” The Economist ” croqué à la sauce italienne.

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Les deux  plus prestigieuses et influentes marques britanniques de presse ne sont plus britanniques. En un  mois, le groupe Pearson a vendu ses deux  joyaux  : le 23  juillet, il s’est séparé du Financial Times, acheté par le japonais Nikkei  ; mercredi 12  août, il a cédé sa participation de 50  % dans The Economist.

Cette seconde vente a été réalisée pour un total de 469  millions de livres (650  millions d’euros), en cash. Les trois cinquièmes sont acquis par Exor, la holding de la famille italienne Agnelli, dont la fortune provient du groupe automobile Fiat. Le reste revient à The Economist lui-même, qui rachète une partie de ses propres actions.

Avec cette opération, la famille Agnelli devient le premier actionnaire, avec 43  % de participation, tandis que les grandes familles britanniques présentes au capital depuis des générations (Rothschild, Cadbury, Schroders, etc.) voient leur participation augmenter.

Valorisation à 1,3  milliard d’eurosLa transaction était attendue. Pearson avait annoncé sa volonté de sortir des médias pour se concentrer sur l’éducation (manuels scolaires, logiciels d’apprentissage, etc.). Le groupe tire de la transaction un excellent prix, qui valorise l’hebdomadaire britannique à 1,3  milliard d’euros. ”  C’est un produit haut de gamme, au succès spectaculaire  “, estime Douglas McCabe, spécialiste des médias à Enders Analysis, une société de consultants.

En un quart de siècle, l’hebdomadaire a su s’imposer comme l’incontournable bible des élites mondiales anglophones. En  1980, il ne vendait que 200  000  exemplaires chaque semaine, essentiellement au Royaume-Uni. Dix  ans plus tard, la diffusion avait doublé, avant de doubler de nouveau la décennie suivante. Aujourd’hui, il s’en écoule 1,6  million d’exemplaires, dans 190  pays, dont la moitié aux Etats-Unis.

La recette du succès  : simplicité et haute qualité. Chaque semaine, le magazine propose un résumé simple et concis de l’actualité du monde, déclinée par région. Economie, politique, sujets de société, finance, sciences, culture  : tout ce que les décideurs sont censés savoir, rassemblé dans 80 à 100  pages A4, écrites sans jargon avec un humour pince-sans-rire très britannique, dans des articles non signés. ”  The Economist – agit – comme un filtre qui dit  : “Voilà ce qui est vraiment important”  “, expliquait en  2012 Tom Standage, le vice-rédacteur en chef.

Le tout est emballé dans une ligne éditoriale très claire  : The Economist est libéral, pour l’économie comme pour les questions de société, et se plaît à donner des leçons. ”  Simplifiez, puis exagérez  “, suggérait autrefois à ses journalistes Geoffrey Crowther, rédacteur en chef du magazine de 1938 à 1956.

Le conseil est suivi à la lettre et donne des couvertures chocs et souvent drôles. En  2012, la France en faisait les frais  : ”  La bombe à retardement au cœur de l’Europe  “, titrait le magazine, devant un dessin de baguettes de pain reliées à une mèche de dynamite.

Comme pour le reste de la presse mondiale, cette belle réussite est néanmoins bousculée par la concurrence d’Internet. En  2000, les deux tiers du chiffre d’affaires venaient de la publicité. Cette ressource financière a désormais été réduite de moitié. Mais The Economist a su (presque) compenser en augmentant les recettes issues de ses ventes, qui comptent aujourd’hui pour la moitié du chiffre d’affaires. Les abonnements purement en ligne sont apparus, et ils représentent 15  % du nombre total. En  2014, une application pour téléphones portables a été lancée, proposant chaque matin un résumé de cinq thèmes de l’actualité du jour  : elle est gratuite pour les abonnés, et coûte 3  euros par mois aux autres lecteurs.

Résultat, le chiffre d’affaires baisse mais de façon limitée : –  10  % en quatre  ans, à 328  millions de livres. Le bénéfice net est stable, à 46  millions de livres. Dans le paysage médiatique morose actuel, cela reste un bilan spectaculaire. La transaction de ce mercredi valorise The Economist vingt-deux fois ses bénéfices. C’est moins que le Financial Times, que Nikkei a acheté à prix d’or (trente-cinq fois les bénéfices). Mais c’est six fois plus que la somme déboursée pour le Washington Post par Jeff Bezos, le patron d’Amazon.

Créé en  1843 par James Wilson, un marchand de chapeaux qui s’opposait aux Corn Laws – des impôts sur le commerce du grain –, The Economist n’a connu que deux  changements d’actionnaires dans son histoire. Pearson possédait sa participation depuis 1928. Mais l’hebdomadaire sait que son succès repose très largement sur son indépendance.

Pour faire taire toute tentative d’influence de la famille Agnelli, il a fait amender ses statuts. Le droit de vote des actionnaires est plafonné à 20  %, et leur participation à 50  % du capital. Du côté de la famille Agnelli, le ton se veut rassurant. Le groupe était déjà au capital de The Economist, avec un peu moins de 5  % de participation, et l’opportunité d’investir dans cette pépite s’est présentée. Même si la famille possède des participations dans les journaux italiens, Corriere della Sera et La Stampa,”  notre intention n’est pas de bâtir un empire de presse  “, se défend un porte-parole d’Exor.

éric Albert