Maurizio Pollini, un piano entre ascèse et passion.

15032918_18POLLINI+X1P1_ori.jpg.567

Il faut un peu de temps et de doigté pour approcher Maurizio Pollini. Le grand pianiste italien (73 ans), scrupuleusement dévoué à la musique, cultive volontiers l’ascèse, surtout médiatique. C’est donc par le biais du 90e anniversaire de son vieil ami Pierre Boulez que nous avons pu le rencontrer le 21  mars à Milan dans le bel appartement qu’il possède à quelques jets de notes du Duomo.

Maurizio Pollini jouera le lundi 30  mars à la Philharmonie de Paris, après quelques préludes de Chopin et Debussy, la Deuxième sonate de Boulez, qu’il imposa dès la première exécution publique de 1968 à Turin. ”  J’ai rencontré Boulez au début des années 1970 à New York, se souvient le pianiste. J’y suis ensuite retourné deux fois pour jouer avec lui deux des concertos pour piano de Bartok. Nous nous sommes ensuite souvent vus en Europe, à Paris, Londres, puis à Tokyo… Nous parlions de musique pendant des heures. Il donnait souvent des avis tranchés sur tel ou tel compositeur. Mais il lui est arrivé de changer  : à propos de Berg, par exemple, qu’il n’appréciait pas du tout, et dont il a ensuite dirigé magnifiquement Wozzeck, Lulu, le Kammerkonzert…  “

Maurizio Pollini s’est extrait du petit canapé blanc d’un salon qui tient lieu d’antichambre. Dans l’une des pièces d’à côté, où sont installés deux pianos à queue Steinway recouverts de livres et de partitions, il est allé chercher celle, quelque peu défraîchie, de la Deuxième sonate. ”  Elle est toujours aussi difficile  ! Cela fait quelques années que je ne l’ai pas jouée, précise-t-il, mais elle fait partie intégrante de mon répertoire. C’est une œuvre qui veut détruire la sonate classique en l’utilisant pour la dernière fois. Il faut trouver un juste milieu entre la tension extrême de son écriture et l’intelligibilité de la forme, deux choses qui se combattent. J’ai cherché cet équilibre et je le cherche toujours.  ”

Maurizio Pollini a chaussé ses lunettes. Il tourne les pages à la recherche des didascalies bouléziennes, ce qu’il appelle les ”  éléments de destruction  “. Il pointe à voix haute  : ”  Dans une nuance forte, exaspérée  “,”  Beaucoup plus rude  “,et s’interrompt amusé, faisant remarquer avec malice que cette allégation intervient sur une nuance piano. Chaque nouvelle indication est un tour d’écrou supplémentaire. ”  De plus en plus haché et brutal  “,  Encore plus violent…  ,  Extrêmement vif, pulvériser le son  . Il s’arrête, referme la partition, comme épuisé après un combat. ”  Cette Deuxième sonate est pour moi un des grands chefs-d’œuvre d’après-guerre.  “

Absolu de la musiqueMaurizio Pollini est né à Milan le 5  janvier 1942 dans une famille artiste – sa mère, Renata Melotti, sœur du célèbre sculpteur Fausto Melotti, pratique le piano et le chant  ; son père, l’architecte Gino Pollini, figure incontournable du rationalisme, aime le violon. Il parle d’une enfance passionnée dans une ville passionnante, où défile le gotha de la musique. ”  C’était l’époque de Paolo Grassi à la Scala, de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro, Claudio Abbado commençait à diriger  ! Tous les grands pianistes venaient, sauf Vladimir Horowitz et Artur Schnabel naturellement, mais Arthur Rubinstein était là tous les ans. J’ai entendu Vittorio De Sabata, Karajan, Toscanini…  “

Cet homme discret ne mentionnera pas qu’il a lui-même commencé à donner des concerts à l’âge de 10 ans. Il se gardera aussi de porter un jugement définitif sur des lendemains qui lui paraissent moins chantants. ”  Je ne dis pas qu’il y a moins de grandes personnalités pianistiques aujourd’hui, plaide-t-il, mais il faut reconnaître que ces deux ou trois générations ont été phénoménales. Rien que pour les “Allemands”, Wilhelm Backhaus, Artur Schnabel, Wilhelm Kempff, Walter Gieseking, etc., lesquels n’avaient rien de commun entre eux.  ” Un long silence accueille le nom de Claudio Abbado, de huit ans son aîné, disparu il y a peu, le 20  janvier 2014. Maurizio Pollini s’est renfoncé, visage fermé  : ”  Il me manque énormément, comme ami, mais aussi comme chef d’orchestre.  “

Comme en témoigne leur importante discographie (concertos de Beethoven, de Brahms, les deux premiers de Bartok, celui de Schumann, de Schœnberg), les deux Milanais partagent le même goût pour une forme d’absolu de la musique, l’interprète ayant pour orgueilleuse mission d’en rester l’humble passeur. Il n’est jusqu’à leur ressemblance physique – même visage émacié, même élégance racée, même silhouette longiligne. Elle s’est accentuée au fur et à mesure que se sont recouvertes de neige les mèches brunes d’Abbado, les boucles claires de Pollini, comme on les voit encore sur les photos du 12  novembre 1973 à la Salle municipale des sports de Cinisello Balsamo, où ils avaient joué avec l’Orchestre de La Scala pour Salvador Allende, le président du Chili qui s’est suicidé lors du coup d’Etat du 11 septembre. ”  Pourquoi je ne joue plus dans les usines  ? Parce que personne ne m’y invite  !  “, élude en plaisantant le pianiste. Avant de rectifier  : ”  Les usines, c’est une légende, je n’y suis allé qu’une seule fois, à Gênes, à l’occasion d’un concert de solidarité. A l’époque j’étais naïf, je n’avais pas de conviction politique. Mon engagement s’est manifesté plus tard, à travers les concerts en dehors des circuits traditionnels, et la musique contemporaine que j’ai toujours mise à mon répertoire. Ce qui est bien plus politique qu’on ne croit.  “

Plus que sa participation aux cycles pour les étudiants et les travailleurs dans les années 1960 et 1970, plus que son amitié avec Luigi Nono (1924-1990), compositeur encarté au Parti communiste italien, plus que les prises de position contre la guerre du Vietnam ou la dictature en Argentine, le combat du pianiste italien passe en effet par cet entêtement  : organiser des concerts pédagogiques (du ”  Progetto Pollini  ” salzbourgeois aux ”  Pollini Perspectives  ” new-yorkaises) où se tutoient répertoire classique et musique contemporaine. Ce qui n’a pas manqué de renforcer sa réputation d’intellectuel du piano, une étiquette qui lui colle à la peau depuis sa jeunesse.

Un ” enthousiasme quotidien “Alors qu’il vient de sidérer le monde musical en remportant à 18 ans, à l’unanimité, le prestigieux concours Chopin de Varsovie, Maurizio Pollini décide d’arrêter sa carrière de concertiste au bout de quelques mois (il a juste eu le temps de graver, pour EMI, un époustouflant Premier concerto sous la direction de Paul Kletzki). ”  Après Varsovie, j’ai décidé de devenir pianiste. Et je n’ai plus fait de concerts pendant un an et demi. “ Pollini savoure le paradoxe. Je ne voulais pas être catalogué comme chopinien.Il me fallait développer mon répertoire germanique, faire plus de musique contemporaine. J’ai ensuite recommencé à jouer très progressivement.  “

Maurizio Pollini donne une quarantaine de concerts par an. La plupart sont exceptionnels. Il ne joue que les œuvres qui lui procurent un ”  enthousiasme quotidien  “. Ainsi les sonates de Beethoven, dont Deutsche Grammophon vient de sortir une magnifique intégrale. Mais Pollini est toujours sur la brèche  : ”  Il s’agit d’un assemblage d’enregistrements réalisés sur une période très large de presque quarante ans  “, lâche-t-il, avant de confier  : ”  J’essaie de convaincre ma maison de disques de me laisser refaire au moins les trois dernières.  “

Marie-Aude Roux