Pyramide du Louvre, Opéra Bastille…: les chantiers à marche forcée de François Mitterrand, président-bâtisseur

A l’automne 1976, en attente d’un avenir présidentiel, François Mitterrand visite le Centre Pompidou, sur le point d’être achevé. Le bâtiment industriel de tubes rouges et bleus, iconoclaste dans le vieux Paris aux ruelles sombres, ouvrira le 1er janvier 1977 après avoir été au cœur d’une bataille entre « anciens » et « modernes ». Le leader socialiste, hermétique à ces péripéties, est impressionné. Alors qu’il emprunte la longue chenille en guise d’escalator et monte, immobile, vers les sommets, il lâche à des proches : « Si un jour on arrive au pouvoir, il faudra construire des choses comme ça. »

Des « choses comme ça », Mitterrand en a construites dix fois plus que tout autre président de la République. Son désir vient de loin. « De son goût pour l’histoire », affirme l’historien Jean-Noël Jeanneney. Et aussi de sa volonté d’inscrire son empreinte. « La seule chose que laisse le pouvoir, ce sont les bâtiments », lui confiait sa compagne Anne Pingeot dans les années 1960, quand elle bûchait ses cours d’histoire de l’art, face à lui, dans un bistrot parisien − comme elle le racontait sur France Culture en 2016. Aujourd’hui, son nom est accolé aux quatre tours de la Bibliothèque nationale de France, construites dans le quartier d’Austerlitz, à Paris. « Dans toute ville, je me sens empereur ou architecte », a-t-il dit un jour, non sans emphase.

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A son arrivée au pouvoir, il y a tout juste quarante ans, la détermination de Mitterrand de jouer les bâtisseurs est telle qu’un label « Grands Travaux » a été inventé pour définir ces projets. Son implication, en revanche, varie – il a tout de même d’autres dossiers à gérer. D’emblée, celui qui lui tient le plus à cœur est le Grand Louvre. L’Arche de la Défense aussi, jetant à la poubelle la maquette choisie sous Giscard pour en imposer une autre, après concours, afin de souligner le vertigineux alignement reliant le Louvre à Nanterre, en passant par les Champs-Elysées.

Il modifie un autre « projet Giscard », celui de l’Institut du monde arabe, le jugeant « médiocre », remplacé par le bâtiment de l’architecte Jean Nouvel avec sa façade en moucharabieh. Mitterrand paraît davantage en retrait dans le suivi de la Cité de la musique, à la Villette, un projet qui pose peu de problèmes. L’Opéra Bastille, en revanche, en pose beaucoup, au point que des proches l’incitent à renoncer. « Jack, je crois que votre opéra est sur le gril », confie-t-il un jour à son ministre de la culture, Jack Lang, tout en tenant bon.

« La guerre des tranchées avec Chirac »

La thématique desGrands Travaux déboule par surprise lors de la première conférence de presse de François Mitterrand, le 24 septembre 1981, à l’Elysée. A la fin, sans qu’une question ne lui soit posée sur le sujet, le nouveau chef de l’Etat prévient qu’il a l’intention d’achever la Cité des sciences, à la Villette, l’Arche de la Défense, et le Musée d’Orsay. Il ajoute qu’il souhaite une Exposition universelle pour 1989, puis qu’il fera construire une Cité de la musique et, « sans vouloir désobliger personne », que le Louvre sera étendu à l’ensemble du Palais des rois.

Le « désobligé » est Jacques Delors, le ministre de l’économie, présent dans la salle. « Je le vois se tasser dans son fauteuil et ouvrir grand les yeux », racontera Robert Lion, directeur de cabinet du premier ministre Pierre Mauroy, sur France Culture en 2011. Delors comprend que son ministère devra décamper du Louvre, où il occupe l’aile Richelieu, pour trouver refuge ailleurs – ce sera dans un bâtiment blanc avec vue sur la Seine, à Bercy.

Cinq mois plus tard, en mars 1982, l’Elysée officialise les travaux et alourdit la barque avec un opéra à Bastille, une salle de rock porte de Bagnolet et des projets ailleurs en France. D’autres s’ajouteront par la suite. A l’arrivée, le programme est vertigineux : onze réalisations d’ampleur à Paris, qui constituent la face flamboyante du mitterrandisme.

L’élan constructeur est tel qu’une nouvelle génération d’architectes prend la lumière. Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Dominique Perrault, d’autres encore, se distinguent sur le terrain de jeu parisien avant d’obtenir une reconnaissance mondiale. Leurs œuvres divergent mais se rejoignent autour de la pureté et de l’audace de lignes en rupture avec le néoclassicisme pompier d’un Ricardo Bofill, riche en frontons ou colonnes.

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Des batailles moins stylistiques embrasent les chantiers. Bataille de chefs et d’ego au sein de l’Etat. Bataille lors de la cohabitation de 1986, avec cet épisode peu reluisant qui voit le bureau Napoléon-III du ministre des finances, au Louvre, cassé à la masse afin qu’Edouard Balladur ne s’y installe pas – il le fera reconstruire, l’occupera mais finira par accepter le déménagement à Bercy. Bataille avec Jacques Chirac, patron de la droite et maire de Paris de 1977 à 1995, qui déteste voir Mitterrand construire « des Lego »à sa gloire sur son territoire. « Ce fut la guerre des tranchées avec Chirac », confie Claude Mollard, conseiller de Jack Lang. « Le combat était frontal, non sans une belle émulation »,se souvient Jean-Jacques Aillagon, ex-ministre de la culture de Jacques Chirac.

Tout cela n’est rien par rapport à la bataille de l’argent. Le devis des chantiers parisiens s’élève à 34 milliards de francs sur deux septennats. Cette somme n’affectera pas l’enveloppe du ministère de la culture (6 milliards de francs) pour les budgets de 1982, 1983 et 1984, mais ensuite oui. On a du mal, en 2021, à prendre la mesure d’une telle ardoise, qualifiée, par certains, de « folie des grandeurs », d’autant qu’elle s’affiche au moment où l’Etat socialiste, en mars 1983, prend le tournant douloureux de la rigueur budgétaire.

« Une question de vie ou de mort »

Deux projets en font les frais : l’Exposition universelle et la salle rock de 10 000 places, prévue porte de Bagnolet, remplacée en 1984, par le Zénith à la Villette (seize Zénith suivront partout en France), plus rapide à construire et moins cher. Mais les autres chantiers sont menés à terme et c’est un petit miracle. Une seule explication : le président de la République en fait son domaine réservé, que d’autres qualifient de « fait du prince ». Selon l’historien Thomas Hélie, spécialiste du sujet, Mitterrand met en place « un commando quasi militaire », quitte à s’asseoir sur les usages, la transparence gouvernementale et la fraternité socialiste.

L’organigramme est resserré. Tout en haut, Mitterrand et son conseiller Christian Sautter veillent et arbitrent. En dessous est créé le « groupe des quatre », qui cerne les projets. Il est constitué de l’écrivain Paul Guimard (conseiller de Mitterrand), Robert Lion (directeur du cabinet de Pierre Mauroy à Matignon puis de la Caisse des dépôts), Jack Lang (ministre de la culture) et Roger Quilliot (ministre de l’urbanisme). Une mission de coordination est pilotée par Yves Dauge et Jean-Louis Subileau, « une sorte de cabinet parallèle, en lien direct avec Mitterrand », explique Thomas Hélie. Chaque chantier, enfin, a son pilote, chargé de serrer les boulons. Une ligne budgétaire « spéciale » alimente la machine.

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« La méthode peut heurter mais c’est la seule façon de tenir les délais, et, en conséquence, les coûts », précise aujourd’hui Yves Dauge, qui a raconté cette aventure dans Les Soutiers des grands projets (L’Harmattan, 2020). Et c’est vrai que les coûts sont plutôt respectés, notamment au regard des dérives folles de certaines opérations récentes, comme le Musée des Confluences à Lyon, le MuCEM à Marseille ou la Philharmonie à Paris.

Dans les années 1980, la marche forcée donne lieu à des échanges « d’une violence inouïe », constate Thomas Hélie, qui a pu consulter nombre d’archives. Quand l’élégant Robert Lion s’inquiète du fait que le premier ministre, Pierre Mauroy, soit écarté, le président lui répond sèchement. Quand Roger Quilliot menace de rentrer chez lui à Clermont-Ferrand, Mitterrand le met au défi : « Eh bien partez. »

En 1985, lorsque le ministre des finances, Pierre Bérégovoy, lance une ultime tentative pour saborder un, deux ou trois projets, dénonçant un dérapage de 1,8 milliard de francs, Mitterrand, qui a une « sainte peur des dépassements », selon Yves Dauge, fait vérifier les comptes et répond : « Cette offensive a lieu deux ou trois fois par an, c’est un peu lassant. » Son obsession ? Aller le plus vite possible afin de rendre les chantiers irréversibles en 1986, date des législatives, qu’il est persuadé de perdre. Il répète par exemple que la construction au pas de charge de la pyramide du Louvre est « une question de vie ou de mort ».

Musées transformés en lieux de vie

Mitterrand n’est pas juste un gardien des travaux. Sans être connaisseur, il regarde longuement les maquettes et choisit les architectes : Pei pour le Grand Louvre et la Pyramide, c’est lui directement. Lors de concours, il opte souvent pour le gagnant ou celui que son entourage lui suggère. C’est ainsi qu’il entérine le projet d’un inconnu, l’architecte danois Johan Otto von Spreckelsen, pour l’Arche de la Défense, que lui souffle Robert Lion.

Mitterrand se rend aussi dix fois, vingt fois sur les chantiers pour en surveiller l’avancement. « Toujours avec son casque », précise Yves Dauge. Il monte sur les échafaudages, discute avec un tailleur de pierres, va jusqu’à choisir des matériaux, du marbre de Carrare pour la Grande Arche, un verre translucide de Saint-Gobain pour la Pyramide, le bois de poirier et la couleur noire des fauteuils de l’Opéra Bastille, une pierre de Bourgogne pour Bercy.

Robert Lion, qui dirige la Caisse des Dépôts à partir de 1982, est une figure-clé des travaux. Le chef de l’Etat « s’appuie beaucoup sur lui », estiment Thomas Hélie et Yves Dauge. Et Jack Lang ? Quatre décennies après, l’ancien ministre de la culture a tendance à tout s’attribuer : les idées, les projets, les architectes, la réalisation. « Il est incorrigible à vouloir toujours montrer qu’il est dans le coup », s’amuse la conseillère d’Etat Maryvonne de Saint-Pulgent.

« Mitterrand ose secouer la culture en général et le Louvre en particulier »

Disons que son rôle est plus important que ses détracteurs ne le pensent, mais moins que ce qu’il prétend. A l’époque, il est contraint par la machine mitterrandienne, freiné par d’autres ministères ayant la tutelle sur telle ou telle construction, et il n’a pas, en dépit de ses demandes répétées, l’autorité sur la direction de l’architecture. Mais sa pugnacité lui permet aussi d’entrer par la fenêtre quand la porte lui est fermée. D’autant qu’il est bien secondé par son conseiller, l’architecte Christian Dupavillon.

Les forces et faiblesses de Lang sont patentes lors de l’opération Grand Louvre, le symbole des Grands Travaux en raison de l’ancrage royal du site et du prestige mondial du musée. C’est aussi le chantier le plus long et le plus cher du premier septennat, avec près de 6 milliards de francs.

Le seul, enfin, à ouvrir autant de vocations : dans la foulée du Louvre, nombre de maires, prenant conscience de l’enjeu touristique notamment, rénovent leurs musées, transformés en lieux de vie, avec boutique et restaurant. « Mitterrand ose secouer la culture en général et le Louvre en particulier », confirme Michel Laclotte, l’ancien directeur du musée.

« On ne trouve pas la porte »

Dans un film documentaire daté de 1993, à l’occasion de la réouverture du Louvre, Mitterrand confie à notre confrère du Monde Frédéric Edelmann que l’idée de sa rénovation lui a été soufflée par le galeriste Louis Gabriel Clayeux, un ami proche : « Mais pourquoi laisser le Louvre dans cet état ? » Des murs noirs, la cour Napoléon défigurée par un parking, la porte d’entrée confidentielle, l’accueil indigne, les salles vieillottes, les collections à l’étroit.

Alors que le Louvre dépend de son ministère, Jack Lang voit grand mais subit des défaites. Dès juillet 1981, il propose que tout le palais, y compris le Musée des arts décoratifs qui en occupe une partie, soit offert au Louvre. Réplique de Mitterrand : « Bonne idée mais difficile par définition, comme toutes les bonnes idées. » Le président refusera ce choix maximal, trop compliqué aussi, limitant l’extension au départ du ministère des finances.

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Pour l’architecture, Lang pense au Mexicain Pedro Ramirez Vazquez (auteur du superbe Musée national d’anthropologie de Mexico) mais Mitterrand choisit Ieoh Ming Pei, qui séduit tout le monde avec sa pyramide. Ce dernier, lors de sa première visite, fait ce constat : « Votre musée, il ne peut pas marcher, on ne trouve pas la porte. »

Le ministre a beau vouloir garder la main sur le chantier, le président lui impose comme patron des travaux Emile Biasini. Le ministre et son cabinet détestent cet ancien cadre d’André Malraux, que Claude Mollard qualifie volontiers d’« outre gonflée de suffisance », une formule à la hauteur des vacheries que Biasini lui-même, mort en 2011, a réservées à Lang dans son livre Grands travaux (Odile Jacob, 1995).

La pyramide de Pei frappe les esprits mais le principal enjeu, et Lang le sait, est le musée lui-même, qui, du reste, absorbe l’essentiel des milliards de la rénovation. Les surfaces d’exposition sont multipliées par deux (de 35 000 mà 70 000 m2) et celles de l’accueil par treize. Lang rêve de transformer le Louvre en musée total, ouvert à « la vie intellectuelle contemporaine ». Il veut le rendre « aussi vivant que le Centre Pompidou ». Et pour cela, il souhaite lancer une large consultation. Le président refuse. Il veut un musée agrandi, point.

« Tontonkamon » à « Disneyland »

A cette époque, le Louvre n’a pas vraiment de directeur mais sept conservateurs qui règnent chacun sur un département (peinture, sculpture, etc.). Lors d’un séminaire organisé à Arcachon en 1984, ces derniers se répartissent les espaces. « Ça s’est bien passé. Vous savez, je n’aime pas les drames », témoigne Michel Laclotte, qui dirigeait alors le prestigieux département des peintures et deviendra, par la suite, le premier directeur du Louvre.

Lang et son entourage dénoncent aujourd’hui un manque d’ambition. La faute à Emile Biasini, accusent-ils, coupable de n’avoir pas voulu « faire sauter les cloisons » et, surtout, de n’avoir pas imposé un espace digne de ce nom pour des expositions temporaires.Henri Loyrette, président du Louvre de 2001 à 2013, nuance à peine : « Globalement, ce fut très bénéfique. Mais il y a eu une erreur fondamentale : une addition de départements ne fait pas un musée cohérent. Ce fut chacun chez soi et c’est dommage. »

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Les proches de Lang reprochent même à Biasini d’avoir acheté la paix à Arcachon : on laisse les conservateurs tranquilles, et ils s’engagent en retour à ne pas contester le projet Pei, notamment sa pyramide. Henri Loyrette conteste cette analyse : « La plupart des conservateurs du Louvre défendaient le projet Pei, mais c’est vrai, on a parlé d’un Yalta à Arcachon, ce fut une expression malheureuse. »

Lang reste néanmoins crucial dans le chantier du Louvre. « Il a porté le projet global », assurent ses ex-conseillers. « Non, le patron était Biasini », rétorque Michel Laclotte. Thomas Hélie fait la synthèse : « Mitterrand avait besoin du côté carré de Biasini et de l’énergie de Lang. » Cette énergie fait merveille au moment où ça tourne mal. Ainsi, le ministre est en soutien quand la Commission supérieure des monuments historiques humilie Pei, d’origine chinoise. « Des propos ont frisé le racisme », s’indigne Lang.

Et puis, entre 1984 et 1985, ce dernier est en première ligne pour défendre une pyramide de verre pas encore construite mais attaquée de toutes parts – la presse, Le Monde notamment, des politiques de droite, des historiens d’art, des personnalités. Mitterrand est surnommé « Tontonkamon », la pyramide qualifiée de « Disneyland » ou de « Luna Park ». Jack Lang rameute les soutiens et organise, en sous-main, une rencontre habile entre Pei et Chirac, ce dernier passant alors d’opposant à soutien. « Même Biasini a salué l’exploit de Lang », se souvient Thomas Hélie.

« Tout le monde assume la paternité du Louvre, car c’est une réussite, et personne l’Opéra Bastille, car c’est un échec »

La tempête d’antan jure avec les louanges actuelles, non sans lien avec le succès populaire du nouveau Louvre – 1,4 million de visiteurs en 1980, 10 millions en 2018. Le Louvre devient alors un autre symbole – un de plus : celui du basculement de la culture, du champ du savoir vers le loisir de masse. Au point d’ouvrir une question de riches : est-il devenu un Barnum pour touristes ? « Il ne faut pas se plaindre du succès mais l’organiser », répond Michel Laclotte. Jack Lang est plus direct : « Que la direction se creuse la cervelle pour trouver des solutions ! »

Si le succès du Grand Louvre renvoie à une extension des salles muséales qui n’a jamais été contestée, c’est une autre histoire pour l’Opéra Bastille, dont la philosophie ambiguë et l’architecture pesante ont été maintes fois dénoncées et le sont encore en 2021. Maryvonne de Saint-Pulgent, autrice du Syndrome de l’opéra (Robert Laffont 1991), résume ainsi l’affaire : « Tout le monde assume la paternité du Louvre, car c’est une réussite, et personne l’Opéra Bastille, car c’est un échec. »

L’argument pour justifier sa construction repose sur un malentendu : Mitterrand veut, en 1982, un « opéra populaire ». Le slogan vaut oxymore quand on sait que l’art lyrique est fréquenté par un public essentiellement aisé et conservateur. Mais un président de gauche ne peut dire autre chose s’il veut faire avaler un chantier à 3 milliards de francs.

Du reste, le bâtiment est érigé place de la Bastille, symbole du peuple et de la République, et il est inauguré le 13 juillet 1989 à l’occasion des fêtes du bicentenaire de la révolution française. « La Bastille avait un côté popu », commente Claude Mollard. L’architecture retenue vise aussi à l’éloigner le plus possible des fastes du Palais Garnier, le lieu historique de l’opéra à Paris, mais qui est « réservé à une élite », écrit Lang. Pas d’apparat ou de sculptures sur la façade du bâtiment de Bastille comme à l’intérieur. Plutôt une froideur impersonnelle.

Absence de spectacles « populaires »

Son modèle artistique et économique est dans la même logique : un grand plateau de scène afin de présenter le répertoire mais aussi des spectacles « populaires » ; une très grande salle, de près de trois mille places, afin d’attirer un large public avec des tickets de 50 à 200 francs, donc moins chers qu’à l’accoutumée ; des représentations en masse, jusqu’à trois cents par an, afin de limiter le déficit.

Evidemment, ça ne se passe pas comme prévu. Quelques mois à peine après l’ouverture, Jack Lang s’inquiète de l’absence de spectacles « populaires », d’un coût de fonctionnement et d’une masse salariale qui montent en flèche, obligeant l’Etat à majorer sa subvention de 35 % en deux ans et à demander que le prix des places augmente pour stopper l’hémorragie.

Quant au public, il est resté dans la logique d’un art lyrique, dont les dirigeants, chefs d’orchestre et chanteurs reçoivent des émoluments largement supérieurs à ce qui se pratique dans les autres établissements publics de la culture en France. « Nous aurions dû étudier plus sérieusement le modèle de l’opéra et la question du public », regrette Jacques Sallois, directeur du cabinet de Lang à l’époque. L’ancien ministre, lui, botte en touche en disant que « ce travail reste à faire ».

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L’embarras est palpable parce que l’Opéra Bastille fut porté par un gouvernement de gauche – ce qui serait peu probable de nos jours. Au-delà, c’est l’ensemble de cette stratégie de grands travaux qui ouvre une question politique.

Déjà, en 1981, certains craignaient que l’argent des chantiers les plus chers « bouffe tout », au détriment d’une politique culturelle à mener. Cela reste le cas quatre décennies plus tard.

Ces bâtiments, gros ou petits, il faut les faire fonctionner. Comme le rappelle Bernard Latarjet, ancien conseiller de Mitterrand, ils préemptent toujours plus d’argent et rendent la vie impossible à un ministère de la culture dont le budget global n’augmente pas en conséquence. Maryvonne de Saint-Pulgent parle d’un « effet gommes et crayons » : l’Etat culturel voit sa marge d’intervention réduite à l’achat de fournitures. C’est un peu exagéré mais pas tant que ça. Lang, de son côté, admet la difficulté mais renvoie la balle dans le camp de ses successeurs : « Que l’Etat trouve l’argent, ou alors qu’il réinvente ces lieux si précieux ! »

« Parisianisme culturel »

L’autre problème des « Grands Travaux » est leur typologie. Qu’il n’y ait pas une université dans le lot, ni un seul bâtiment en banlieue, cadre mal avec le climat actuel du pays. Il y a aussi le fossé entre Paris et le reste de la France. Le jacobinisme crée déjà le déséquilibre, note justement Jack Lang : « Le Louvre est à Paris depuis les rois, pas à Lyon ! Je n’y peux rien ! Nous n’avons pas construit des bâtiments parisiens mais d’Etat. » Sauf que la fracture s’est aggravée durant les années 1980, reconnaît Jacques Sallois. Cela aurait pu être pire. Selon Yves Dauge, quand Mitterrand s’apprête à annoncer les grands chantiers parisiens, la province est oubliée. « Matignon et le PS ont hurlé et on a un peu rectifié le tir. »

« Pas un peu, beaucoup », s’insurge Lang, qui brandit la liste de « vingt-six grands projets en région » imaginés dans les années 1980 et 1990, auxquels s’ajoutent une quinzaine de bâtiments hors label. Citons, entre autres, l’école de la photo à Arles, la Cité de la bande dessinée à Angoulême, le Carré d’art à Nîmes, le centre d’art Le Magasin à Grenoble, le Musée Chagall à Nice, les Archives du monde du travail à Roubaix, la Maison du son et de l’image à Villeurbanne, le Centre Jean-Marie-Tjibaou à Nouméa, le Corum à Montpellier…

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La densité des constructions régionales sous les deux septennats de Mitterrand est largement supérieure à ce qui a été fait avant et après lui. Mais il faut nuancer. L’Etat apporte tout l’argent pour bâtir le Grand Louvre ou l’Opéra Bastille, alors qu’il partage souvent le coût, en région, avec les collectivités locales. A l’arrivée, le déséquilibre est lourd.

Selon Yves Dauge, l’Etat a dépensé, sur les deux septennats de Mitterrand, de 3 milliards à 5 milliards de francs en région (contre 34 milliards à Paris). Sans oublier qu’après les Grands Travaux, la capitale a été lestée de deux autres emblèmes, le Musée du Quai Branly, voulu par Jacques Chirac, et la Philharmonie, plus récemment.

Lang rétorque qu’en construisant beaucoup à Paris, l’Etat a montré l’exemple aux villes ou départements, incitées à faire la même chose. Jean-Jacques Aillagon insiste sur cet « effet d’entraînement », qui se vérifie dans les chiffres. C’est après l’arrivée au pouvoir de Mitterrand que les collectivités locales ont fait bondir leur argent culturel, passant de 36 milliards de francs en 1984 à 53,7 milliards en 1996.

Reste que le « parisianisme culturel » est encore plus dénoncé aujourd’hui qu’hier. Le 12 juin 2019, L’Express faisait sa couverture sur « un scandale français » à partir de deux chiffres : en moyenne, l’Etat dépense 139 euros par Francilien pour la culture, contre 15 euros par habitant dans le reste du pays. Bref, ce n’est pas de sitôt qu’on verra à Paris un nouveau bâtiment culturel flamboyant.

 

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