Le réalisateur argentin Lisandro Alonso confie avoir été ” sidéré ” par l’acteur danois, qu’il a fait tourner dans son quatrième long-métrage, ” Jauja “
Figure de proue du nouveau cinéma argentin, -Lisandro Alonso, 39 ans, a construit avec La Libertad, Los Muertos et Liverpool, une oeuvre poétique magnétique, sous-tendue par d’intenses questionnements métaphysiques.
Avec Jauja, il reste fidèle à son style, tout en greffant dans son système ascétique la présence de la star internationale Viggo -Mortensen, et en désertant le temps présent pour le XIXe siècle. Le film fut présenté à Cannes en 2014, dans la section Un certain regard.
Comme vos films précédents, ” Jauja ” s’inscrit dans un paysage sauvage, aride, déserté par l’homme. D’où vous vient cette attirance ?
J’habite Buenos Aires, une ville de 10 millions d’habitants. Le cinéma me permet d’explorer ce genre d’endroits. Aller à la rencontre de la nature, et lutter pour mettre en boîte un film, c’est assez romantique… J’aime me rendre dans des endroits où je peux observer sans que personne ne vienne me distraire, ni m’interrompre. J’aime observer les petits gestes, pouvoir comprendre ce que fait un personnage, pourquoi il est là, sans qu’il y ait besoin de mots.
Comment est né ” Jauja ” ?
Une amie est tombée amoureuse d’un Philippin, elle est partie vivre avec lui, et ils sont tous les deux morts assassinés là-bas, par des voleurs qui s’étaient introduits dans leur maison. Son père a dû venir sur place pour faire rapatrier son corps. Tout est venu de là : l’idée de l’étranger, de tomber amoureux en pays lointain, les conséquences sur les parents… J’ai ensuite voulu transposer cette idée en Argentine.
Et puis j’ai rencontré le poète argentin Fabian Casas. L’idée lui plaisait, il en avait d’autres de son côté. C’est lui qui a voulu inscrire cette histoire dans une autre époque. Au départ, le personnage devait être anglais, mais Fabian m’a appris que Viggo Mortensen avait des papiers danois. Il le connaissait personnellement. Nous avons écrit le personnage en pensant à lui. Le scénario ne fait qu’une vingtaine de pages, mais il a mis plus de deux ans à trouver sa forme.
Viggo Mortensen a vécu en Argentine…
Oui, et il y est resté très attaché. Je l’avais rencontré en 2006, au Festival de Toronto, j’avais été sidéré par son aisance en argentin, y compris en argot ! Ce qui l’a vraiment motivé dans Jauja, c’était le fait que le film devait aussi bien être danois qu’argentin – qu’il soit tourné dans les deux pays, avec des techniciens des deux pays, que les deux langues y soient parlées dans des proportions comparables…
Il s’est impliqué dans le projet de manière étonnante, beaucoup plus qu’on ne l’avait imaginé. Il est intervenu sur le scénario, s’est investi comme coproducteur, a écrit la musique, participé au travail de sous-titrage en danois, au choix de l’affiche, toujours avec beaucoup de précision. C’est lui, en outre, qui a suggéré de faire appel à Ghita Norby, qui est une grande actrice danoise, pour jouer la vieille femme dans la caverne. Son implication a été infaillible, jusque dans la promotion du film. Il a refusé de jouer dans le prochain film de Tarantino pour pouvoir accompagner la sortie – ainsi que celle de Loin des hommes, le film français de David Oelhoffen sorti en janvier – . Pour cela, je lui voue une reconnaissance éternelle. Je ne sais pas s’il me sera donné encore une fois de tourner avec un acteur aussi noble.
Quel sens cela avait-il pour vous d’accueillir un tel mythe du cinéma dans votre système, dont les principes ont toujours été anti-spectaculaires ?
Oui, Viggo Mortensen est un mythe. Sa présence rendait plausibles l’onirique et le fantastique. Elle rendait la fiction vraisemblable. Sans lui, à vrai dire, le film m’intéressait beaucoup moins… Le simple fait de le voir apparaître en costume, avec son épée, suffisait à propulser Jauja dans des sphères que mes films précédents n’avaient jamais atteintes. J’étais, par ailleurs, attiré par cette capacité qu’il a de faire passer beaucoup par son expression, souvent sans parler.
Tourner avec l’acteur du Seigneur des anneaux, c’était bien sûr me donner la possibilité d’ouvrir la porte de mon cinéma, qui est plutôt fermé, confidentiel. Mais l’enjeu consistait à le démystifier en l’amenant vers quelque chose de très différent de ce pour quoi il est connu. Il n’était pas là pour me faire basculer dans une veine commerciale. Evidemment, j’avais un peu peur de décevoir les gens venant voir Viggo Mortensen, et se retrouvant devant… mon cinéma.
Comment vous êtes-vous adapté à lui, vous qui tournez généralement avec des non-professionnels ?
Je lui ai demandé ce qu’il fallait dire aux acteurs professionnels. Il m’a répondu : ” Si la prise est bonne, tu dis qu’elle est bonne, et si elle ne l’est pas, tu dis quand même qu’elle est bonne, mais qu’on va la refaire. ” Au début, je lui demandais de jouer avec plus d’intensité, de dramatiser davantage. C’est lui qui n’a pas voulu, il sentait que cela détonnerait avec le jeu des autres acteurs.
Le film est inscrit dans un -contexte historique précis, à la fin du XIXe siècle, pendant la guerre menée contre les populations indigènes. Pourquoi ce moment ?
La première étape d’un film, pour moi, ce sont les repérages. Ce lieu où j’ai voulu tourner est totalement inaccessible. Je voulais y introduire un étranger, qui s’y sente totalement désorienté, hors du temps, hors de tout. Personne ne va dans cette région aujourd’hui. Il n’y a pas de routes, pas de connexions téléphoniques, rien. Cela aurait été compliqué, du coup, d’y introduire des personnages contemporains. En revanche, c’est le lieu où ont été exterminés les derniers indigènes, pendant la campagne du désert, en 1882. Un Argentin reconnaîtra forcément l’histoire, mais nous avons délibérément gommé les références factuelles : on ne parle pas des Indiens Mapuche mais des «Têtes de coco», aucun nom de personnage historique n’est évoqué… C’est vraiment l’histoire d’un père qui cherche sa fille et perd le nord.
Les couleurs sont vives, saturées, surréelles. Pourquoi ce parti pris ?
Les couleurs étaient dans le paysage. Timo Salminen – chef opérateur attitré d’Aki Kaurismaki – aime bien saturer les couleurs, et cela me convenait. C’était une manière d’arracher le film au naturalisme. Mon travail, tel que je l’envisage, consiste essentiellement à réunir des gens que j’admire, et que j’aime bien, pour former une équipe. Après, je les laisse faire à leur manière. Ce serait un peu idiot de ma part de faire venir quelqu’un dont le travail m’inspire pour le plier à ma manière de faire.
D’où sortent ces drôles de chiens qui accompagnent les personnages ?
Ce sont des loups irlandais. Des chiens bizarres, en effet, trop grands, un peu sauvages, qui chassaient les loups pour les empêcher de manger les moutons en Irlande. On a eu beaucoup de mal à en trouver, il n’y en a qu’un ou deux dans toute l’Argentine. Pendant qu’on écrivait le scénario, Fabian travaillait à un roman dans lequel je piochais : le protagoniste était un chien. Ils viennent de là.
” Jauja ” est un film totalement ouvert à l’interprétation. Avez-vous, pour votre part, une vision très claire du récit ?
Je ne suis sûr de rien. Le scénario est vraiment un point de départ, pour moi. Ensuite, le film se tourne un peu au petit bonheur la chance. Beaucoup de scènes sont improvisées. Au montage, l’ordre des scènes est chamboulé. Peut-être me faudra-t-il deux ou trois ans pour comprendre le film. Peut-être ne le comprendrai-je jamais vraiment. De toute façon, raconter des histoires ne m’intéresse plus beaucoup. J’ai envie de faire des films comme on peint une toile. Dans un tableau, on n’a pas besoin d’expliquer pourquoi il y a du rouge ici, du vert là : ce qui compte, c’est l’émotion esthétique.
Propos recueillis par Isabelle Regnier