Markus Lüpertz, ” typisch Deutsch “

  

A 73  ans, le peintre et sculpteur allemand, exposé au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, continue de sonder la culture dont il est issu

Apremière vue, Markus Lüpertz ne ressemble pas à son oeuvre. Depuis plus d’un quart de siècle, de nombreuses expositions dans les musées d’Europe et des Etats-Unis ont rendu célèbres, à juste titre, ses vastes tableaux intensément colorés, peuplés de figures humaines incomplètes ou envahies par des formes denses et tranchantes, qui semblent s’avancer hors de la surface. Corps et têtes sont aussi de bronze, hautes sculptures peintes.

Leur créateur cultive, dans son apparence, un tout autre style. Costume sombre et chic, pochette déployée, canne à pommeau ornée, courte barbe blanche pointue, bagues d’argent : tout d’un poète symboliste fin de siècle. Son apparition n’aurait pas surpris dans un salon littéraire, vers 1900. Il écrit lui-même des poèmes. L’un d’eux s’intitule Moi, Orphée… Le héros y affirme : ” Je chantais par vocation. “

C’est aussi ce que dit l’artiste quand on l’interroge sur ses journées à l’atelier. Les matinées sont dévolues aux choses pratiques. ” Vers 13  heures ou 14  heures, je commence à travailler, jusque vers 19  heures ou 20  heures. Seul, autant que possible. Je déteste les visites et être dérangé. L’atelier est un lieu sacré. Ce qui s’y passe ne regarde personne, et je déteste aussi que l’on considère la peinture du côté du travail pratique. ” Jusque-là, rien que d’assez commun. Mais il poursuit : ” Je veux être le maître qui tombe du ciel. Il y a un adage qui dit qu’aucun maître ne tombe du ciel. Mais, moi, je suis ce maître-là. Sans aucun passé et avec un pur avenir. ” C’est dit avec fermeté, sans signe d’ironie ou de provocation.

Peintre de désastres

” Sans aucun passé ” ? Il est né en  1941 en Bohême, dans une ville qui s’appelait alors Reichenberg et se nomme aujourd’hui Liberec : une ville allemande de la région des Sudètes, en Tchécoslovaquie, annexée au IIIe Reich après les accords de Munich en  1938. En  1945, la population germanophone a quitté la ville, redevenue tchèque. En  1948, Lüpertz se retrouve en Rhénanie. Il passe par une école d’arts appliqués avant de s’installer, en  1962, à Berlin, qui est alors bien loin d’être une capitale artistique. Lui-même se considère comme un ” autodidacte “. ” Comme tel, j’ai commencé par lire les philosophes ; puis la littérature mondiale, russe, allemande, française. Et la poésie, Hölderlin le premier. ” Comme tel, il passe très brièvement par la satire du pop art et commence, en  1964, la série des Dithyrambes, d’une importance considérable dans la peinture de la seconde moitié du XXe  siècle.

Ces Dithyrambes ont pour motifs des objets très agrandis, au centre de la toile, sur fond de paysage sommaire. On y reconnaît un casque d’acier de la Wehrmacht, les roues d’un canon, une casquette d’officier, un épi de blé, une palette marquée de nombreuses croix noires – symbole militaire simple. Tous les motifs ne sont pas guerriers : tentes, cabines, navires. Mais c’est sur les plus tragiques que le regard s’arrête, d’autant que les couleurs sont vives et que leur chatoiement contraste avec leur sujet. A cette date, Lüpertz est, avec Baselitz et Richter, l’un des jeunes artistes allemands qui imposent de penser à ce qui a eu lieu et qu’il serait tellement plus confortable d’oublier. Avec ses ” motifs allemands “, il n’est pas mieux reçu qu’eux, dans un premier temps, sinon même plus mal, car le moins que l’on puisse dire est qu’il ne cultive ni l’allusion ni le sous-entendu. Aujourd’hui encore, la force de la colère qui l’animait alors est sensible.

S’est-elle jamais calmée ? Lüpertz, peintre de désastres, se donne-t-il l’apparence d’un poète élégiaque par antiphrase ? L’exposition donne la réponse, par son accrochage même. Elle se visite en effet en remontant le temps, du plus récent au plus ancien. Lüpertz approuve ce choix. ” Le temps n’est pas venu pour une rétrospective, tranche-t-il. Je suis encore jeune. ” Soit, mais l’essentiel est que cette inversion de l’ordre chronologique permet de mieux voir la continuité de l’oeuvre et que, la plupart du temps, Lüpertz peint et sculpte le même sujet, la culture et la nation dont il est issu.

Ainsi, en  1989 et 1990, consacre-t-il une série à Poussin et ses Saisons. Il démonte les compositions, fragmente les figures, vaporise le paysage, fait souffler une tempête en Arcadie. Arcadies est aussi le titre d’une série commencée en  2013. Entre-temps sont apparues les citations de la statuaire antique, torses et dos que l’on croirait de marbre plutôt que de chair. Commentaire de Lüpertz : ” Je crée des formes qui s’orientent vers le corps – des torses qui sont un état plus abstrait du corps. Le torse est un élément constitutif de la culture européenne, qui sait qu’elle ne peut qu’échouer si elle veut aller au-delà. A l’inverse des primitifs qui n’ont pas de ces doutes et vont jusqu’au bout de leur idée. ” Serait-ce donc sous le signe du doute et de l’échec qu’il faut placer ses références au classicisme, explicites ou implicites depuis plus de trois décennies ? ” En Allemagne, le classicisme a quelque chose de particulier. L’art allemand vient du gothique, de l’obscurité, de la nuit. Le classique est ce à quoi il aspire : la clarté, la sensualité, la joie. Il y a toujours un désir de conquérir le Sud, typiquement allemand. Il s’est réalisé tantôt par les arts, tantôt par les armes. “

On hésite à lui répondre sur le ” typiquement allemand “, excessivement réducteur. Mais il est lancé désormais : ” J’ai un lien avec le classicisme, tout simplement parce qu’il relève de la tradition. La peinture utilise un vocabulaire qui vient du classicisme. Et comme le temps a passé, les formes sont déjà abstraites, de sorte que je peux les utiliser pour peindre une femme ou une fleur… Peindre, c’est arrêter le temps et, en ressuscitant les anciens, je l’arrête. Il n’y a rien de neuf dans la peinture. C’est toujours le même vocabulaire. C’est une grande erreur de penser que la peinture pourrait être remplacée ou élargie. ” On a le tort de prononcer le nom de Duchamp. Balayé : ” Duchamp a d’abord été  peintre. Il a échoué et, donc, est devenu un artiste moderne. Ce que je n’arrive pas à faire, je le détruis : c’est sa position et voici une excellente explication de l’avant-garde. Duchamp, c’est le début de tout ce que l’on trouve aujourd’hui dans les musées – des variations à partir de Fontaine. ” Le ton suffit pour savoir ce qu’il en pense.

” Je peins contre la peur “

Aussi revient-on vite à des questions picturales, l’intensité de ses couleurs, par exemple. ” Avec le temps, les peintres deviennent de plus en plus clairs. Ou bien, ils reviennent à la nuit, comme Goya. ” Les quinze dernières années de Picasso lui donneraient raison. Même s’il dit suivre une autre évolution que le maître espagnol : ” Actuellement, je suis bien plus du côté de Matisse que de celui de Picasso. Les couleurs criardes des derniers Picasso apparaissent sur fond d’obscurité, sur fond de peur – peur de la mort. Je sens la peur avec mon nez parce que je ne suis pas si éloigné de la mort. La peur rôde autour de la maison. Je me sens encore bien dans la lumière, mais je ne veux pas regarder par la fenêtre pour ne pas voir la mort qui rôde. ” Tout en l’écoutant, on observe ses oeuvres récentes – statues cassées, têtes détachées des bustes, azur d’une clarté insolente, terres noirâtres. ” Je peins contre la peur. Nous vivons dans un monde où la peur fait partie du quotidien. Je pense à toute cette politique de mise sous tutelle et de répression que nous subissons. Cette répression de l’individu est un produit de la peur. ” Lui n’est pas prêt de capituler.

Philippe Dagen