Surpris par l’arrivée sur le marché mondial du spécialiste de la téléphonie Huawei, les dirigeants américains l’accusent de vouloir espionner le monde entier. Il est vrai qu’en ce domaine ils s’y connaissent… Aux États-Unis, les administrations publiques ainsi que les entreprises privées ont été fermement priées de rompre tout lien commercial avec le groupe chinois. Le chantage s’étend aux gouvernementaux occidentaux.
Cela fait maintenant plusieurs années que Huawei, le géant chinois des télécommunications, est en butte à une hostilité croissante de la part des États-Unis, hier sous les présidences de MM. George W. Bush et Barack Obama, aujourd’hui sous celle de M. Donald Trump. Dès 2012, le Congrès américain a entrepris d’enquêter sur les liens qu’entretenait la société avec le gouvernement chinois. En 2014, Washington a décidé de la bannir de tous les appels d’offres publics. Depuis lors, il ne cesse d’étendre les restrictions afin d’entraver son accès au marché américain, mais aussi d’empêcher les entreprises nationales de haute technologie de nouer des relations commerciales avec elle.
Le conflit s’est envenimé en 2018 lorsque l’administration Trump a fortement incité les autorités canadiennes à interpeller Mme Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille de son fondateur, lors de son passage à Vancouver. Cette dernière est inculpée pour violation des sanctions américaines à l’encontre de l’Iran et d’autres pays, et Washington réclame son extradition. Quinze mois plus tard, elle est toujours retenue au Canada.
Au cours de l’année écoulée, de hauts responsables américains ont fait pression sur des dizaines d’États étrangers afin de les dissuader d’acheter les matériels de Huawei pour équiper leurs systèmes de télécommunication.
Ayant abandonné leur leadership en matière de technologies réseaux, les États-Unis craignent de perdre l’accès à ces systèmes
Sans surprise, les services de renseignement américains rechignent à expliquer précisément en quoi le groupe constituerait une menace pour la sécurité des réseaux de télécommunication mondiaux. Et pour cause. S’ils entraient un tant soit peu dans les détails, cela risquerait de lever le voile sur les agissements actuels de leurs propres espions. Ils préfèrent donc justifier leurs inquiétudes en arguant que la Chine chercherait à pénétrer «nos» systèmes de télécommunication par une porte dérobée, avec des intentions forcément malveillantes. Mais la cause de cette panique est tout autre : alors que les États-Unis, à leur corps défendant, sont contraints d’abandonner leur leadership dans la mise en place des technologies réseaux de nouvelle génération, ce sont eux qui craignent de perdre l’accès à ces systèmes un accès qu’ils s’étaient assuré grâce à une coopération de longue date entre le renseignement et les industriels.
Puissance mondiale hégémonique, à la pointe de la technologie, l’Amérique ne s’est jamais privée de surveiller les États, les entreprises et les personnes — et ce sur toute la planète. Par le passé, cette activité d’espionnage s’effectuait via les grandes compagnies téléphoniques nationales. D’après un reportage paru récemment dans le Washington Post (1), les Américains se seraient associés dès 1970 au service de renseignement allemand, le Bundesnachrichtendienst (BND), pour vendre des dispositifs de cryptage truqués à des gouvernements étrangers. L’opération, qui bénéficiait du soutien de l’équipementier de télécommunications américain Motorola, du groupe allemand Siemens et d’un industriel suisse prétendument indépendant, Crypto AG (2), était contrôlée presque de A à Z par le tandem germano-américain, jusqu’à la conception même de la technologie.
Plus de cent pays parmi lesquels ne figuraient ni la Chine ni l’Union soviétique d’alors ont installé ce matériel en croyant se protéger contre les intrus. Or c’était tout le contraire : l’équipement en question permettait aux Américains d’écouter les conversations de ces dirigeants étrangers, puis d’exploiter les informations recueillies à des fins diplomatiques et militaires. L’Allemagne s’est retirée du programme dans les années 1990, mais la Central Intelligence Agency (CIA) et la National Security Agency (NSA), elles, l’ont poursuivi au moins jusqu’en 2018. Au point que la CIA, dans un rapport interne cité par le Washington Post, claironnait : «Sur le plan du renseignement, c’était le coup du siècle!»
Une concurrence de plus en plus forte
Comme l’a révélé le lanceur d’alerte Edward Snowden, avec un luxe de détails que le gouvernement américain ne lui a toujours pas pardonné, l’espionnage américain a changé de forme sous l’influence d’Internet et des nouvelles techniques de cryptage. Il implique désormais les grandes compagnies nationales dominant le marché mondial des appareils, services et applications numériques, ainsi que les fournisseurs de réseaux, qui gèrent les câbles sous-marins et sont présents dans des dizaines de pays.
Cependant, la puissance américaine n’est plus incontestée. Elle subit une concurrence de plus en plus forte de la part d’entités établies en Chine, et du Parti communiste au pouvoir. La croissance de l’économie chinoise a été si fulgurante que les géants numériques Alibaba, Tencent, Huawei et quelques autres réalisent l’essentiel de leurs ventes et de leurs profits sur le marché intérieur. Mais chacun d’eux s’efforce également d’étendre ses activités au-delà des frontières. Huawei est celui qui y a le mieux réussi.
Non content de proposer une large gamme d’équipements réseaux à bas prix, il peut aussi se targuer d’un gros budget de recherche et développement : 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros) en 2018, un chiffre appelé à augmenter rapidement. C’est moins qu’Amazon (36 milliards de dollars en 2019) ou Alphabet, la maison mère de Google (26 milliards), mais c’est à peu près l’équivalent des dépenses d’Apple (16,2 milliards), de Microsoft (16,9 milliards) et du sud-coréen Samsung (16,4 milliards en 2018). Son budget est déjà bien supérieur à celui de ses concurrents directs : le suédois Ericsson (environ 4 milliards de dollars), l’américain Cisco (moins de 7 milliards) et le finlandais Nokia (environ 5 milliards), lequel a racheté Alcatel-Lucent en 2016 et s’est allié à Microsoft pour «améliorer sa compétitivité» face à… Huawei.
Fort de ses équipements et services, le groupe chinois est désormais présent dans 170 pays environ. Il est le plus gros producteur de matériel de télécommunication du monde et le deuxième fabricant de smartphones, devant Apple. Surtout, il devrait bientôt prendre la tête de la course mondiale au déploiement des réseaux 5G. Cela lui assurera, ainsi qu’à ses partenaires, une position-clé sur un nouveau marché aux potentialités infinies, celui des myriades de produits et de services qui ne manqueront pas d’émerger autour de la 5G et de l’Internet des objets. À en croire les estimations, des dizaines, peut-être des centaines de milliards d’appareils de toute sorte vont se raccorder à Internet dans les années à venir, permettant de collecter d’invraisemblables quantités de données. Qui va approvisionner ces nouveaux systèmes? Qui aura accès aux données qui y transitent? Qui sera le mieux à même de les exploiter, à des fins aussi bien commerciales que militaires ou de renseignement?
L’administration Trump semble déterminée à rétablir la suprématie américaine dans le domaine des télécommunications
Bien qu’elle reste divisée quant aux stratégies et au choix des entreprises à privilégier, l’administration Trump semble déterminée à rétablir la suprématie des États-Unis. Le dossier Huawei constitue l’un des fronts de cette vaste campagne.
Si l’entreprise chinoise choisit d’imiter ses homologues américaines, elle coopérera avec les services de renseignement et l’armée de son pays. Il deviendra alors très compliqué pour les États-Unis de puiser dans les données transportées par ses réseaux mondiaux et de les exploiter. Mais, même si — faisant exception à la règle — elle décide de conserver son indépendance à l’égard des autorités chinoises, la probabilité de voir accorder aux agences américaines l’accès privilégié dont elles ont l’habitude de bénéficier demeure très faible. Pendant ce temps, contre toute attente, Huawei tient la corde dans le développement des réseaux de dernière génération et des services qui leur sont liés. Washington entend bien semer son chemin d’embûches.
Le gouvernement Trump espère que des dizaines d’autres pays se joindront à ses efforts pour barrer la voie à Huawei et ainsi restaurer leur position dominante. Jusqu’à présent, ces attentes ont été déçues, puisque ni le Royaume-Uni ni l’Allemagne n’ont donné leur blanc-seing. Mais le conflit ne fait que commencer.
Dan Schiller