Hasard du calendrier ou changement de cap ? Pour la première fois depuis sa création en novembre 2008, la manifestation ” Orchestres en fête ” a troqué son rendez-vous automnal pour une nouba de printemps. Jusqu’au 29 mars, une trentaine d’orchestres de France seront à la manœuvre, en région, mais aussi dans la capitale, où treize d’entre eux se produiront le temps d’un grand week-end à la Philharmonie de Paris, du 27 au 29 mars. ” Plus qu’une vitrine symphonique, la Philharmonie, avec ses objectifs affichés en direction des nouveaux publics et de la transmission, est emblématique des enjeux essentiels pour le futur de nos orchestres. ” souligne Philippe Fanjas, directeur de l’Association française des orchestres (AFO), organisatrice de l’événement.
Elena Pease est entrée comme premier violon à l’orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie en 2002. Depuis trois semaines, elle suit la formation que Philippe Bouteloup, directeur de l’association Musique et Santé, dispense aux musiciens intervenant dans les domaines de la santé et du handicap. Pour elle comme pour beaucoup d’autres, le travail au sein de l’orchestre ne se limite pas aux concerts et répétitions.
Cette après-midi du 19 mars, Elena et ses camarades ont rendez-vous rue de la Croix-Faubin (Paris, 11e arrondissement) dans les locaux de la Société philanthropique ” Aide aux enfants paralysés “, où les attend la ” Classe rouge ” de Philippe Lapeyre. Ils sont une petite dizaine, garçons et filles, entre 12 ans et 15 ans. Certains en fauteuil, d’autres non. Tous ont une déficience motrice, qu’elle soit d’origine neurologique, génétique ou accidentelle. En attendant de rejoindre le réfectoire où aura lieu la séance de musique, Youcef, 13 ans, ” dit ” une chanson grâce à son ordinateur doté d’un logiciel d’aide à la communication avec pictogrammes et système de vocalisation (Mind Express) qu’il commande de la nuque. Applaudissements.
Au réfectoire, l’échauffement vocal a commencé. Chantées par Elena et Dominique, les notes passent de bouche en bouche, variant de hauteur et d’intensité. La percussion vocale suit avec succès, du ” zap tagada pam “ repris en chœur au ” poum tchak wiziwi “ réparti en trois groupes. L’attention est joyeuse. Le moment préféré est celui du chef d’orchestre. Tout le monde veut participer : Imane, Terry, Lucas et Abdelkrim ” dirigeront ” à tour de rôle, entre rires et sérieux, le duo flûte et violon de Fanny et Elena saucissonnant un arrangement de l’Air de la Reine de la Nuit, de Mozart. La fin de la séance arrive toujours trop tôt.
médiation culturelleA Rouen, Elena a commencé en 2006 à jouer en dehors de l’orchestre. ” Au début, il s’agissait de roder des programmes de musique de chambre avec des collègues. Et puis j’ai pensé à l’hôpital Charles-Nicolle. J’ai d’abord joué dans les parties communes, puis dans les couloirs, enfin dans les chambres, au chevet d’enfants et d’adultes “ raconte-t-elle. Révolu le temps de la musique classique dans sa tour d’ivoire ? Tout le monde s’accorde : l’avenir de l’orchestre symphonique passe par une ouverture plus grande sur le monde. C’est pourquoi la médiation culturelle est désormais inscrite au budget de l’orchestre, les heures passées dans les écoles, les universités, les hôpitaux ou les maisons de quartier comptant au même titre que le temps dévolu aux répétitions et concerts.
” En l’espace de quinze ans, le métier de musicien a énormément changé, affirme Fabienne Voisin, directrice générale de l’Orchestre national d’Ile-de-France (Ondif). La proportion de 12 % à 15 % de musiciens investis dans l’action culturelle est passée à 56 %. “ Même état des lieux pour son homologue de l’Orchestre national de Lyon, Jean-Marc Bador : ” Quand je suis arrivé à l’Orchestre de Bretagne en 1997, le cahier des charges faisait trois pages avec un seul paragraphe concernant les obligations de l’orchestre en direction du jeune public. Aujourd’hui, à Lyon, le projet compte 60 pages, dont la moitié liée à la médiation et à la participation des publics. “
La raréfaction des subventions publiques a rendu la conquête du public plus que jamais cruciale. La musique classique souffre toujours de son image élitiste, corroborée par l’inexorable vieillissement des mélomanes et le désintérêt des jeunes générations. ” Depuis le milieu du XIXe siècle, le répertoire de la musique classique représente l’apanage de la bourgeoisie, dont l’orchestre reste l’emblème fort. Il faut faire bouger les lignes “, résume Philippe Fanjas.
Si le public ne vient plus à Lagardère, Lagardère se doit de prendre le mal à la racine d’une éducation artistique qui a déserté les programmes de l’école républicaine. ” Les musiciens ont pris conscience qu’ils doivent se faire entendre plus largement du grand public, remarque Jean-Marc Bador. Mais aussi qu’ils ont désormais la responsabilité de se substituer à une école qui ne fait pas son boulot, sans parler de la formation professionnelle des jeunes musiciens sortant des conservatoires. “
LE passage du collectif à l’individuelLes Français accusent vingt ans de retard sur leurs homologues des pays anglo-saxons, déjà à pied d’œuvre depuis les années 1980, comme en témoignent notamment les actions pédagogiques du chef d’orchestre Simon Rattle à la tête de l’Orchestre symphonique de Birmingham, puis à la Philharmonie de Berlin. La France aurait-elle la fibre moins citoyenne ? ” C’est aussi une question de modèle économique, rétorque Jean-Marc Bador. Le système anglo-saxon, peu doté en subventions, a mis les orchestres en situation de précarité financière et sociale. La médiation culturelle leur a permis de soulever du mécénat et d’accroître les débouchés pour les musiciens. “ De là à dire que nos orchestres repus n’ont pas été incités à se diversifier…
Les temps ont certes changé. Mais plus que l’effet ” vaches maigres “, la mentalité des jeunes musiciens paraît plus ouverte que celle de leurs aînés. ” Ce n’est cependant pas dans l’ADN d’un musicien d’orchestre de prendre son instrument, de se séparer de ses collègues, pour intervenir devant un enfant couché sur son lit, objecte Fabienne Voisin, qui constate que le passage du collectif à l’individuel, une fois le pas franchi, est vécu par la plupart comme une source d’enrichissement. Le musicien est en quelque sorte mis face à son public et récolte directement les fruits de son travail. ” Une nouvelle légitimité bienvenue pour les musiciens dans une société qui stigmatise un orchestre désigné comme obsolète. Elena Pease confirme : ” Chaque expérience personnelle enrichit la vie collective de l’orchestre. Cela redonne du sens à notre métier de musicien. “
Répertoires métissés, actions jeune public, concerts de sensibilisation, médiations en tout genre, l’orchestre symphonique a compris qu’il doit élargir son public tout en le rajeunissant. ” On a développé un savoir-faire, souligne Philippe Fanjas, mais la médiation ne doit pas devenir la chose principale,sinon il y aura frustration du musicien, sans parler des mélomanes que nous devons respecter et préserver. Il faut le cœur de l’orchestre – le grand répertoire, les grands chefs et solistes, les tournées internationales. ” En bref, tout ce qui rend la chose symphonique si difficile à appréhender pour la plupart de nos politiques.
Philippe Fanjas et Jean-Marc Bador s’accordent d’ailleurs sur la nécessité d’une médiation culturelle en direction des élites. ” Les générations qui arrivent à la tête des entreprises ou à des postes de responsabilités politiques sont passées au travers de la culture, constate Jean-Marc Bador. Ils n’ont pas de pratique personnelle et ont souvent avec elle un rapport complexé. “ Et de souligner à quel point l’orchestre symphonique est, de fait, sur la sellette. ” C’est aujourd’hui la forme la plus fragile, car elle ne bénéficie pas de la scène comme le ballet ou l’opéra. Il faut juste écouter et prendre du plaisir. “ Les enfants de la ” Classe rouge ” de la Croix-Faubin l’ont bien compris, qui ” chantent ” et ” dansent ” pour finir, sur le tube de Bobby McFerrin, Don’t Worry Be Happy. Du cercle immobile des fauteuils, celui du petit Lucas s’est détaché pour les rejoindre.
Marie-Aude Roux