L’époque n’a décidément pas tourné la page de Mai 68. Véritable obsession politique, la grande révolte étudiante et ouvrière française focalise espoirs et hantises, fantasmes et nostalgies, louanges et acrimonies. A droite, les idées de Mai 68 sont accusées d’avoir piétiné les anciennes hiérarchies, démembré la famille, destitué la nation, dévalorisé le travail, détruit l’autorité du maître. En 2007, Nicolas Sarkozy assurait : ” Mai 1968 nous a imposé le relativisme intellectuel et moral. ” Et qu’il devait être ” liquidé une bonne fois pour toutes “. En 2014, l’essayiste Eric Zemmour explique que le triptyque soixante-huitard ” dérision, déconstruction, destruction “ mène la France au bord de l’abîme, alors que La Manif pour tous détourne les codes esthétiques des affiches de Mai 68 au service de son opposition au mariage gay.
A gauche, une critique radicale s’en prend aux auteurs des sixties, qui seraient les fourriers du néolibéralisme. Le concept de ” gouvernementalité ” forgé par Michel Foucault serait celui de ” gouvernance ” des managers globalisés et le ” rhizome ” de Gilles Deleuze aurait accompagné l’avènement de la société capitaliste en réseaux… Régis Debray écrivait en 1978 que Mai 68 fut ” le berceau de la société bourgeoise “, car il fallait libérer les mœurs afin d’accroître la consommation de ces ” enfants de Marx et du Coca-Cola “, comme disait Jean-Luc Godard.
Et voici que Donald Tusk, président du Conseil européen, assure que ” l’atmosphère aujourd’hui est très similaire à 1968 en Europe “ et qu’il sent ” un état d’esprit, peut-être pas révolutionnaire mais d’impatience. Mais quand l’impatience devient un sentiment collectif, elle peut conduire à une révolution “. Avant d’ajouter qu’en Europe ” nous avons trop de Rousseau et de Voltaire et trop peu de Montesquieu “.
D’où l’envie de faire dialoguer l’historienne Elisabeth Roudinesco et le philosophe Marcel Gauchet, afin d’évaluer la pertinence de la ” pensée 68 ” pour nous orienter dans nos temps déboussolés. Tous deux ont lu avec enthousiasme ces auteurs – Althusser, Foucault, Lacan, Deleuze, Barthes, Bourdieu ou Derrida – qui dépoussiéraient une université sclérosée et renouvelaient les cadres de la pensée. Mais, pour Elisabeth Roudinesco, cette galaxie reste féconde pour penser le présent, notamment les ” questions sociétales “ et le ” droit des minorités “, alors que, pour Marcel Gauchet, elle est ” inopérante “ et même ” désastreuse “, notamment sur le plan de la politique scolaire.
La critique de la pensée 68 n’est pas nouvelle. On la doit notamment à un ouvrage homonyme, coécrit par les philosophes Luc Ferry et Alain Renaut. Dans La Pensée 68 (Gallimard, 1988), en effet, les deux auteurs brocardaient ” l’anti-humanisme “ théorique de tous les auteurs qui, à l’instar de Foucault, proclamaient ” la mort de l’homme ” et proposaient un ” retour au sujet “ pour mieux entrer dans l’âge démocratique.
Même si la pensée 68 est une construction a posteriori – ” Althusser à rien “, écrivaient alors les insurgés sur les murs des temples du savoir assiégés – et qu’elle s’incarne peut-être davantage dans les idées situationnistes que dans les analyses structuralistes, son examen demeure un impératif, tant les querelles à son endroit sont encore vives.
Face à la contre-révolution conservatrice des populismes droitiers et ” l’idéologie réactionnaire “ des oligarques à ” l’esprit versaillais “, dixit Elisabeth Roudinesco, mais aussi devant ” l’indignation impuissante “ de la gauche protestataire, selon Marcel Gauchet, le temps est revenu de mettre de nouveau la plume dans la plaie.
Nicolas Truong