Singularité du cinéma est-allemand
Derrière le Mur, tout était laid : c’est armés de cette conviction que les dirigeants ouest-allemands détruisirent après 1990 les infrastructures culturelles érigées en République démocratique allemande. Parmi elles, les studios de cinéma DEFA. Malgré la censure, des réalisateurs y firent éclore des formes nouvelles et audacieuses.
En décembre 1965, le plénum du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) dénonce deux films de fiction récents pour « faux libéralisme, pessimisme et scepticisme » ; puis il bloque les dix films en cours de la Deutsche Film AG (DEFA), le studio cinématographique d’État, soit la quasi-totalité de la production annuelle (1). La possibilité d’un renouvellement en profondeur du cinéma, phénomène qui se produit alors un peu partout, y compris en Union soviétique et dans plusieurs pays socialistes d’Europe, s’évanouit. La méfiance réciproque entre les cinéastes et le pouvoir est définitive.
L’histoire de la censure cinématographique court tout au long des quarante années de la République démocratique allemande (RDA), avec une intrication des instances et des motivations. Outre le Bureau politique, le Comité central du parti-État et le ministère de la culture, dont dépend le studio (le président du Conseil d’État Walter Ulbricht voit lui-même les films) (2), il faut compter avec la hiérarchie du studio même. Ainsi, Frank Beyer doit faire produire par la télévision son adaptation du roman de Jurek Becker Jakob le menteur, que la DEFA a refusée, mais qu’elle distribuera néanmoins ensuite, pour un de ses rares succès internationaux. L’Union soviétique peut aussi intervenir, qui fait bloquer pendant treize ans Chercheurs de soleil, de Konrad Wolf (1958), pour ne rien dire de la susceptibilité de la Pologne voisine. Même Victor Hugo n’est pas sûr : la coproduction Les Misérables (1958), avec Jean Gabin, sort avec un an de retard sur la France, après avoir subi coupes et changements de texte. Et, jusqu’en 1988-1989, la distribution des films soviétiques de la glasnost (transparence) est entravée.
Fondée en 1946, la DEFA héritait de l’infrastructure de l’Universum Film-Aktiengesellschaft (UFA), capitaliste, puis nationalisée par le régime nazi — plateaux, laboratoires, techniciens de grande envergure , mais aussi des habitudes du cinéma national-socialiste. Le studio, le fameux Babelsberg, est soumis à une production à l’ancienne, sur le modèle de l’UFA et de Mosfilm, le principal studio soviétique — ce qui convenait aux pionniers de la DEFA comme Slátan Dudow, collaborateur de Bertolt Brecht au théâtre et au cinéma avant 1933, ou Wolfgang Staudte, le réalisateur du film Les assassins sont parmi nous (1946), mais moins à l’époque de la Nouvelle Vague. Ce qui contraint surtout l’activité, c’est le poids de l’autorité politique sur les auteurs, qui entraîne un choix de sujets conforme à la vision officielle, des adaptations littéraires académiques, un contrôle à toutes les étapes, des scénarios approuvés à la virgule près et, dès lors, une survalorisation du texte (3). En 1965, les fictions de la DEFA ont déjà une réputation de médiocrité, et les cinémas se vident. « On vous a interdit un an de films, et personne n’a rien remarqué », observera un réalisateur tchèque après le plénum (4).
On aurait pourtant tort de prendre le cinéma de la RDA pour une extension de la langue de bois officielle. Comme il arrive dans des cultures étroitement contrôlées, les aspirations des créateurs et le discours tenu au sommet suivent des évolutions distinctes. Les films de 1965 — terminés ou reconstitués autour de 1990 — composent un ensemble fortement novateur. Sans copier le modèle néoréaliste, leurs auteurs sortent dans la rue et la nature, et tirent parti d’interprètes exceptionnels, souvent formés par le Berliner Ensemble, le théâtre fondé par Brecht. La plupart attaquent de front une hiérarchie sclérosée et appellent à un renouvellement de la conception du socialisme. Ils traitent sans précautions oratoires de la vie sociale, du formalisme qui remplace le politique, des rapports de travail. Ils montrent des personnages contradictoires, héros ou non, et des communistes routiniers ou fidèles à leur idéal d’origine, ou les deux à la fois. Le chef d’équipe de Trace des pierres (Frank Beyer) comme les jeunes de Berlin au coin de la rue (Gerhard Klein) s’opposent par un comportement « anarchiste » aux autorités du Parti et de l’usine. Dans Karla, de Herrmann Zschoche, premier scénario d’Ulrich Plenzdorf, qui deviendra célèbre en 1972 pour son roman Les Nouvelles Souffrances du jeune W., une institutrice rejette un enseignement qui, sous prétexte de défendre le socialisme, prêche la falsification de l’histoire. Nés en 1945 (Jahrgang 45), du documentariste Jürgen Böttcher, met en scène, autour d’un couple prêt à divorcer, une vie d’errance. Les autorités, l’idée même de pays socialiste en sont absents. Böttcher s’intéresse aux visages et aux corps, à un paysage urbain découvert progressivement. Peu de films des nouvelles vagues des mêmes années parviennent à un tel point de dédramatisation.
Les auteurs mis à l’index à la fin de 1965 sont traités inégalement : contraints à l’autocritique, chassés du studio ou simplement réprimandés. Böttcher, ainsi, retournera au documentaire. « L’interdiction a ouvert une blessure qui a mis longtemps à guérir », écrira Zschoche. Dans l’esprit de « réhabilitation idéologique » du studio, les films sur la vie quotidienne présentent désormais les conflits comme de simples drames émotionnels destinés à être résolus — ce que le cinéaste appelle le « mélodrame socialiste » (5).
En 1968, J’avais 19 ans, de Konrad Wolf, fait exception. Ce film, l’un des meilleurs de l’histoire de la DEFA, attire plus de 3,2 millions de spectateurs. Grandi en exil à Moscou (6), revenu en Allemagne à 19 ans avec l’Armée rouge comme « officier détaché à la culture », Wolf s’inspire là d’épisodes qu’il a vécus pendant les derniers jours de la guerre. Dans tous ses films, il aborde des sujets difficiles, de la déportation des Juifs (Étoiles) à la marque laissée par le nazisme (Maman, je suis vivant) et au présent du pays : Le Ciel partagé, L’Homme nu sur le stade… Cinéaste, personnage officiel, débatteur polémique, enseignant, lucide sans doute parce que partagé entre deux cultures, Wolf reste une conscience de la culture de la RDA.
Si Zschoche et quelques réalisateurs (Heiner Carow, Egon Günther) et scénaristes (Becker, Plenzdorf…) sont demeurés fidèles à leur volonté de ne pas mentir sur le pays, l’élan et l’énergie des films de 1965 se perdent au cours des années suivantes. C’est le moment d’un cinéma « civique », timide, quand les films ne sont pas une nouvelle fois soumis à la censure : Les Russes arrivent, de Carow (1968) ; Jadup et Boel, de Rainer Simon (1980).
Les réussites tiennent à des figures de femmes, reflet d’un des accomplissements politiques du pays : une « citoyenne consciente » qui cherche le troisième homme de sa vie dans Le Troisième (Egon Günther, 1972) ; la décision de rompre avec les conventions et de faire place au désir physique dans le grand succès La Légende de Paul et Paula (Carow et Plenzdorf, 1973), vu comme le film d’une génération ; le premier amour dans Sept Taches de rousseur (Zschoche, 1978), gifle à la vieille pudibonderie allemande, qui transpose Roméo et Juliette dans une colonie de vacances (1,1 million de spectateurs)… jusqu’aux rêves de Solo Sunny, ouvrière devenue chanteuse en tournée, héroïne paumée du dernier film de Konrad Wolf (1979).
Jusqu’au bout, le cinéma de fiction est partagé entre sa frilosité et un besoin de courage jamais satisfait, sinon par le choix de sujets osés quand il est déjà trop tard : le dialogue entre communistes et chrétiens (Que l’un porte le fardeau de l’autre, de Lothar Warneke, 1988), l’homosexualité (Coming Out, de Carow, 1989)… Si les films, comme les manuscrits, ne sont pas brûlés, les hommes vieillissent et s’usent : « Une chose qu’on ne peut pas nous rendre, c’est le temps », disait Heiner Carow (7).
Mais le documentaire suit un chemin différent. À partir des années 1960, il apparaît comme la forme majeure du cinéma de la RDA. Le vétéran Karl Gass, formé au travail de groupe par les actualités, encourage les jeunes cinéastes à pratiquer un filmage effacé et patient, avec du matériel léger. Le festival du documentaire de Leipzig fait découvrir les formes multiples du cinéma politique et de la contre-information, avec la présence de novateurs comme Richard Leacock ou Chris Marker. Le studio de documentaires de la DEFA permet à de nouveaux talents de s’épanouir et de sortir du format du Kulturfilm ultramonté et commenté, au profit d’un regard plus vif.
Sujet obligé depuis les débuts de la République, la dénonciation de l’impérialisme est désormais assumée par les films du tandem Walter Heynowski – Gerhard Scheumann. Ils cherchent leurs sujets dans la dénonciation vigoureusement propagandiste de l’Allemagne fédérale et de la permanence du national-socialisme, ou de l’impérialisme occidental (un cycle sur le Chili, un sur le Cambodge), avec des procédés d’enquêteurs infiltrés, se faisant passer pour des Allemands de l’Ouest auprès de leurs interviewés (Augusto Pinochet dans J’étais, je suis, je serai).
Les autres documentaristes sont curieux de l’existence dans le temps et dans l’espace de leur jeune pays. Leurs films, que la dramaturgie traditionnelle n’entrave pas, s’adressent à leurs concitoyens, mettent l’accent sur le monde du travail, sur la vie des femmes. Le Secrétaire (1967), de Böttcher, suit l’activité quotidienne d’un fonctionnaire du Parti, peu respectueux des formes hiérarchiques, au milieu des ouvriers. Peintre et cinéaste, Böttcher réalise, de Blanchisseuses (1972) à Aiguilleurs (1984) ou La Cuisine (1987), des documentaires d’observation de métiers, de gestes et de visages : son direct, observation patiente, sentiment de la durée, non-interventionnisme, disparition tendancielle du commentaire.
Plus jeune, Volker Koepp est un personnage de ses films, intervenant à la première personne et dialoguant avec ses interlocuteurs. Entre 1973 (Saluts de Sarmatie) et 2013 (En Sarmatie), il arpente la plaine qui va de la Baltique à la mer Noire, la Sarmatie de l’Antiquité, zone intermédiaire parcourue à travers l’histoire par des guerres et des populations déplacées, devenue son pays imaginaire et son modèle réduit du nouveau siècle. C’est là, « à l’est de l’Elbe », qu’il témoigne en 1992, dans Bric-à-brac (Sammelsurium), de la mise en vente de la RDA, « pays transformé en musée où les antiquaires et les guides sont au travail ». La promenade dans l’espace et l’histoire croise la mémoire intime de Koepp, celle de ceux qu’il questionne, et celle des actualités.
Ce parcours dans le temps est un trait propre au documentaire de la RDA. Les cinéastes s’y attachent dans la durée à un lieu, ville, usine, lycée, à un groupe d’individus. Le projet le plus démesuré est celui de Winfried Junge, qui suit de 1961 à 1979, puis jusqu’à 2007, les enfants de la ville de Golzow scolarisés en 1961, et en tire dix-neuf films (8). Volker Koepp filme pendant vingt-trois ans Jeunes Filles à Wittstock, dans une région agricole brutalement industrialisée. Renvoyé de l’école de cinéma, Thomas Heise lance des bouteilles à la mer avec des films qui reparaîtront vingt ans plus tard, examinant le sort peu enviable des citoyens d’Eisenhüttenstadt ou de Berlin. Ainsi ces cinéastes témoignent-ils du présent d’un petit pays et de la mémoire du passé proche, dans la conscience qu’un socialisme ne peut devenir réalité que sur un temps long — un temps qui n’a pas été accordé à la RDA.
La DEFA est privatisée dès l’union monétaire. Dirigé pendant six ans pour la Treuhand (organisme chargé de piloter la privatisation des biens de l’ex-RDA) par un cinéaste d’Allemagne de l’Ouest, Volker Schlöndorff (9), le studio peut rester en activité comme prestataire de services et coproducteur de superproductions internationales. Les réalisateurs de la DEFA se sont peu adaptés aux nouvelles conditions et travaillent pour la télévision ou dans l’enseignement.
Bernard Eisenschitz
(1) Ralf Schenk, Eine kleine Geschichte der DEFA : Daten, Dokumente, Erinnerungen, DEFA-Stiftung, Berlin, 2006.
(2) Cyril Buffet, Défunte DEFA. Histoire de l’autre cinéma allemand, Éditions du Cerf – Éditions Corlet, Paris – Condé-sur-Noireau, 2007 ; témoignage dans le film de Volker Koepp Sammelsurium, 1992.
(3) Cf. les essais de Jürgen Bretschneider et Rolf Giesen dans Wolfgang Jacobsen (sous la dir. de), Babelsberg. Ein Filmstudio, 1912-1992, Argon, Berlin, 1992.
(4) Cité par Wolfgang Gersch dans Wolfgang Jacobsen, Anton Kaes et Hans Helmut Prinzler (sous la dir. de), Geschichte des Deutschen Films, J. B. Metzler, Stuttgart, 1993.
(5) Herrmann Zschoche, Sieben Sommersprossen und andere Erinnerungen, Das Neue Berlin, 2002.
(6) Il est le fils de Friedrich Wolf, romancier et dramaturge communiste, et le frère de Markus Wolf, dirigeant du renseignement extérieur de la RDA, qui a consacré un livre, La Troïka, au dernier projet autobiographique de Konrad.
(7) À l’exposition « L’autre Allemagne hors les murs », Grande Halle de la Villette, Paris, 19-21 janvier 1990.
(8) Cinq épisodes de la série alors en cours (1980-1981) ont été diffusés par Arte sous le titre Lignes de vie. L’ensemble s’intitule Les Enfants de Golzow.
(9) Cf. Volker Schlöndorff, Tambour battant, Flammarion, Paris, 2009.