Miguel Benasayag : “Il faut accepter une discipline extérieure à soi et se forger un petit exosquelette”

Que nous apprend la crise pandémique de notre fragilité ? Comment s’adapter à la solitude et à l’enfermement ? Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag invite à imaginer d’ores et déjà l’après-confinement.

Miguel Benasayag

Philosophe et psychanalyste, spécialiste de Spinoza, il est l’auteur, entre autres, de Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale (avec Gérard Schmit, La Découverte, 2003) et d’Éloge du conflit (avec Angélique Del Rey, La Découverte, 2007). Il a signé plusieurs ouvrages consacrés à la bioéthique , dont Cerveau augmenté, homme diminué (La Découverte, 2016), La Singularité du vivant (Le Pommier, 2017) et Fonctionner ou Exister ? (Le Pommier, 2018). Il travaille actuellement à la constitution d’une plateforme internationale de réflexion sur la question de l’épidémie.

Comment vivez-vous le confinement ?

Miguel Benasayag : Je suis chez moi, à Paris, avec mes deux filles et ma compagne. Je n’ai pas peur mais je suis inquiet. Car cette crise a deux faces. Un aspect mondial, historique, social, mais aussi un aspect plus individuel. Les monstres se réveillent. Chacun projette sur la catastrophe ses propres inquiétudes. Avec l’enferment, le risque est grand de voir se défaire rapidement toutes nos structures. Soudain, nous sommes face à nous-mêmes comme dans une caricature de huis clos. Pour qui vit à plusieurs, l’enfer c’est les autres ; pour qui vit seul, l’enfer c’est soi-même.

 

“On ne sait pas combien de morts fera l’épidémie, mais soudain la réalité des corps malades ébranle la prétendue ‘réalité économique’”

Miguel Benasayag

Dans l’expérience du confinement comme de la mise à distance, le corps revient subitement au premier plan. 

À tous les projets culturels, solidaires mais aussi sanitaires, la seule réponse pour justifier un refus a été jusqu’à présent : « Oui, mais il y a la réalité. » Aux mêmes médecins et infirmiers que nous applaudissons aujourd’hui à 20 heures – j’ai été hospitalier pendant plus de trente ans – et qui alertaient sur la nécessité d’avoir des moyens, de petits gestionnaires répliquaient : « Oui, mais il y a la réalité ! » Nous avons vécu vingt-cinq ans de délire postorganique et transhumaniste. Nous avons créé nos avatars sur les réseaux. Il y a eu un oubli du corps. Dans le langage de Gilles Deleuze, nous parlerions de « déterritorialisation sauvage » : la dématérialisation de nos identités, l’arrachement des liens avec la nature et avec autrui, mais au profit de rien d’autre. Aujourd’hui, les corps souffrent tant que le roi est nu. On ne sait pas combien de morts fera l’épidémie, mais, soudain, la réalité des corps malades ébranle la prétendue « réalité économique ». Elle met au jour la démolition du système de santé en Italie, son effritement en France. Qu’est-ce qu’une médecine guidée par les seules préoccupations économiques, comme en Amérique latine ? Ce sont des gens qui meurent par manque de matériel et de personnel. Cependant, la crise est aussi une extraordinaire opportunité. Pour la première fois, la menace se matérialise au même moment, pour le monde entier.

 

S’agit-il vraiment d’un front commun ?

Je ne pense pas que nous soyons en guerre ou que le virus soit un ennemi. La pandémie n’est qu’une conséquence de la promiscuité entre les espèces et de la destruction de l’écosystème. Pas un accident. Penser ce dérèglement comme une guerre, c’est rester prisonnier des causes mêmes du problème. Il ne s’agit pas de vaincre mais de retrouver un équilibre. Il a fallu que des milliards de personnes se trouvent isolées pour découvrir combien l’être humain est un être de liens. Cet événement historique majeur offre une bifurcation : d’un côté, il invite à ne plus accepter la seule logique économique, à prendre en compte les individus, qui ne sont pas des « bruits » dans le système. Agir à partir de cette expérience serait très positif. Mais, de l’autre côté, les tenants du biopouvoir ont appris une chose : ils peuvent renvoyer six milliards d’individus chez eux, avec une servitude volontaire totale. Ce qui a rendu visible la menace comme un fait majeur, ce sont non pas les microscopes mais la mise en place d’un dispositif disciplinaire. L’après-confinement sera très délicat, et il se joue aujourd’hui.

 

Le confinement n’est-il pas une mesure légitime de santé publique ?

Je pose cette bifurcation comme un élément de complexité, sans manichéisme. On peut même regretter que le confinement n’ait pas été décidé plus tôt ! Mais le problème est que nous nous habituons à vivre sous la menace. Il fallait faire ce confinement, bien qu’obéir soit très anxiolytique, au sens où cela nous rassure, mais tout en nous endormant. Freud rappelle que pendant la guerre, il n’y a pas de névrose parce que, tout d’un coup, dans l’urgence, la situation devient binaire. Tout le monde sait où est le haut, où est le bas. La question ne se pose plus. Mais il faut rester vigilant.

 

Comment ? 

La crise révèle que la vie individuelle et la vie sociale sont deux faces d’une même pièce. Une brèche s’est ouverte, dont il faut profiter, en rappelant ce que je ne cesse d’écrire : nous sommes des êtres de lien, territorialisés, soudés à un monde commun. Deleuze encore écrit que les individus sont des îles dans la mer, mais que les îles sont des plis de la mer.

 

Cette expérience du commun est aussi une expérience de la fragilité. Comment y faire face ?

L’expérience du commun et de la fragilité sont des synonymes. Si j’appartiens au commun, je ne peux qu’expérimenter la fragilité de la vie. La fragilité n’est pas la faiblesse. Être fort ou faible est la problématique des individus isolés. En tant que papa, par exemple, je suis indissolublement lié à mes filles. Ma vie dépend de ce qui leur arrive. Ce lien me demande d’assumer une fragilité, qui accroît mon être.

 

“Pour ceux qui arriveront à ne pas se laisser dissoudre par l’enfermement, à s’ordonner malgré la souffrance, cette expérience deviendra un pilier dans leur existence”

Miguel Benasayag

Comment cultiver cette fragilité ?

J’ai été enfermé autrefois en Argentine, durant la dictature, et je ne peux pas m’empêcher de faire le lien avec la prison. Il y avait trois groupes : ceux qui étaient cassés et démolis ; les fanatiques, qui savaient où allait l’histoire ; enfin, un groupe informel constitué de tous ceux qui assumaient la vie en taule et une incertitude absolue. Personne ne savait qui sortirait, ni quand. Que s’est-il passé ? Nous avons décidé d’étudier. Ce n’était pas occupationnel. Il s’agissait de penser le possible de la situation. Pour beaucoup, l’enfermement sera difficile. À l’issue d’un ou deux mois d’isolement, les conséquences pour la santé mentale et physique risquent d’être sévères. Mais pour ceux qui arriveront à ne pas se laisser dissoudre, à ne pas céder aux pulsions phobiques ou à la dépression, pour ceux-là qui seront parvenus à s’ordonner malgré la souffrance, cette expérience deviendra peut-être un pilier dans leur existence.

 

Quelles sont vos recommandations ?

Il faut absolument veiller à un ordre du jour car, avec le confinement, progressivement le désir s’estompe. Ce qui semblait si intéressant à lire lorsque le temps manquait n’est plus si désirable lorsque le temps abonde. Tenir un emploi du temps dispense de se demander si l’envie est là. Ensuite, il faut accepter une discipline extérieure à soi, et se forger un petit exosquelette par un exercice à la fois mental et physique – il ne faut pas oublier le corps ! Ce squelette extérieur, sorte de carapace, nous garantit une structure, une unité psychique et corporelle quand notre quotidien ou notre environnement se délitent. Enfin, j’invite à faire attention : les réseaux sociaux sont une aide mais aussi un gouffre où se succèdent les images et les conversations sans but.

 

Quelle lecture conseillez-vous ?

La Peste [1947], d’Albert Camus. La dernière phrase dit en substance : tous ceux qui ne peuvent pas être des saints peuvent être des médecins. Agissons pour déployer les possibles. Spinoza le dit autrement dans l’Éthique [1677]. Il rappelle que notre puissance d’agir dépend de notre capacité à être affecté par le monde.

© Nikolaï Saoulski / WhoYouArt.com

Propos recueillis par Cédric Enjalbert