Nasr Nasr a frôlé la mort, cette nuit-là, dans l’eau sombre et froide au large du littoral oriental de la Tunisie. Il n’a dû son salut qu’à son gilet de sauvetage – il était le seul passagerà en être muni – et à un débris auquel il s’est agrippé. Ce 8 octobre, le chalutier où avaient embarqué environ 90 jeunes Tunisiens, cinglant à partir des Kerkennah, un archipel situé à 20 km de la ville de Sfax, vers l’Italie, est entré en collision avec le patrouilleur de la marine tunisienne qui l’avait pris en chasse.
” Autour de moi, il y avait huit noyés qui flottaient “, se souvient Nasr Nasr, le visage grave, encore marqué par la tragédie. Agé de 30 ans, chemise à manches longues et pantalon de survêtement, le rescapé du drame témoigne, assis sur une chaise en plastique en son hameau de Ltaïfa, proche de Bir Ali, une commune située à 60 km à l’ouest de Sfax. Un décor sec et austère, nappe de terre ocre piquée de figuiers de Barbarie, où la pauvreté se voit à l’œil nu sur les masures du hameau, éparses et inachevées. C’est l’âpre arrière-pays tunisien, bien loin de la vitrine d’un littoral plus prospère.
Catastrophe nationaleNasr Nasr ne reverra plus jamais nombre de ses compagnons de voyage, partis avec lui en ce funeste dimanche 8 octobre, à la tombée de la nuit, d’une plage des Kerkennah, la principale base de départs de Tunisie vers l’île italienne de Lampedusa. Les corps de 45 passagers du chalutier, qui a coulé après avoir été éventré par le patrouilleur, ont été retrouvés par les sauveteurs – un bilan provisoire, qui devrait s’alourdir à près d’une cinquantaine de victimes. “ Une catastrophe nationale “, a commenté le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed.
Le drame survient dans un -contexte de reprise du flux de départs illégaux de jeunes Tunisiens vers l’Italie. On appelle ces passagers clandestins les haragas : ceux qui ” brûlent “ – les étapes, ou les frontières. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 2 700 Tunisiens ont ainsi débarqué sur les côtes italiennes durant les neuf premiers mois de 2017, soit 2,25 fois plus que sur la même période de 2016. Et plus de la moitié de ces arrivées se sont concentrées sur le seul mois de septembre, un chiffre mensuel -exceptionnellement élevé.
Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le nombre de départs clandestins de Tunisie approcherait en fait les 5 000 personnes -depuis janvier, si l’on agrège les -arrivées effectives en Italie (migrants arrêtés ou ” fantômes ” volatilisés dans la nature) aux candidats interceptés au large du littoral par les garde-côtes tunisiens.
Depuis la grande vague de départs du printemps 2011, qui avait concerné environ 30 000 personnes, dans le vide sécuritaire causé par la révolution, jamais la Tunisie n’avait connu une telle poussée d’émigration clandestine. “ C’est énorme, s’alarme Reem Bouarrouj, chargée de la question migratoire au FTDES. Cela révèle le désespoir de la jeunesse, notamment dans les régions intérieures marginalisées, qui ne se voit aucun avenir en Tunisie. “ En dépit des promesses de la révolution de 2011, la situation sociale ne s’est pas améliorée, avec un taux de chômage de diplômés de l’enseignement supérieur de 31 %. En outre, 100 000 jeunes -Tunisiens décrochent chaque année du système scolaire.
Nasr Nasr, le rescapé du naufrage du 8 octobre, avait raté son bac. -Depuis, il vivotait de petits boulots, a été vaguement chauffeur. Et il n’a cessé de rêver de partir. ” Quand je voyais mes amis de retour de France, l’été, au village, ils me donnaient envie. “ Il est finalement parti le 7 octobre, la veille du drame, en direction des Kerkennah, après avoir payé 2 500 dinars (858 euros) à un passeur.
” Crime d’Etat “C’est comme un sombre rituel. A chaque naufrage, la tension sourd dans les régions d’où sont originaires les disparus. Le 12 octobre, des manifestants ont mis le feu à un bâtiment administratif d’un village du gouvernorat de Kebili (sud) d’où étaient issues certaines victimes de la tragédie au large des Kerkennah. A Bir Ali où, selon les habitants, 500 haragas auraient tenté de partir en septembre, aucun incident n’a été signalé. La colère n’en est pas moins latente, nourrie par l’implication du patrouilleur de la marine tunisienne dans la collision.
Les habitants contestent la version officielle des événements selon laquelle le chalutier de migrants aurait ” heurté ” le navire militaire. Nasr Nasr, témoin aux premières loges, affirme que c’est le contraire qui s’est produit. ” Il était autour de 22 h 20, se souvient-il. On a vu surgir le bateau militaire, tous feux éteints, qui a percuté notre chalutier en son centre et l’a presque coupé en deux. “ Une heure et demie plus tôt, le patrouilleur s’était déjà approché du bateau de pêche et l’avait sommé de s’arrêter. L’ordre avait été ignoré par le chalutier clandestin, qui avait poursuivi sa course, -s’estimant protégé par le franchissement des eaux internationales. Le bâtiment de la marine n’a lâché prise que pour revenir en force plus tard.
” Ce n’est pas un accident, c’est du terrorisme d’Etat ! “, accuse Magtouf Hattay, qui tient entre ses doigts la photo de son fils Ahmed, 21 ans, jeune homme au long -visage surmonté d’une courte frange. Ahmed a disparu dans le naufrage. Dans son village d’Oum Choucha, cerné d’un champ d’oliviers, à la sortie de Bir Ali, le père à la peau cuivrée par le labeur, lui le travailleur saisonnier qui dut un moment émigrer en Libye, a rassemblé famille et amis dans une grange en ciment pour témoigner du malheur qui frappe les siens. ” Ahmed a dû partir, car c’est la misère ici, il n’y a pas de travail “, clame-t-il. Quelques années plus tôt, le frère aîné d’Ahmed avait été plus chanceux dans sa tentative d’exil : il vit aujourd’hui à Strasbourg.
Fouettant l’air de ses paumes grandes ouvertes, Magtouf Hattay laisse éclater son désarroi face à tant d’infortune accumulée, entre la ” misère “ de son village qui accule la jeunesse au départ, le ” crime d’Etat “ du naufrage et l’indifférence des autorités. A ses côtés, amis et cousins opinent, tête souvent baissée. A quelques mètres de la petite assemblée abattue, une femme est assise dans l’ombre d’une pièce. Elle a un long foulard noir enroulé autour du visage. Elle est prostrée. La mère d’Ahmed a le regard perdu, minée par un désespoir indicible.
Frédéric Bobin