Raphaël Glucksmann : « Si nous ne défendons pas l’Ukraine pour nos principes, alors faisons-le pour nos intérêts vitaux »

Le député européen appelle, dans une tribune au « Monde », l’Europe à montrer qu’elle est prête « à payer le prix de la liberté » en mettant fin aux importations de gaz et de pétrole russes et en fournissant davantage d’armes aux forces ukrainiennes.

Tribune. Depuis le 24 février 2022, les dirigeants européens répètent en boucle que l’histoire est redevenue tragique et que la guerre est de retour dans nos vies. Mais ont-ils vraiment compris ce que cela signifiait ? Et nous ? Avons-nous compris que l’avenir de l’Europe se décidait dans les ruines de Marioupol et de Kharkiv, dans les rues de Kyiv [le nom ukrainien de Kiev] et de Kherson, dans les corridors des chancelleries et les travées des Parlements aussi, en chacun de nous enfin ?

Le dire n’est pas suffisant, il faut se comporter et agir en conséquence, c’est-à-dire tout faire – tout sauf une intervention militaire directe contre la puissance nucléaire russe – pour arrêter Vladimir Poutine en Ukraine. Maintenant. Sans tergiversation ni faux-fuyant.

Mais nos élites biberonnées au mythe de la paix perpétuelle sauront-elles faire face à la tempête qu’elles ont si longtemps refusé de voir venir ? L’Europe trouvera-t-elle la force de naître de ce chaos que les anciens Grecs plaçaient aux origines du monde, ou bien s’y noiera-t-elle par impuissance et apathie ?

Une résistance qui change la donne

A ces questions, nos dirigeants n’ont pas encore apporté de réponse claire. Les Ukrainiens, si. Imprévue à Moscou comme à Washington, leur résistance est la surprise qui ouvre une brèche et place chacun face à ses responsabilités. Sans elle, nos gouvernants auraient une fois de plus consenti à la défaite du droit, de nos principes et de nos intérêts. Ils auraient condamné, puis seraient passés à autre chose. Comme en Géorgie. Comme en Syrie. Comme en Crimée. C’est cette résistance héroïque qui change la donne.

Nous n’enverrons pas d’armée combattre à ses côtés, mais nous pouvons l’aider beaucoup plus qu’actuellement. Face aux hésitations américaines sur les avions de chasse Mig polonais, les Européens doivent assumer de livrer les avions, les missiles sol-air, les batteries antimissiles que les Ukrainiens nous demandent afin d’essayer de fermer ce ciel meurtrier que nous laissons ouvert.

Les démagogues qui confondent les mots « paix » et « soumission » clament qu’agir ainsi nous conférerait le statut de « cobelligérant ». C’est faux. La charte de l’Organisation des Nations unies est claire : lorsqu’une nation souveraine est envahie en violation du droit international, lui fournir des armes ne rend aucunement « cobelligérant ». Affirmer l’inverse revient à accepter que Poutine fixe les termes du débat qu’il suscite et du conflit qu’il impose. C’est ce que nous avons fait depuis son accession au pouvoir en 1999 et c’est ce qui nous a menés là, au bord du gouffre.

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Mais, face à une armée qui s’apprête à transformer chaque ville ukrainienne en Grozny ou Alep, face à l’entrée des troupes biélorusses et l’arrivée sur le sol européen des séides de Bachar Al-Assad, à la suite des bourreaux du président de la République tchétchène Ramzan Kadyrov, l’aide matérielle à la résistance ne suffira pas. Une course contre la montre est engagée pour assécher financièrement la machine de mort du Kremlin.

L’Union européenne [UE] a pris des sanctions importantes. Elles sont pourtant contredites par ce simple fait : chaque jour, nos pays financent la machine de guerre de Poutine à hauteur de 800 millions d’euros. Chaque jour, nos importations de gaz et de pétrole maintiennent sous perfusion le régime que nous cherchons à ébranler.

Politique allemande catastrophique

Pareille contradiction est le résultat des choix énergétiques suicidaires opérés en Europe depuis plus de vingt ans. Ces choix furent d’ailleurs largement inspirés par les Russes eux-mêmes : de l’ex-chancelier Gerhard Schröder à l’ancienne responsable de la transition énergétique au ministère de l’économie Marion Scheller, ceux qui ont façonné une politique allemande si catastrophique pour l’ensemble du continent sont désormais des employés de Gazprom [géant gazier russe]. Président de la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères, j’ai pu, depuis dix-huit mois, plonger dans ce mélange de corruption et d’aveuglement, d’irénisme et de trahison, qui a tant affaibli nos démocraties.

Les décisions prises lors du sommet européen de Versailles des 10 et 11 mars amorcent une rupture vitale. Mais la date fixée – 2027 – pour se passer des hydrocarbures russes envoie un message désastreux. Ces cinq années prennent le visage de l’éternité pour les Ukrainiens qui meurent sous les bombes, pour Poutine qui lira dans ce délai un feu orange, pour les acteurs du marché qui vont anticiper un retour au « business as usual ». Nous n’avons plus le luxe d’attendre. Dans les salons dorés de Versailles, entre les bouquets de fleurs ridicules et les autocélébrations déplacées, le sentiment de l’urgence, si palpable dans les premiers jours de l’invasion, s’est évaporé.

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Or ce sentiment ne doit pas nous quitter un instant. Tout se décide maintenant, pas dans cinq ans. Et chaque hésitation occidentale invite l’agresseur à aller toujours plus loin. A la télé russe, les experts du régime répètent désormais en prime time : « Pourquoi s’arrêter aux frontières de l’Ukraine ? » Avec des cartes des pays baltes à l’appui, ils dissertent sur les plans de futures invasions et s’interrogent sur ce que seraient nos réactions si les frontières de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord [OTAN] étaient violées.

Les services de sécurité européens, eux, planchent déjà sur des scénarios comme l’envoi de « petits hommes verts » russes [comme les Ukrainiens avaient ironiquement surnommé les soldats russes lors du conflit en Crimée en 2014] en République Serbe de Bosnie pour relancer la guerre dans les Balkans à moins de deux heures de Paris, ou des provocations de la part de minorités russophones instrumentalisées en Lettonie, pays membre de l’UE et de l’OTAN, suivies d’interventions directes…

« Ce que nous avons si longtemps refusé de voir devrait nous sauter au visage depuis vingt jours : nous, Européens, sommes la véritable cible »

Soyons clairs : si nous ne défendons pas l’Ukraine pour nos principes, alors faisons-le pour nos intérêts. Pour nos intérêts vitaux. Ce que nous avons si longtemps refusé de voir devrait nous sauter au visage depuis vingt jours : nous, Européens, sommes la véritable cible. En Géorgie, en Syrie, en Ukraine, nous avons toujours été la cible. Il aurait suffi de lire les textes des propagandistes du régime, de regarder la télé officielle ou d’écouter les discours de Poutine pour s’en rendre compte. Le révisionnisme historique et l’esprit de revanche sont consubstantiels à ce pouvoir qui se vit en guerre avec l’Occident depuis l’origine. A ses yeux, chaque victoire militaire ou politique marque le début d’un nouveau conflit. Contre nous. Mais nos gouvernants n’ont pas lu, pas écouté, pas cru. Leur pseudo « real politik » n’avait rien de réaliste, elle n’était qu’une religion du confort et du statu quo. Désormais, ils doivent prendre les mesures difficiles que le réalisme – et non l’idéalisme – impose. Sans délai.

Mettre fin aux importations de gaz et de pétrole russes coûtera cher à nos nations, mais nos réserves éviteront toute pénurie immédiate et les analyses de la Commission européenne montrent que nous pouvons faire face. Un grand plan européen de solidarité devra garantir que les ménages modestes ne paient pas l’addition d’une inévitable hausse des prix.

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Les géants de l’énergie, comme tous les acteurs économiques profitant de la situation, devront être mis à contribution. Le « quoi qu’il en coûte » de la pandémie vaut aussi pour la paix en Europe. Les opinions publiques y sont prêtes : même en Allemagne, 55 % des citoyens demandent un arrêt total des importations de gaz, selon un sondage publié le 11 mars par la chaîne de télévision publique ZDF. Ce sont leurs dirigeants qui bloquent. Interrogeons-nous donc : pourquoi les gouvernements des pays baltes, de la Finlande ou de la Pologne, pays dépendants pourtant de 50 % à 100 % du gaz russe, sont plus favorables à ce boycott que ceux de l’Allemagne ou de l’Italie ? Parce qu’ils savent qu’il en va de leur survie et non de leur confort.

Nous ne sommes pas condamnés à la faiblesse

L’irruption de la guerre dans nos vies ne bouleverse pas simplement les équilibres géopolitiques, elle exige des transformations d’ampleur au sein même de nos cités. Elle demande que l’intérêt général prime à nouveau sur les intérêts particuliers, que la puissance publique s’impose aux puissances privées. A ce titre, le cas de TotalEnergies [anciennement Total] fait figure de test majeur pour les autorités françaises. Contrairement à ses concurrents Shell ou BP, l’entreprise refuse d’abandonner ses business lucratifs en Russie. Les liens de son PDG, Patrick Pouyanné, avec le régime russe sont étroits, en particulier avec l’un des oligarques les plus proches de Poutine, Guennadi Timtchenko, et ses réseaux au sommet de notre Etat sont sans équivalent. Mais tout cela doit s’évaporer lorsque le président de la République parle d’un « retour brutal du tragique dans l’histoire » [lors de son allocution du 2 mars]. Ou alors ces mots sont vides de sens.

« L’Union européenne doit opérer en quelques jours la mue qu’elle fuit depuis des décennies : devenir, enfin, adulte »

Le moment est venu de montrer que nous ne sommes pas condamnés à la faiblesse et que nous sommes prêts à payer le prix de la liberté. Si nous nous y refusons, nous ne connaîtrons simplement plus la paix sur notre continent. Une chose est sûre : personne ne le fera à notre place. Les Etats-Unis ne paieront pas ce prix pour nous et ne prendront pas les décisions coûteuses que nous avons à prendre pour assurer notre propre sécurité. L’océan qui nous sépare s’est soudainement matérialisé, et l’UE doit opérer en quelques jours la mue qu’elle fuit depuis des décennies : devenir, enfin, adulte.

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Président d’une nation martyrisée dont le seul crime est d’avoir voulu vivre libre, Volodymyr Zelensky a cité devant la Chambre des communes britannique la fameuse question de Hamlet : « Etre ou ne pas être ? » Les traits tirés par la fatigue, il a assuré d’une voix calme et grave que les Ukrainiens avaient répondu définitivement à cette question. C’est maintenant à notre tour d’y répondre. L’alternative proposée est simple. Elle ne tolère plus de faux-fuyant ou de délai. Voilà pourquoi les tergiversations sur l’avenir européen de l’Ukraine sont nulles et non avenues. Kyiv est déjà la capitale de l’Europe. Son berceau ou sa tombe.

Raphaël Glucksmann est député européen du groupe Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D).