Que signifie traiter les animaux avec humanité ?

Karl Kraus, Rosa Luxemburg et le désastre de la Grande Guerre

En marge de ses combats contre la veulerie journalistique, les capitulations de la social-démocratie et le militarisme, le satiriste viennois Karl Kraus (1874-1936) a développé une réflexion sur le traitement des animaux lors de la première guerre mondiale. Un siècle plus tard, son écho rencontre les voix qui s’élèvent contre une maltraitance animale parvenue, en temps de paix, à un stade industriel.

Que signifie traiter les animaux avec humanité ?
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Les images qui accompagnent ce texte sont de Benjamin Bondonneau. Elles sont extraites de la série « Mémoires courtes », 2018-2020

«Le 1er août 1914, écrit le satiriste viennois Karl Kraus dans sa revue Die Fackel (Le flambeau), j’ai entendu un cri : “Toujours tout droit dans la gloire on y va !” J’avais honte d’être un râleur, car je savais déjà à ce moment-là de façon tout à fait exacte que le temps viendrait pour : “J’voudrais bien sortir de ça !” Seulement j’étais en même temps un tel optimiste que j’ai fixé la date pour l’expression de ce désir, qui ne pouvait pas ne pas se faire sentir déjà le 1er août 1915, au 1er août 1916 et non au 1er août 1917. Cependant dans les cas de cette sorte on ne peut pas travailler avec l’exactitude mathématique, mais seulement avec l’exactitude apocalyptique (1). »

Kraus exprime ici sa conviction que seul un effort d’imagination exceptionnel, comme celui dont le mode de pensée apocalyptique constitue un exemple, est en mesure de compenser l’absence totale d’imagination qui a rendu possible le désastre et de nous permettre, à défaut d’avoir été capables de l’empêcher, de comprendre ce qui s’est passé et ce qui en découle. C’est le langage de l’apocalypse et même parfois le texte de l’Apocalypse lui-même que Kraus adopte naturellement pour parler non seulement des pertes en vies humaines et des souffrances inimaginables que la guerre est en train de causer, mais également des destructions que la combinaison des progrès de la technique avec le pouvoir démesuré de l’argent et la recherche de la rentabilité et du profit à tout prix ont commencé à infliger à l’environnement et à la nature. Les deux choses, la toute-puissance meurtrière de la technique et la tyrannie de l’argent-roi, sont d’ailleurs, à ses yeux, plus que jamais liées entre elles, puisque, comme il le dit, dans un premier temps les marchés ont été transformés en champs de bataille, et ensuite les champs de bataille en marchés à conquérir et à exploiter pour les industriels et les marchands d’armes. Un lien de cette sorte pourrait sembler à première vue peu évident, mais Kraus n’a, pour sa part, aucun doute sur l’« existence d’un nexus causal entre le sang et le profit », qui a pour conséquence que des milliers d’êtres humains sont à chaque fois condamnés à mourir essentiellement pour le bénéfice et la prospérité de quelques-uns.

Les atteintes à la dignité, aux droits et à la vie de l’être humain, dont la guerre a eu pour effet d’abaisser de façon spectaculaire la valeur et le prix, ne peuvent en aucun cas être séparées réellement du mépris avec lequel l’humanité actuelle a pris l’habitude de traiter également l’environnement en général et les animaux en particulier. Il n’y a là en réalité que deux aspects différents du même processus de déshumanisation et par conséquent d’autodestruction dans lequel l’humanité s’est engagée.

« Personne n’a pitié de nous »

Ce n’est donc pas par hasard qu’il est question dans le dernier monologue du Râleur (Les Derniers Jours de l’humanité) d’un problème que l’on pourrait être tenté de juger très secondaire, mais qui est au contraire, pour Kraus, d’une importance cruciale : celui des destructions que les quantités de papier de plus en plus considérables dont on a besoin pour la fabrication des journaux sont en train de provoquer dans les forêts. Cette conjonction, porteuse d’une signification sinistre, entre l’accroissement démesuré de la presse, que rien ne semble plus en mesure de contenir, et la diminution de la forêt a toujours eu pour lui un caractère symbolique au plus haut point représentatif de ce qui est en train d’arriver, avec son consentement et même par sa propre faute, à l’humanité.

L’épisode qui est évoqué dans le monologue du Râleur appartient une fois encore à la catégorie de l’inconcevable, que son énormité n’a pourtant pas empêché d’avoir réellement lieu : « Désirant établir le temps exact nécessaire pour qu’un arbre qui se dressait dans la forêt se transforme en journal, le patron d’une papeterie dans le Harz a eu l’idée de procéder à une expérience fort intéressante. À 7 h 35, il a fait abattre trois arbres dans le bois voisin et, après écorçage, les a fait transporter à l’usine de pâte à papier » (Les Derniers Jours de l’humanité). La réponse à la question qu’il s’agissait de résoudre a été la suivante : la suite des opérations qui étaient nécessaires pour passer de l’arbre au journal imprimé a pu être effectuée de façon si rapide qu’à 11 heures du matin déjà celui-ci se vendait dans la rue. « Il n’a donc fallu, conclut l’annonce que le Râleur est en train de lire, que trois heures et vingt-cinq minutes pour permettre au public de lire les dernières nouvelles sur un matériau provenant des arbres sur les branches desquels, le matin même, les oiseaux gazouillaient encore » (ibid.).

Quand on aborde la question du rapport étroit qui existe, aux yeux du satiriste, entre la déshumanisation de l’être humain et la réduction de la nature au statut d’un simple instrument que l’homme a le droit d’utiliser comme il l’entend, il est presque impossible de ne pas évoquer également les affinités remarquables qui ont existé, sur ce point, entre son attitude et celle de Rosa Luxemburg. Kraus était, comme il l’explique, tombé, en lisant l’Arbeiter-Zeitung, sur une des lettres qu’elle a écrites en 1917 de Breslau, où elle était en prison, à Sonia Liebknecht et qui avait été publiée trois ans après. Ce qu’il a apprécié et admiré particulièrement dans cette lettre n’était évidemment pas seulement la qualité littéraire exceptionnelle qui s’y révèle et dont l’importance pour lui n’a rien de surprenant, mais également l’amour profond de la nature qui s’y exprime et la compassion pour la souffrance que l’être humain est capable d’infliger en toute bonne conscience à certains des autres habitants qui y vivent, en particulier aux animaux qu’il a contraints à le servir et même parfois réduits purement et simplement en esclavage.

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Pour Luxemburg comme pour Kraus, le lien entre ce qu’elle décrit dans sa lettre et ce que la guerre a engendré — ou peut-être simplement fait apparaître — saute à peu près aux yeux. Quand la surveillante indignée demande au soldat, qui est en train de brutaliser férocement un animal épuisé auquel on a demandé de traîner une charge manifestement beaucoup trop lourde pour lui, s’il n’a décidément aucune pitié pour les animaux, la réponse parle d’elle-même : « Personne n’a pitié de nous, les humains, a-t-il répondu avec un mauvais sourire, et il s’est mis à frapper de plus belle (2). » Ce qui s’exprime ici est la propension que peuvent avoir facilement les victimes à exercer une forme de vengeance contre d’autres victimes encore plus faibles qu’elles et plus incapables de se défendre.

Des animaux qui sont traités de cette façon (il s’agit de buffles que l’on a fait venir de Roumanie), Luxemburg dit dans sa lettre : « On les frappe de façon terrible avant que le dicton “Vae victis” puisse aussi leur être appliqué. (…) Rien qu’à Breslau, il y a une centaine de ces bêtes ; en plus, elles qui sont habituées aux grasses prairies roumaines ne reçoivent qu’une maigre et misérable nourriture. On les exploite sans vergogne, elles tirent n’importe quelle charge et succombent souvent à ces travaux. » C’est bien de vaincus, trop facilement oubliés, de la guerre et qui méritent, croit-on, sûrement encore beaucoup moins que d’autres que l’on s’apitoie sur leur sort, qu’il est question en l’occurrence. Et c’est aussi tout simplement, dans la cour d’une prison, le visage de la guerre elle-même que Luxemburg voit passer derrière les événements et les comportements qu’elle décrit : « Entre-temps, les prisonniers s’affairaient autour de la charrette, déchargeant les lourds ballots avant de les apporter à l’intérieur ; quant au soldat, il arpentait la cour à grands pas, les deux mains dans les poches, souriant et sifflotant un air à la mode. Et j’ai revu alors toute la magnifique guerre défiler devant moi. »

Ce qui, dans la lettre, est évoqué de façon tout aussi saisissante est l’espèce de solidarité spontanée qui s’établit entre la prisonnière, qui est elle aussi, en un certain sens, une victime de la guerre, puisque c’est pour une part essentielle son opposition déclarée, radicale et militante à celle-ci qui lui a valu d’être incarcérée, et l’autre victime que représente l’animal martyrisé. La description qui est donnée de la manière dont celui-ci devient pour ainsi dire humain et se transforme en une sorte de frère dans la souffrance et le malheur a quelque chose de réellement poignant : « Celui [des animaux] qui saignait avait le regard fixe, avec une telle expression sur le visage — et des yeux noirs et doux comme ceux d’un enfant qui vient de pleurer. C’était vraiment l’expression d’un enfant qui a été sévèrement châtié et qui ne sait pas pourquoi, qui ne sait pas comment échapper à ce tourment et à la violence brutale. (…) J’étais là debout et l’animal m’a regardée et j’ai senti les larmes couler sur mon visage — c’étaient ses larmes et l’on ne peut frémir avec plus de douleur pour ce frère chéri que je n’ai frémi dans mon impuissance à soulager son tourment muet. »

Edward Timms, dans sa biographie de Kraus, souligne avec pertinence que « les parallèles entre Kraus et Luxemburg sont remarquables. Les deux auteurs invoquent une vision de l’harmonie originelle pour contester l’idée d’une nature aux dents et aux griffes rouges de sang, qui a été si souvent exploitée pour justifier le conflit militaire et la domination raciale. Kraus a reformulé sa position avec encore plus de force quand il a reçu une lettre d’une mégère de l’aristocratie qui ricanait sur Luxemburg comme étant une de ces “femmes hystériques” qui sont condamnées à connaître une fin désagréable si elles persistent à semer le trouble (3) ». La « mégère » en question était une aristocrate hongroise qui se présentait comme une ancienne abonnée de la Fackel et déclarait être tombée par hasard sur le numéro dans lequel Kraus avait reproduit et commenté la lettre de Luxemburg.

Dans le numéro 462-471 de cette revue, Kraus s’interroge sur la manière dont les chiens ont vécu « leur » guerre et sont parvenus à supporter le manque presque total de nourriture et de soins que la pénurie générale et l’indifférence de l’espèce réputée « supérieure » qui les avait condamnés à la servitude et privés pour ainsi dire de toute espèce de droit leur ont imposé : « De bien des façons à présent, notamment par les journaux du dimanche, les chiens sont attaqués parce qu’ils “dérobent” aux hommes la nourriture. Ces reproches sont infondés. Abstraction faite complètement du fait que j’accorde beaucoup plus volontiers à un chien le petit peu de nourriture qu’à un journaliste quelconque, une chose que je sais est que la plupart des hommes ont toujours encore plus de nourriture que la plupart des chiens, qui pourtant ne se font pas la guerre entre eux et ne sont pas responsables de l’état de choses dont la faute incombe aux hommes. Car, bien qu’il puisse arriver dans des cas isolés qu’un chien dérobe la nourriture à un homme, l’homme prend dans de nombreux cas sa revanche en ceci qu’il dévore le chien. L’inverse ne s’est encore jamais produit. (…) Cela peut venir du fait que la chair d’une espèce dont les membres se battent entre eux avec des gaz toxiques répugne à l’espèce meilleure. »

Kraus était d’avis que le « témoignage unique en son genre d’humanité et de poésie » que constitue la lettre de Luxemburg devrait être accueilli dans tous les livres scolaires entre Goethe et Claudius, et les jeunes lecteurs informés du fait que « le corps qui a enveloppé une âme d’une telle hauteur a été abattu à coups de crosses de fusil (4) ». On pourrait très bien, me semble-t-il, dire que certains passages de la réplique de Kraus à la lettre de « Mme von X-Y », par exemple celui qui suit, mériteraient aussi d’être inclus dans les livres scolaires :

« L’humanité qui considère l’animal comme un être chéri a plus de valeur que la bestialité qui se moque de ce drôle et plaisante avec l’idée qu’un buffle n’est pas “particulièrement” étonné de devoir tirer une charrette à Breslau et de recevoir des coups donnés avec le manche d’un fouet. C’est là le genre d’esprit répugnant qui fait dire à ces messieurs de la Création et à leurs dames, “depuis leur prime jeunesse”, qu’il ne se passe rien dans l’animal, aussi dépourvu de sensations que son propriétaire, pour la simple raison qu’il n’a pas été doté de la même portion de morgue et n’est pas non plus capable d’exprimer ses souffrances dans le charabia dont ce dernier dispose (5). »

La protestation de Luxemburg et de Kraus s’oppose directement à une vision du monde animal qui, en fait de considération pour lui, ne connaît guère que celle qui consiste à inciter l’espèce humaine à s’inspirer de son exemple pour réapprendre la dureté, l’absence de pitié et la cruauté censées constituer la loi fondamentale de la vie. Il s’agit d’accepter plus facilement l’idée que la nature impose à tous les vivants comme règle le combat permanent, l’assujettissement des inférieurs et l’élimination des inaptes. Comme le dira Adolf Hitler, le monde animal n’a pas, comme celui des hommes, la possibilité et le moyen d’essayer de contrecarrer l’action des lois de la nature, qui de toute manière finissent toujours par l’emporter tôt ou tard : « Dans la nature, ce qui n’a pas de force vitale périt à son tour de soi-même ; seul l’homme cultive ce qui est atteint de faiblesse vitale (6). »

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Il est donc impératif et urgent, pour notre espèce, de consentir enfin à remplacer l’humanité pusillanime et sentimentale qui s’exerce essentiellement dans la protection et la promotion artificielles des faibles par une autre forme d’humanité, plus virile et plus conforme à la façon dont les choses se passent dans le monde des êtres vivants en général, qui est appelée dans Mein Kampf l’« humanité de la nature » : « L’homme peut bien pendant un certain temps braver les lois éternelles de la volonté de conservation continuée ; seulement la vengeance arrive néanmoins tôt ou tard. Une espèce plus forte chassera les faibles, étant donné que la pulsion de vie dans sa forme ultime brisera toujours à nouveau les liens ridicules d’une soi-disant humanité des formes singulières, pour faire entrer à sa place l’humanité de la nature, qui anéantit la faiblesse pour donner la place à la force (7). »

S’exprime ici une transposition au monde animal de certaines des caractéristiques les plus détestables, mais souvent aussi les plus spécifiques, du monde humain lui-même. Essayer au moins de ne pas être plus bestial ou plus scélérat que les animaux pourrait bien, dans ces conditions, constituer pour l’homme un progrès considérable. Il y a peut-être autre chose à apprendre d’eux que l’insensibilité et la cruauté. Une humanité qui reste capable de se comporter de façon humaine à l’égard des animaux et de les traiter comme des égaux rend plus service à l’humanité que celle qui les traite à peu près comme du matériel dont on se sert.

La question qui est formulée ici était, aux yeux de Kraus, suffisamment importante pour qu’il y revienne à plusieurs reprises avec insistance. Dans Hunde, Menschen, Journalisten (Les chiens, les humains, les journalistes), il reproduit de nombreux extraits tirés d’auteurs divers qui se sont exprimés de façon positive et amicale ou au contraire ouvertement hostile et tout à fait négative sur la question des droits des animaux et du devoir d’humanité que nous avons envers eux. Comme on pouvait s’y attendre, c’est à Arthur Schopenhauer, auquel il fait une place tout à fait privilégiée, que revient, pour lui, l’honneur d’avoir montré sur ce point l’exemple que nous devrions essayer de suivre. Et c’est Baruch Spinoza, dont Schopenhauer avait déjà contesté radicalement la position, qui joue en quelque sorte le rôle du méchant de l’histoire.

La conception qui est défendue par l’auteur de l’Éthique est, en effet, que le statut des animaux n’est pas du tout celui de congénères et même éventuellement de compagnons avec lesquels nous pouvons éventuellement entretenir des relations de nature sociale, mais plutôt celui d’instruments que nous avons le droit d’utiliser à peu près à notre guise en fonction de nos besoins et de nos intérêts : « En dehors des hommes, nous ne connaissons dans la nature rien de particulier qui nous puisse procurer un plaisir par l’esprit et auquel nous puissions nous lier d’amitié ou par quelque genre de relation sociale. Et par conséquent, ce qui se trouve dans la nature, les hommes mis à part, la norme de notre utilité ne demande pas que nous le conservions, mais elle nous conseille de le conserver pour divers usages, de le détruire, ou de l’adapter par tous les moyens à notre usage (8). »

Il ne peut donc pas y avoir pour nous d’obligation proprement dite de veiller au bien-être et à la conservation des animaux et des êtres vivants en général, dans la mesure où ils dépendent de nous, directement ou indirectement, pour leur existence, puisque la question de savoir si nous devons ou non essayer de les conserver ne dépend en réalité que de l’usage, avantageux ou non, qu’il nous sera possible de faire d’eux si nous choisissons de les maintenir en vie.

Schopenhauer attribue la conception, à ses yeux incompréhensible et aberrante, que Spinoza défend sur ce point à la persistance sur son esprit de l’influence de la Bible, en particulier du récit de la Genèse — « Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre” » (1, 26) — et de la tradition juive ou judéo-chrétienne. C’est justement de cela qu’il est question dans les toutes dernières pages du Monde comme volonté et comme représentation : « Spinoza ne pouvait s’affranchir du Juif : quo semel est imbuta recens servabit odorem [l’argile conservera longtemps le parfum dont elle s’est une fois imprégnée] (Horace, Épîtres, I, 2, v. 69). Ce qui est tout à fait juif en lui, et qui, joint au panthéisme, est de plus absurde et à la fois horrible, c’est son mépris des animaux, dans lesquels il voit de pures choses destinées à notre usage et auxquels il refuse tout droit (9). »

Quand la « racaille » frétille d’impudence

Dans un complément ajouté après coup à ce qu’il avait écrit dans Parerga et Paralipomena, à propos du monde animal et du rapport que nous entretenons avec lui, Schopenhauer revient sur cette question et enfonce le clou : « L’animal pour l’essentiel et sur le point principal est tout à fait le même que ce que nous sommes : la différence réside seulement dans l’accident, l’intellect, et non dans la substance, qui est la volonté. Le monde n’est pas un ouvrage de mauvaise qualité et les animaux ne sont pas un produit manufacturé pour notre usage. (…) Ce n’est pas seulement la vérité, mais également la morale qui est de notre côté. (…) Le plus grand bienfait des chemins de fer est qu’ils épargnent à des millions de chevaux de trait leur existence lamentable (10). »

La dernière phrase met en relation l’avènement du règne universel de la machine avec la condition misérable à laquelle un nombre considérable d’animaux se sont trouvés réduits par la faute de l’homme, mais pour signaler justement un des rares aspects du premier qui puisse être considéré comme positif. C’est également un point sur lequel Kraus pourrait se sentir relativement proche de Schopenhauer, car il est persuadé, lui aussi, que la façon dont l’être humain s’est transformé en un adorateur et un esclave de la machine est pour quelque chose dans le peu de considération qu’il en est venu à éprouver pour les autres espèces et pour la vie en général, et dans l’espèce de tyrannie impitoyable qu’il fait régner, de son côté, sur une partie du monde animal.

Il pourrait évidemment sembler un peu étrange qu’à l’été de 1916, à un moment où la guerre, qui dure déjà depuis près de deux ans, a atteint un degré extrême dans l’intensité des combats et la démesure des pertes en vies humaines, Kraus revienne avec une telle insistance sur la question des égards qui sont dus aux animaux et celle des violences et des atrocités que la guerre les oblige, eux aussi, à endurer. Mais il s’emploie à convaincre ses lecteurs que l’humanité aurait tout à fait tort de s’imaginer qu’elle peut traiter le problème comme à peu près négligeable.

Quand on cherche ce qui a rendu possible une catastrophe comme celle de la première guerre mondiale, il ne faut surtout pas oublier de prendre en considération un certain nombre de caractéristiques constitutives et de facteurs essentiels, contre lesquels la social-démocratie ne trouve pas beaucoup plus de raisons que ses adversaires de la bourgeoisie de s’insurger et même dont elle ne songe pas plus qu’eux à s’inquiéter réellement.

Kraus songe à des choses avec lesquelles il vaudrait mieux, justement, essayer d’en terminer, au lieu de se proposer de les reprendre, en les amplifiant et les accélérant, autrement dit, à tout ce qui a quelque chose à voir avec le productivisme et le consumérisme sans frein, l’exploitation sans discernement et sans mesure des ressources naturelles, l’indifférence à l’environnement et aux dégradations que les activités de l’être humain, sa volonté de puissance et son avidité apparemment sans limite lui font subir de plus en plus, l’absence de considération pour les animaux et l’ignorance délibérée et obstinée du risque que, sous prétexte d’améliorer toujours davantage les conditions de vie de notre espèce, on finisse par rendre problématique et pour finir impossible la préservation de la vie des autres et celle de la vie en général, etc. C’est sur des questions de cette sorte qu’un parti qui se veut révolutionnaire se devrait justement, soutient Kraus, de se montrer autrement plus révolutionnaire que ne l’est la social-démocratie. Mais ce qui l’empêche de l’être est aussi malheureusement, pour une part importante, l’intérêt que les gens qu’elle défend ont eux-mêmes, de façon compréhensible, à la continuation du processus qu’il faudrait au contraire essayer, si possible, de ralentir et même probablement d’interrompre.

Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle même ceux qui sont en principe les mieux placés pour souhaiter le changement peuvent être empêchés en même temps de le vouloir réellement et même bien décidés à combattre ceux qui pourraient être tentés d’essayer de le leur imposer. Quand on réfléchit, comme l’avait déjà fait Kraus, à ce genre de situation, on ne peut guère s’étonner que, sur une question comme celle du réchauffement climatique par exemple, dont l’urgence est en train de devenir réellement extrême, l’humanité actuelle soit probablement condamnée jusqu’à la fin, si celle-ci finit par arriver, à essayer de faire coexister la proclamation que la catastrophe est en train de devenir à peu près certaine et que des changements radicaux sont absolument indispensables avec la recherche de tous les moyens possibles et imaginables de les éviter et de se contenter de mesures qui restent, pour l’essentiel, à peu près symboliques et sont même parfois franchement dérisoires.

Cela ne peut, bien entendu, en aucun cas constituer une raison de considérer que, comparées à un problème comme celui-là, les questions de justice sociale et d’égalité ne sont pas primordiales et qu’elles seraient même en train de devenir plus ou moins secondaires. Ce n’est évidemment pas du tout ce que pensait Kraus ; et ce qu’il aurait voulu et a attendu vainement de la social-démocratie était justement qu’elle se montre, sur les deux espèces de questions, qui ne peuvent sûrement pas être traitées de façon complètement indépendante l’une de l’autre, nettement moins conciliante et beaucoup plus révolutionnaire. La menace bien réelle que représente elle aussi, pour l’humanité, l’aggravation inquiétante de l’injustice et de l’inégalité constitue encore un sujet qui est d’une actualité frappante et sur lequel Kraus avait vu nettement plus loin que la plupart de ses contemporains.

Dans sa réponse à Mme von X-Y, Kraus établit une relation directe entre la façon dont celle-ci s’exprime à propos de Luxemburg et l’approbation fondamentale que les gens comme elle ont accordée à la guerre. Il faudrait qu’à côté de la lettre de Luxemburg soit publiée aussi, dans les livres de lecture, « la lettre de cette mégère, afin d’inculquer à la jeunesse non seulement le respect de la grandeur de la nature humaine, mais aussi le dégoût face à sa bassesse ». C’est une des raisons pour lesquelles Kraus exprime ouvertement le souhait que le communisme dispose encore d’une vie suffisamment longue, ne serait-ce que pour empêcher l’engeance dont il parle de jouir sereinement des avantages qu’elle a conquis et de dormir sur ses deux oreilles : « Que Dieu nous le conserve comme une menace constante au-dessus de ceux qui possèdent des biens et qui, pour les protéger, aimeraient envoyer tous les autres au front de la famine et de l’honneur patriotique en les berçant de la consolation que les biens matériels ne sont pas les biens suprêmes. Que Dieu nous le garde afin que cette racaille qui frétille déjà d’impudence ne devienne pas plus impudente encore, afin que ceux qui sont les seuls à avoir accès à la jouissance et pensent que l’humanité à sa botte a eu suffisamment d’amour une fois qu’ils l’ont contaminée par la syphilis aient le sommeil au moins troublé par un bon cauchemar (11). »

La « racaille » dont il parle a à présent des raisons meilleures que jamais de penser qu’elle a gagné la guerre contre les pauvres, et l’a même fait presque par forfait. Elle peut, comme il l’avait dit, frétiller à nouveau d’impudence et manifester la même propension à faire la morale à ses victimes, à leur donner des leçons de sérénité et de sagesse et à leur expliquer qu’elles n’ont aucune raison d’éprouver de la haine et de se révolter contre les responsables supposés de leur malheur.

Jacques Bouveresse

(1«Verwandlungen», Die Fackel, n° 462-471, Vienne, octobre 1917.

(2«Lettre de Rosa Luxemburg à Sonia Liebknecht», dans «Les guerres de Karl Kraus», traduction française de Pierre Deshusses, Agone, n° 35-36, Marseille, 2006.

(3Edward Timms, Karl Kraus, Apocalyptic Satirist : Culture and Catastrophe in Habsburg Vienna, Yale University Press, New Haven – Londres, 1986.

(4«Vorlesungen (mit dem Brief Rosa Luxemburgs)» («Lectures, avec la lettre de Rosa Luxemburg»), Die Fackel, n° 546-550, juillet 1920.

(5«Les guerres de Karl Kraus», op. cit.

(6Adolf Hitler, Monologe im Führerhauptquartier 1941-1944, notes de Heinrich Heim, édité par Werner Jochmann, Orbis, Munich, 2000.

(7Adolf Hitler, Mein Kampf, eine kritische Edition, publié par Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger et Roman Töppel, Institut d’histoire contemporaine, Munich-Berlin, 2016.

(8Éthique, quatrième partie, appendice, chap. XXVI, dans Spinoza, Œuvres complètes, Gallimard, coll. «bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1954.

(9Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Presses universitaires de France, Paris, 1966.

(10Arthur Schopenhauer, Senilia, Gedanken im Alter («Senilia, pensées d’un homme âgé»), édité par Franco Volpi et Ernst Ziegler, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 2011.

(11«Les guerres de Karl Kraus», op. cit.

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