Requiem pour une banque.

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Il y a une chose formidable, quand on voit du théâtre en Italie : le public réagit. S’il trouve très bon un comédien, il n’hésite pas à l’applaudir, en cours de représentation. S’il lui déplaît, il ne le ménage pas, aux saluts. Auteurs et metteurs en scène ont droit au même traitement. Ils peuvent entendre des ” ouh ” appuyés, tout autant que des ” bravi “ quand ils se présentent sur la scène. C’est cruel, mais en même temps vivant. En France, quand la création d’une pièce est ratée, ou considérée comme telle, elle suscite en général des applaudissements polis (clap-clap-clap, et puis s’en va). Les broncas sont rares, les batailles aussi.

Jeudi 29  janvier, à Milan, il n’y a eu ni bronca ni bataille, pour la première de Lehman Trilogy, la pièce de Stefano Massini, mise en scène par Luca Ronconi au Piccolo Teatro. Mais les ” ouh “ et les ” bravi “ se sont mêlés, dans une salle qui réunissait la fine fleur du théâtre. Le metteur en scène Peter Stein, qui vit en Italie, était au rang d’honneur, à côté de Stefano Massini, qui avait laissé son gros et doux chien en coulisse, et s’était fait tout beau pour l’occasion.

Occasion unique, il est vrai. Voir sa pièce créée par un des derniers grands maîtres en Europe, c’est un rêve pour le Florentin de 39 ans que les Français connaissent bien maintenant – sa saga des Lehman Brothers a été mise en scène par Arnaud Meunier, et elle a triomphé en  2013. C’était la création mondiale. En Italie, le Piccolo est le premier théâtre à présenter la pièce. Que Luca Ronconi, son directeur artistique, ait choisi ce texte est d’autant plus intéressant que le metteur en scène pratique peu les dramaturges contemporains. Il fallait donc qu’il y ait quelque chose d’exceptionnel dans l’écriture de Massini pour qu’il s’en empare. Et cela, la représentation l’a confirmé, d’une manière admirable, au cours de cinq heures pendant lesquelles il a été donné à entendre une histoire qui concerne tout le monde : celle de trois frères juifs qui ont immigré aux Etats-Unis au milieu du XIXe  siècle, venant d’Allemagne, et sont devenus des rois de Wall Street, avant que la banque portant leur nom, la Lehman Brothers, ne fasse faillite en  2008, à la suite de la crise des subprimes.

Pour écrire cette histoire, Stefano Massini a fait un travail de titan. Trois ans de lectures pointues en économie, finances et tutti quanti. Pour la culture juive, très présente dans Lehman Trilogy, il savait déjà. Quand il était enfant, ses parents, catholiques, lui ont proposé de suivre l’école italienne et l’école hébraïque. Il a donc grandi entre l’église et la synagogue et, aujourd’hui encore, il se réjouit de la chance d’avoir cette double vie. Stefano Massini parle donc hébreu, mais aussi anglais, arabe, et il sait décrypter les hiéroglyphes. Cela, il l’a appris pendant ses études d’archéologie, qu’il a menées au bout, mais auxquelles il n’a pas donné suite. Quand l’occasion s’est présentée de travailler dans le théâtre, qu’il pratiquait depuis le lycée, Stefano Massini n’a pas hésité. Et quand Luca Ronconi, dont il était l’assistant, l’y a incité, il s’est autorisé à écrire, ce dont il rêvait depuis longtemps.

Ainsi sont nées plusieurs pièces, inspirées par Vincent Van Gogh, Franz Kafka, Anna Politkovskaïa, le conflit israélo-palestinien ou le procès de Dieu mené par des juifs à Auschwitz… La saga des Lehman Brothers s’est imposée à Stefano Massini parce qu’elle raconte notre époque, dont elle pourrait devenir un mythe. Elle commence à 7 h 25, au matin du 11  septembre  1844, quand Heyum Lehmann, le fils d’un marchand de bestiaux bavarois, débarque dans le port de New York et devient Henry Lehman, parce que l’officier de l’immigration retranscrit mal son nom.

Trois générations

Cette nouvelle naissance engendre une histoire qui s’achève en  1984 par le rachat de la banque par American Express. Il n’y a plus depuis longtemps de Lehman à sa tête : Bobbie, le dernier de la lignée, est mort sans héritier en  1969, à 77 ans. Pour raconter la suite, Stefano Massini va très vite : il se concentre sur l’irrésistible ascension au sein de la banque de deux dirigeants, Pete Peterson et Lewis Glucksman, qui inaugurent une ère où l’argent est définitivement dématérialisé.

On peut s’étonner que Stefano Massini ne poursuive pas le récit jusqu’à la faillite de 2008. Il ne le voulait pas, pour se concentrer sur trois générations de Lehman dont l’empire, construit pas à pas durant cent quarante ans, souvent avec génie, s’effondre avec une brièveté typique d’aujourd’hui, où, du jour au lendemain, le nouveau devient ancien. Cette chute brutale confère une fin presque désarmante à la saga que Luca Ronconi a choisi de mettre en scène dans la salle historique du Piccolo, où l’on ne s’assied pas sans émotion : tant de souvenirs habitent ce petit théâtre (488places) rouge de la via Rovello où le 14  mai  1947, Giorgio Strehler (1921-1997) et Paolo Grassi ont fondé le premier théâtre permanent d’Italie, au sortir de la seconde guerre mondiale et avec l’espoir d’une Europe réparatrice.

Tant de merveilles ont vu le jour sur cette scène modeste, dont Arlequin serviteur dedeux maîtres, de Carlo Goldoni, toujours à l’affiche. Et aujourd’hui, Luca Ronconi, qui fut acteur à ses débuts, sous la direction de Giorgio Strehler, poursuit l’histoire, en créant, à 82 ans (le 8  mars prochain), la pièce de Stefano Massini comme seul un maître peut le faire : avec une simplicité si évidente qu’on en oublie la sophistication qu’elle recèle. Une pièce blanche, des chaises et des tables stylisées : le décor de Lehman Trilogy (traduit en français par Chapitres de la chute, Saga des Lehman Brothers, L’Arche) ressemble à une boîte à mémoire, dont le temps est fixé par une horloge indiquant 7 h 25. Henry Lehman, le premier des trois frères à avoir émigré, apparaît comme un homme d’âge mûr, vêtu d’un costume noir, d’une cravate et d’une chemise immaculée, le tout recouvert d’une combinaison noire à l’élégance tout italienne.

Comme l’horloge, cette combinaison, portée par presque toute la lignée des Lehman, vient rappeler ce qu’il en fut au début de la saga : le travail vécu comme une religion austère, où chaque tâche doit être effectuée dans les règles de l’art, de façon à faire entrer de l’argent dans les caisses. Cela commence dans une échoppe de Montgomery, en Alabama, où Henry, bientôt rejoint par ses deux frères cadets, Mayer et Emanuel, vend du tissu. Leur sens des affaires exceptionnel les mène, trois décennies plus tard, à créer une banque à New York. Sans Henry, mort de la fièvre jaune. La saga traverse le temps, suit le progrès, explore l’économie et démonte les mécanismes de la mutation du capitalisme, avec une multitude de détails, la plupart avérés, certains inventés.

Mais Stefano Massini ne s’en tient pas là. Il fait vivre les personnages dans leur identité, leur intimité, et montre admirablement comment advient ce que l’on appelle le syndrome de la troisième génération : la première bâtit un empire, la deuxième le consolide, la troisième le perd, oublieuse qu’elle est des origines d’une fortune qu’elle croit assurée.

Pour le raconter, Stefano Massini nourrit profondément son récit de la culture juive, et il choisit la forme d’un récit. Il n’y a quasi pas de dialogues, dans Lehman Brothers. La pièce avance comme un paquebot traçant sa route sur les flots de l’histoire, la grande et la petite. Au metteur en scène qui s’empare de ce texte inhabituel, il revient de trouver un cap. Arnaud Meunier avait choisi l’illustration. Luca Ronconi opte pour la réflexion.

Dans l’excellent livre (épuisé) qu’il lui a consacré, le grand critique Franco Quadri évoque ” l’apolitisme congénital “ du maestro. Dans le cas de Lehman Trilogy, c’est une force : Luca Ronconi parle d’autant mieux de politique qu’il s’en défie, et ne cherche rien à prouver. Il monte la pièce comme un rite, où l’argent est une religion laïque, et la chute un requiem dès le début annoncé. Il s’en dégage une humanité ironique et profonde, qui porte à comprendre avant de juger, et s’incarne dans des personnages si remarquablement interprétés, à la limite de l’onirisme, qu’ils semblent entrer dans la tête des spectateurs.

Que les comédiens nous excusent de ne pas parler longuement d’eux. Stefano Massini leur donne beaucoup. Ils lui donnent tout.

Brigitte Salino