Polo-vélo, naissance d’un sport populaire

On remplace le cheval par le vélo, et on invente le polo-vélo. C’est un plaisir inédit, et bientôt une façon de s’approprier un attribut symbolique de la classe dirigeante. L’essor de cette discipline fut lié en France au développement des associations sportives ouvrières, animées par des valeurs de fraternité, et non de compétition.

Polo-vélo, naissance d’un sport populaire
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Fernand Léger. — « Les Loisirs sur fond rouge », 1949
© ADAGP, Paris, 2019 © Photographie : RMN – Gérard Blot

De nos jours, la pratique sportive s’étend à toutes les couches sociales, en premier lieu grâce au sport associatif et scolaire, même si l’État préfère subventionner majoritairement le haut niveau. Or cette démocratisation est le fruit d’une véritable lutte de classe. À l’aube du XXe siècle, non seulement les ouvriers travaillent quotidiennement douze à seize heures par jour, six jours par semaine, pour des salaires de misère, mais la pratique du sport leur est clairement interdite. D’ailleurs, la puissante Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), née à la fin des années 1880 et matrice des futures fédérations françaises, exige dans ses statuts que l’adhérent « ne se livre à aucune profession ouvrière »… L’accès aux compétitions comme aux terrains est la chasse gardée de la bourgeoisie : pas de place pour les gueux du stade.

Parallèlement, la gymnastique et l’exercice militaire sont enseignés aux garçons des écoles publiques à partir de 1882. Ces « bataillons scolaires » entraînent les enfants à défendre la patrie, armes à la main… Ce à quoi fait écho la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (FGSPF), créée au tournant du siècle par le clergé, pour laquelle le sport doit, en développant « les forces physiques et morales de la jeunesse ouvrière, préparer ainsi au pays des générations d’hommes robustes et de vaillants soldats ». Le Tour de France, qui naît en 1903, marquera quant à lui une obsession certaine des frontières…

Afin de contrer l’influence de l’Église et du militarisme, les militants socialistes qui s’investissent dans les universités populaires, apparues durant la décennie 1890 pour faire de la culture un outil d’émancipation ouvrière, entreprennent d’en faire autant pour le sport. En novembre 1907, l’Union sportive du Parti socialiste (USPS) marque la naissance du « sport travailliste », les associations sportives ouvrières fleurissant en région parisienne comme dans le nord de la France. Sur des terrains vagues ou dans la rue, les sportifs travaillistes pratiquent le football, la gymnastique, l’athlétisme ou le basket-ball, tout juste importé des États-Unis. Mais la tentation est grande d’empiéter un peu plus sur le pré carré des gens aisés en s’appropriant certaines disciplines traditionnellement bourgeoises, voire aristocratiques, comme le tennis, l’escrime et le polo. L’idée de déposséder la classe dirigeante de certains de ses attributs symboliques exhale un indéniable parfum de revanche sociale.

En 1869, quand les colons britanniques rapportent d’Inde le polo, ce jeu équestre a déjà une très longue histoire. Pratiqué par les Scythes et les Perses plusieurs siècles avant Jésus-Christ, il est le privilège d’une élite, cavalerie et noblesse. D’où son surnom de « sport des rois ». Connaissant un succès fulgurant au sein de l’aristocratie britannique, il suscite vite un engouement plus large. Or petits-bourgeois et prolos n’ont pas de chevaux. Qu’à cela ne tienne : ils utiliseront des vélos.

En octobre 1891, le coureur cycliste et journaliste irlandais Richard J. Mecredy organise le tout premier match de bicycle polo dans les environs de Dublin. Le 31 octobre, la revue Cycling en publie les premières règles : sur un terrain gazonneux, deux équipes de quatre ou cinq cyclistes chacune se disputent une balle en cuir à l’aide de maillets, l’objectif étant de marquer des buts dans la cage de l’équipe adverse. Ces règles vont subir quelques ajustements au fil du temps, mais seules les roues et le maillet resteront autorisés pour faire évoluer la balle. Notons que, même si Dublin compte une équipe de femmes polo-vélistes en cette fin du XIXe siècle, l’histoire n’a pas gardé trace d’une pratique féminine pérenne.

En France, une démonstration a lieu au Moulin-Rouge dès 1898, mais il faut attendre 1925 pour qu’un Suisse, Henri Durig, crée le Polo-vélo club français et le Polo-vélo club de Paris. Cependant, les effectifs de Durig ne lui permettent guère de dépasser le stade des matchs de démonstration (en région parisienne principalement). C’est d’Ivry-sur-Seine qu’une impulsion plus large est donnée. Durant l’été 1927, Edmond Frans, mécanicien et coureur cycliste de 24 ans, s’amuse dans un garage désaffecté avec son compère Lucien Grelinger. À l’aide de maillets de croquet et d’une balle de tennis, ils jouent les équilibristes à bicyclette. Bientôt, des amis les rejoignent et la petite équipe convainc le club travailliste local d’adopter la discipline.

En 1919, alors que la Fédération sportive du travail (FST) remplaçait l’USPS, est apparue l’Union sportive du travail d’Ivry (USTI), créée par une vingtaine de femmes et d’hommes issus des Jeunesses socialistes. Si, les premières années, l’USTI s’adonne à divers sports dans la décharge charbonneuse d’une usine, dans l’arrière-salle d’un café et dans les rues de la ville (creusant les starting-blocks à même la chaussée), la victoire du communiste Georges Marrane aux élections municipales de 1925 lui apporte un nouvel élan. Les sportifs travaillistes ivryens profitent du stade Lénine, acquis en 1926 par la municipalité. La nouvelle section polo-véliste du club y évolue dès la rentrée 1927. Les Ivryens seront les premiers champions de France de la discipline, après avoir défait le Polo-vélo club de Paris… Via l’USTI, le polo-vélo est largement promu par la FST, qui organise en 1928 son premier championnat de Paris, rassemblant des clubs ouvriers de la proche banlieue, dont Ivry, bien sûr, et ceux des 5e et 13e arrondissements de Paris.

Tandis que sa pratique au Royaume-Uni, stoppée net par la guerre, renaît en 1929, et qu’il n’est pas sans connaître une certaine faveur dans les colonies britanniques, les années 1930 marquent l’âge d’or du polo-vélo en France. Ne voulant pas laisser ce sport populaire aux seuls « rouges », l’Union vélocipédique de France (UVF), « fédération bourgeoise » née en 1881, qui devient fin 1940 la Fédération française de cyclisme (FFC), débauche Edmond Frans, le nommant conseiller technique de la commission de polo-vélo créée en 1930, et publie ses propres règles en 1932. Alors que les clubs travaillistes sont tous omnisports, la logique unisport régissant la pratique bourgeoise (1) engendre des clubs spécialisés en polo-vélo, d’abord en région parisienne, puis rapidement en province, avec le Polo-vélo cévenol d’Alès, suivi des Halles sportives de Bordeaux, du Polo-vélo club de Toulouse et bien d’autres.

Toutefois, le polo-vélo doit véritablement sa promotion à la FST, qui multiplie les compétitions : challenge Karl-Marx, coupe de la Seine, coupe Spartacus, coupe du bloc ouvrier et paysan, coupe Thälmann (du nom d’Ernst Thälmann, un communiste allemand arrêté en 1933 par les nazis et exécuté à Buchenwald en 1944) ou coupe Paul-Roussenq, en hommage au célèbre bagnard anarchiste. À propos de cette dernière, on peut lire dans Le Travailleur (hebdomadaire communiste des cantons d’Ivry, Choisy, Vitry, Orly et Thiais) du 28 décembre 1933 : « L’USTI mettra demain pour la première fois cette coupe en compétition, avec le concours des meilleures équipes polo-vélistes de la région parisienne. En souvenir de celui qui fut longtemps victime des galonards bourgeois, cette manifestation revêtira donc un caractère spécial en raison de notre travail antimilitariste que nous devons sans relâche mener auprès de nos frères ouvriers actuellement sous les défroques de cette vieille bique de République française. »

En décembre 1934, face à la menace fasciste — après la violente manifestation antiparlementaire du 6 février 1934, organisée par les ligues d’extrême droite —, sportifs communistes et socialistes décident de fusionner leurs instances (2), donnant naissance à la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT). Elle aura une forte influence sur les mesures prises, pendant le Front populaire, par les deux sous-secrétariats d’État dévolus l’un au sport (confié à Léo Lagrange) et l’autre à l’éducation physique (confié à Pierre Dezarnaulds). Dans la foulée est créé un centre national d’entraînement de polo-vélo à Ivry. L’USTI — qui devient l’Étoile sportive du travail d’Ivry (ESTI) en 1935, puis l’Union sportive d’Ivry à partir de 1949 — est d’ailleurs l’inamovible champion de Paris et de France entre 1934 et 1936. À l’époque, le nombre de sportifs travaillistes n’a rien à envier à celui des affiliés aux fédérations officielles : en 1939, la FSGT regroupera pas moins de 1 769 clubs, et 103 420 membres. Un match entre clubs UVF et FST, le 26 août 1934 à Arcueil, avait symbolisé les différends entre les deux fédérations, puisque les règles de l’UVF, appliquées durant la rencontre, permettaient de charger les joueurs adverses, comme c’est le cas dans le polo équestre et le polo-vélo britannique. Les valeurs travaillistes de fraternité se heurtaient à l’esprit de pure compétition…

Pendant l’Occupation, nombre de sportifs travaillistes passent à la clandestinité, leurs clubs et leur fédération ayant été dissous dès 1939. Bien que le polo-vélo regagne du terrain après-guerre, tant dans les clubs FSGT que FFC, la pratique décline sérieusement à la fin des années 1950. Il faut dire qu’entre-temps les sports collectifs se sont enrichis de disciplines à succès, comme le handball à onze, puis à sept joueurs, popularisé en France par l’occupant allemand.

Dans les années 1970, le polo-vélo a disparu de la FSGT, mais vivote dans certains clubs FFC, comme au Havre, avant de reprendre quelques forces une dizaine d’années plus tard. En 1984, un championnat d’Île-de-France est réactivé, tandis qu’à l’échelle mondiale l’International Bicycle Polo Championship voit le jour en 1996. Créée en 2001, l’équipe de France le remporte en 2005. Aujourd’hui, le polo-vélo reste pratiqué dans les anciennes colonies britanniques (Inde, Canada, Australie, Malaisie…), mais aussi en Argentine et en Allemagne.

Si les racines populaires de ce sport — et son opposition de classe au polo équestre — semblent loin, une nouvelle forme se développe depuis les années 2000 : le hardcourt bike polo polo-vélo sur terrain dur »). S’étant rapidement internationalisé — tout en restant assez confidentiel, voire branché —, il trouve son origine chez les coursiers à vélo de Seattle, qui, dès 1998, y jouaient sur les parkings (par équipes de trois cyclistes) durant leurs pauses. Un certain retour aux sources pour un sport de travailleurs que la bourgeoisie, montée sur ses grands chevaux, n’a finalement jamais phagocyté.

Daniel Paris-Clavel

Créateur de la revue de culture populaire ChériBibi et auteur du livre Union sportive d’Ivry 1919-2019. Cent ans de sport pour toutes et tous (édité par l’US Ivry, 2018).

(1En 1919-1920, l’éclatement de l’USFSA en plusieurs fédérations unisports — c’est-à-dire centrées sur une seule discipline — engendre la logique du « chacun chez soi », qui, aujourd’hui encore, compartimente le sport français et empêche une vision d’ensemble, donc politique, de la place des pratiques sportives dans la société.

(2La FST communiste et, côté socialiste, l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (USSGT, issue en 1925 d’une scission de la FST).

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