Sermonner le monde ou le changer

Sermonner le monde ou le changer
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Mircea Suciu. – « Dizziness of Freedom (1) » (Vertige de la liberté 1), 2016
Photographie : Peter Cox – Zeno X Gallery, Anvers

En 2017, en France, M. François Fillon, candidat des Républicains, voit s’évanouir ses chances d’accéder à l’Élysée lorsqu’une enquête est ouverte contre son épouse, accusée d’avoir bénéficié d’emplois fictifs. En 2018, la justice brésilienne soupçonne l’ancien chef de l’État Luiz Inácio « Lula » da Silva d’avoir touché des pots-de-vin et lui interdit de se présenter à l’élection présidentielle. En 2019, l’ancien président de l’Assemblée nationale française François de Rugy démissionne de son poste de ministre de l’écologie quand la presse révèle qu’il a servi homards et grands crus à des proches aux frais de l’État… De Paris à Brasília, de Londres à Séoul, la vie politique semble rythmée par les « affaires ». Le fléau — que le pape François a récemment qualifié de « cancer » des sociétés modernes (1) — préoccupe tant que, chaque 9 décembre, sous l’impulsion des Nations unies, la planète célèbre la Journée internationale de lutte contre la corruption… deux jours après celle de l’aviation civile et deux jours avant celle de la montagne.

Si la condamnation du phénomène fait l’unanimité, le terme frappe par sa nébulosité. La chercheuse Anastassiya Zagainova souligne qu’il désigne à la fois « des infractions pénales, définissant un comportement précis et sa sanction (corruption active et passive, ingérence, concussion, atteinte à l’égalité des chances dans les marchés publics) », et « des comportements socialement discutables, mais dont le mode de sanction reste imprécis (lobbying, évasion fiscale, création de sociétés-écrans offshore, cas de pantouflage, etc.) » (2).

Aux États-Unis, par exemple, une entreprise qui souhaite influer sur les choix d’un élu n’a pas besoin de recourir aux dessous-de-table. Depuis janvier 2010 et l’arrêt « Citizens United v. Federal Election Commission » rendu par la Cour suprême, il lui suffit de subventionner des associations liées à son poulain, le plus légalement du monde et sans plafonnement des montants (lire « “Quelqu’un de vraiment très vilain” »). Dans bien des pays, une telle pratique est prohibée ; outre-Atlantique, on parle de… liberté d’expression. Selon un rapport de la Sunlight Foundation, entre 2007 et 2012, les deux cents entreprises américaines les plus actives politiquement ont, au niveau fédéral, dépensé 5,8 milliards de dollars en frais de ce type. Durant la même période, elles ont reçu l’équivalent de 4 400 milliards de dollars en cadeaux divers : subventions, exonérations, réduction d’impôts (3).

Amender la loi plutôt que ces comportements : la méthode séduit. Les multinationales américaines souhaitant s’implanter dans des pays pauvres sont ainsi autorisées à effectuer des « paiements de facilitation » (facilitating payments) pour accélérer une procédure, obtenir une autorisation, faire passer un dossier sur le dessus de la pile. De leur côté, les justiciables suffisamment fortunés peuvent mettre un terme aux poursuites dont ils font l’objet en versant de l’argent à la partie adverse. Fluctuante, la frontière entre corruption et pratiques légales apparaît dès lors soumise aux aléas du droit. Et de la logique qui en sous-tend souvent l’élaboration : faire entrer les pratiques des dominants dans la légalité, tout en garantissant la plus grande sévérité pour les forfaits des classes populaires.

Variable selon les points du globe et les hiérarchies sociales, l’attention portée au phénomène change également à travers le temps. Entre 1981 et 1990, Le Figaro, Le Monde et Libération ont publié 2 630 articles traitant d’une façon ou d’une autre de corruption. Une décennie plus tard, le chiffre avait quadruplé (4). Une épidémie de prévarication s’était-elle abattue sur le monde ? Dans une étude publiée en 2004, les chercheurs Catherine Fieschi et Paul Heywood avancent une autre explication : la mutation du débat politique consécutive à l’effondrement du système communiste au début des années 1990. « Les partis dont les batailles électorales s’organisaient hier autour d’enjeux idéologiques, mais qui avaient les mêmes pratiques en matière de corruption, ont dû changer de tactique. Les programmes de la gauche et de la droite ont commencé à se ressembler, tandis que l’urgence de faire la démonstration de sa compétence une fois au pouvoir devenait déterminante. (…) La concurrence politique a donc conduit à délaisser les débats de fond pour leur préférer les accusations de corruption, destinées à entacher le crédit de l’adversaire (5). » Cette évolution a été une aubaine pour les grands médias. Contestés pour leur disposition à endosser les préférences des élites, ils trouvent dans les « affaires » le moyen de redorer leur blason : puisqu’ils révèlent les turpitudes des puissants, c’est qu’ils sont libres (lire l’article de Pierre Péan, « Dans les cuisines de l’investigation »).

Mais la mise en avant du thème de la corruption dans les années 1990 procède également d’un mouvement idéologique plus profond. Le modèle politique alternatif représenté par le bloc de l’Est ayant disparu, sa contrepartie occidentale devient, selon ses promoteurs, la seule possible, l’incarnation de la raison. Dans les couloirs du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale émerge alors le thème de la « gouvernance » : l’idée d’un gouvernement technique, dirigé par des experts œuvrant pour le bien commun. Ainsi, pour les pays du Sud comme pour ceux de l’ancien bloc communiste, se convertir au libre-échange ou au capitalisme ne procède plus d’un choix politique, mais d’un impératif de bonne gestion.

Nuisible aux entreprises qui souhaitent s’implanter dans les pays en développement, la corruption concentre le feu des institutions néolibérales, qui en identifient très vite la racine principale : un manque de libre-échange. « En gonflant le prix des biens au-dessus de celui du marché, explique ainsi le chercheur Strom C. Thacker, les entraves au commerce peuvent conduire les dirigeants d’entreprise à payer des pots-de-vin pour obtenir une exemption ou un traitement préférentiel (6). » Libéraliser et lutter contre la prévarication : les organisations internationales conditionneront bientôt leurs aides financières à ces deux impératifs. Omniprésente dès qu’il s’agit de mesurer le phénomène de corruption, l’organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International — fondée deux ans après l’effondrement de l’Union soviétique par un ancien membre de la Banque mondiale (lire « Qui enquête sur les enquêteurs ? ») — considère que les malversations ne concernent que le secteur public. Par définition, les entreprises en seraient protégées.

On rétorquera que le Mexique des années 1980 et la Russie de la décennie suivante ont offert la démonstration que le règne du marché — et les privatisations qu’il exige — n’ignore rien des connivences, des dessous-de-table et de la corruption. Mais peu importe à ceux qui, avec Francis Fukuyama, estiment que l’effondrement du bloc soviétique a sonné la fin de l’histoire. Dans le récit qu’ils façonnent, les boussoles ne sont plus politiques, mais morales. Certes, les élites conservent leurs préférences idéologiques, mais elles les formulent en puisant dans le registre de la vertu. On parlait hier de capitalisme ? Il sera désormais question de liberté économique. On intervenait à la Grenade pour lutter contre la menace communiste (7) ? On enverra ses troupes à la rescousse des droits humains.

Ainsi, au Brésil, la gauche n’apparaît plus comme un adversaire électoral, mais comme un ennemi dont les options politiques menacent la probité générale. Deux universitaires ont calculé que 95 % des articles traitant de la corruption à la veille des élections présidentielles de 2010 et de 2014 concernaient le Parti des travailleurs (PT), et 5 % le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) (8), une formation conservatrice pourtant identifiée comme « la plus sale » du pays par les institutions électorales de l’époque (9) (lire l’article de Perry Anderson, « Au Brésil, les arcanes d’un coup d’État judiciaire »). Une telle couverture conduit peu à peu à ne plus associer les malversations à des personnalités politiques, mais au courant qu’elles incarnent. Elle invite à amalgamer les sommes subtilisées par des dirigeants malhonnêtes et celles consacrées à l’élévation du niveau de vie des plus pauvres, accusés d’indolence. Ne s’agit-il pas, dans un cas comme dans l’autre, d’une ponction indue — et donc « immorale » — sur la richesse nationale ? Le nouveau président d’extrême droite Jair Bolsonaro peut alors promettre de lutter contre la corruption en « purgeant le Brésil des vices moraux et idéologiques (10) » qu’il associe au PT.

La multiplication des scandales semble être parvenue à convaincre une partie de la gauche que le monde ne fonctionnerait finalement pas si mal si l’on parvenait à éradiquer la fraude, la triche et la corruption. Troquant leurs objectifs politiques pour d’autres, moraux, ces militants se métamorphosent. Hier, ils luttaient ; désormais, ils s’indignent. Ils fondaient des organisations pour prendre le pouvoir ; les voici qui signent des pétitions, enjoignant au monde de se montrer plus doux, plus tolérant, moins raciste, plus vert, plus paritaire. M. de Rugy ne les préoccupe pas parce qu’il a été ministre de l’environnement d’un gouvernement qui aggrave la crise climatique en promouvant le libre-échange, mais parce qu’il se serait doté d’un sèche-cheveux trop coûteux. Et, comme la morale impose que l’on s’applique à soi-même ce que l’on attend des autres, le plus important n’est plus de parvenir à ses fins, mais de se montrer droit, juste, équitable et gentil.

Avec certaines conséquences sur l’organisation des combats politiques, comme l’illustre une séance de formation dispensée par la Confédération générale du travail (CGT) à des représentants du personnel élus au sein de ses rangs, en 2014. Une jeune femme, adhérente de fraîche date et salariée dans un grand hôtel, fut invitée à prendre la parole pour expliquer sa conception de la lutte syndicale : « Pour moi, le plus important, c’est de ne pas choisir son camp de façon systématique, de me montrer impartiale. » « Ne dis pas n’importe quoi, lui répondit le formateur de la CGT. Tu crois que, en cas de conflit, ta directrice des ressources humaines se demandera ce qui est juste et impartial ? La politique, c’est un camp contre un autre : le tien, en tant que syndicaliste, c’est le camp des salariés. »

Les sans-culottes, les communards ou les manifestants de 1936 ne luttaient pas contre la corruption, mais contre le pouvoir de l’argent. Ils n’étaient pas mus par la volonté de se montrer exemplaires, mais par leur détermination à obtenir gain de cause. La gauche n’est pas née pour sermonner le monde, mais pour le changer.

Benoît Bréville & Renaud Lambert

(1Carol Glatz, « Corruption is a devastating cancer harming society, pope says », National Catholic Reporter, 18 mars 2019.

(2Anastassiya Zagainova, « La corruption institutionnalisée : un nouveau concept issu de l’analyse du monde émergent », thèse de doctorat en sciences économiques soutenue le 27 novembre 2012 à l’université de Grenoble.

(4Calculs effectués par Chloé Bonafoux, que les auteurs remercient.

(5Catherine Fieschi et Paul Heywood, « Trust, cynicism and populist anti-politics » (PDF), Journal of Political Ideologies, vol. 9, no 3, Abingdon-on-Thames (Royaume-Uni), octobre 2004.

(6Strom C. Thacker, « Democracy, economic policy, and political corruption in comparative perspective », dans Charles H. Blake et Stephen D. Morris (sous la dir. de), Corruption & Democracy in Latin America, University of Pittsburgh Press, 2009.

(7Intervention militaire américaine pour renverser le pouvoir survenue entre le 25 octobre et le 2 novembre 1983.

(8João Feres Júnior et Luna de Oliveira Sassara, « Corrupção, escândalos e a cobertura midiática da política » (PDF), Novos estudos, São Paulo, juillet 2016.

(9« PSDB é o partido mais sujo do Brasil, revela ranking da justiça eleitoral », Pragmatismo Politico, 9 septembre 2012.

(10Vinicius Torres Freire, « A revolução moral de Bolsonaro », Folha de S. Paulo, 2 janvier 2019.