendu les plages si bondées, il a initié une tendance dont il n’assume plus les conséquences : « Ces corps allongés, côte à côte sur les plages, qui font penser à des poulets cuits en série à l’ultraviolet, cachent-ils du moins des cœurs heureux ? Est-elle vraie, leur pureté édénique ? Et mes paradis d’autrefois, que sont-ils devenus ? Des enfers balnéaires… De Royan jusqu’à Montego Bay, c’est épouvantable ; en trente ans, tout a été saccagé. » Et Morand, qui ne craint certes pas d’être accusé de démagogie excessive, de se plaindre amèrement de ce « pullulement de vivants hors d’un chaudron de Jérôme Bosch, de vivants aussi nombreux que des poux de sable, la valise tourne-disque à la main, ou le transistor pendu au cou, la peau éclatée comme un vieux tambour crevé sous la charge que lui bat le soleil ». D’une formule, il condense sa critique : « C’est l’inflation du plaisir universel dans le cauchemar d’un salon nautique permanent. » A-t-il raison d’être alarmé ou reste-t-il un indécrottable snob ?

La forme d’une plage change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel. Morand en fait tout de même un peu trop, et nous sommes, en 2016, revenus de sa stupéfaction. N’y a-t-il pas aussi une sorte de poésie désenchantée dans l’étalage balnéaire ? Quelque chose comme un pas de plus dans l’aventure de l’humanité, une vision des prémices de la fin de l’Histoire, un aperçu du loisir final ? C’est ce que suggérerait, par exemple, ce quatrain désabusé de Michel Houellebecq :

« Les corps empilés sur le sable,

Sous la lumière inexorable,

Peu à peu se changent en matière ;

le soleil fissure les pierres. »

Se faire matière, se changer en choses : la réification de l’être humain est, peut-être, un phénomène encouragé par la société marchande, mais n’est-elle pas aussi, parfois, une source de plaisir ? On se laisse réifier par le sommeil. Ou par un bain subit dans l’eau très froide. Ou dans le rapport sexuel. Et voilà qu’on est pris, saisi comme une chose, le corps est là dans sa masse, son poids, mais aussi dans son évidence. Elles ne sont pas si nombreuses, ces expériences où il nous est donné d’éprouver notre peau. Allons plus loin : ce que les philosophes ont décrié sous le mot de réification, n’est-ce pas un état où le toucher – le moins subtil, le moins sublime de nos sens – prend le pas sur la vue, l’audition, le goût, l’odorat ? Nul doute qu’une affirmation soudaine et brutale de la puissance du toucher puisse être vécue comme une éclipse du sujet, une mise entre parenthèse de toutes nos facultés intellectuelles supérieures. Eh bien ? Et si elles étaient précieuses, ces minutes où, notre peau réagissant à une stimulation extérieure, nous nous éprouvons comme changés en matière ? La vérité, c’est que nous ne sommes que matière. Nous sommes composés de cellules, elles-mêmes composées d’atomes. Se sentir bloc de matière, impression qui ne peut passer que par la peau, je crois, n’est-ce pas se connaître soi-même tel qu’on est vraiment ? S’allonger sur une plage, presque nu, au soleil, serait-ce une forme pour ainsi dire muette d’introspection, libérée du langage ?

 

6. La santé au plus haut des cieux

Toutefois, il n’est pas exclu que le bronzage, de répandu qu’il est devenu, redevienne un choix d’insoumission. Le couvercle du chaudron, que Paul Morand croyait scellé pour longtemps, est peut-être en train de s’ouvrir. J’ai lu avec grande satisfaction cette recommandation officielle de l’Organisation mondiale de la santé sur le rayonnement ultraviolet : « Il n’existe rien de tel qu’un bronzage sain ! La peau produit un pigment foncé, la mélanine, pour se protéger des lésions dues au rayonnement UV. Cette coloration de la peau offre une certaine protection contre les coups de soleil. […] Toutefois, il n’offre aucune protection contre des lésions à long terme pouvant aboutir à un cancer cutané. Le bronzage peut être souhaitable pour des raisons esthétiques, mais dans les faits, il n’est rien d’autre qu’un signe indiquant que la peau a été endommagée et qu’elle a essayé de se protéger. […] Les UVA qui pénètrent dans les couches profondes de la peau cassent le tissu conjonctif : la peau perd progressivement de son élasticité. Les rides, les affaissements et les poches sont le résultat habituel de cette perte d’élasticité. » Rien ne manque à cet argumentaire, qui invoque le spectre du cancer et l’imminence du vieillissement, les deux hantises absolues de notre temps. Voilà donc les joies balnéaires dans le collimateur de l’idéologie sanitaire. Mais ce topo alarmiste ne surprendra pas un lecteur de Gide : si nous n’avons plus, aujourd’hui, des prescriptions morales très coercitives, si le catéchisme chrétien n’édicte plus les normes dominantes, la quête de la santé représente un dogme d’un genre nouveau. C’est aux statistiques de santé publique que nos contemporains demandent des règles pour savoir comment se comporter, bien davantage qu’au prêtre. Qu’est-ce qui n’est pas cancérigène, qu’est-ce qui permet de repousser le vieillissement ? Il fallait du courage, autrefois, pour pécher en bravant les flammes de l’enfer ; il en faudra bientôt pour fumer, boire un verre de vin, manger de la viande rouge ou s’allonger sous le soleil sans protection et sans crème. Une bonne dose de liberté d’esprit est indispensable pour défier l’emprise des sermons hygiénistes. Tant mieux ! L’OMS va peut-être redonner au bronzage le statut d’un plaisir sauvage.

« Il y a, dans le bronzage, comme un don de soi, une ouverture aux puissances de la nature »

Pourquoi économiser son « capital peau », selon une expression que j’ai entendue ici ou là ? Après tout, la peau n’est pas un capital à épargner, elle est la frontière même de notre être ; elle seule nous garantit de pouvoir vivre en un certain lieu, en ce monde ; elle nous contient davantage que nous ne la possédons. Aussi, je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, mon choix est fait : cet été, je m’exposerai au soleil. À quoi bon la crème ? Le coup de soleil, l’épreuve des premiers jours font partie intégrante du délice. Il y a, dans le bronzage, comme un don de soi, une ouverture aux puissances de la nature. Je n’aurai, malheureusement, qu’une quinzaine de jours pour me livrer à ces bains de soleil. Ce sera sur une petite plage de Ligurie, à l’ouest de Ruta di Camogli. Et ces heures-là compteront parmi les plus heureuses de l’année. J’ignore quels sont vos projets pour les mois de juillet et d’août, en tout cas, j’espère qu’après la lecture de ces lignes vous ne ressentirez pas le moindre scrupule philosophique à vous allonger en maillot de bain sur une serviette. Loin de dévaluer cette occupation, une certaine tradition de pensée pourrait même la faire rayonner. Bronzer fait mal ? Comme tout ce qui est juste et bon.

Par Alexandre Lacroix

Directeur de la rédaction