L’Europe démunie face aux naufrages.

15042102_2LIBYE+X1P1_ori.jpg.567

Le décompte macabre des morts dans le canal de Sicile se poursuit. Dans la nuit du samedi  18 au dimanche 19  avril, le naufrage à 120 kilomètres des côtes libyennes d’un bateau de pêche chargé de migrants a provoqué la plus grande catastrophe qu’ait connue la Méditerranée. Plus de 700 personnes seraient mortes, peut-être 900, selon le témoignage de l’un des 24 rescapés. Le chavirage a eu lieu lorsque les passagers de ce chalutier long d’une trentaine de mètres se sont précipités sur le même bord pour signaler leur présence à un porte-conteneurs portugais qui venait leur porter secours.

Cette tragédie suit celle du dimanche 12  avril, qui a provoqué la noyade de 400  personnes. Un chiffre résume à lui seul l’ampleur de ce désastre : bien que les arrivées de migrants sur les côtes italiennes restent stables entre les quatre premiers mois de 2014 et 2015– à environ 20 000 –, le nombre de décès subit une croissance vertigineuse. Depuis le 1er  janvier  2015, environ 1 500 personnes ont disparu en mer, contre à peu près 90 lors de la même période de l’année dernière. Et encore, souligne l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), il s’agit d’un ” chiffre par défaut “.

Pour les associations humanitaires, cette disproportion a une explication. Le 1er  novembre  2014, l’opération de secours ” Mare Nostrum “, mise en place par l’Italie un an plus tôt, a été remplacée par l’opération européenne ” Triton “, sous l’égide de Frontex, l’agence de surveillance des frontières extérieures de l’Union européenne (UE). La première était critiquée pour son coût (9  millions d’euros par mois à la charge de Rome), pour l’ampleur de ses moyens (une dizaine de navires assistés de 900 hommes), son rayon d’action (jusqu’à 172  milles nautiques des côtes de l’Italie). En douze mois d’existence, Mare Nostrum a effectué 588 sauvetages, ramenant 120 300 migrants sur la terre ferme. Selon des responsables politiques européens, elle incitait les passeurs à multiplier les traversées, devenues plus sûres.

Place donc à Triton, depuis le 1er  novembre  2014. Plus modeste dans son financement (2,9  millions d’euros par mois de budget, abondés par l’UE) et ses moyens (deux avions, un hélicoptère, sept navires et soixante-cinq officiers), elle réduit son ambition à un rôle de surveillance des frontières. Le sauvetage n’est pas sa priorité. Ses navires ne peuvent dépasser la limite de 30 milles.

” L’Italie ne doit pas être laissée seule “” Il faut revenir au système de sauvetage similaire à celui de Mare nostrum, a estimé dimanche Flavio Di Giacomo, un des responsables de l’OIM. Il faut mettre d’urgence au point une opération Mare nostrum Europe, qui mettra à disposition les moyens adéquats pour les secours “, a renchéri Carlotta Sami, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Mais, l’émotion passée, les Européens ont des difficultés à s’accorder. Matteo Renzi, qui a interrompu une tournée électorale pour des élections partielles, a réuni d’urgence un nouveau conseil des ministres après s’être entretenu au téléphone avec François Hollande. Au président français qui demandait un renforcement de moyens de Triton, le président du conseil italien a répondu que ce ne sont pas ” dix bateaux de plus ” qui changeront la situation. ” L’Italie ne doit pas être laissée seule “, a-t-il lancé dimanche. Pour l’Italie, la solution passe par le retour de la paix en Libye, une mission pour laquelle elle s’est déjà portée volontaire. Un conseil des ministres des affaires étrangères et de l’intérieur et – peut-être – un Conseil européen devraient se tenir ses prochains jours.

” Plus de place dans les cimetières “” On ne peut pas faire comme si chaque drame était le dernier en croisant les doigts pour qu’il ne s’en produise pas d’autre, explique au Monde Sandro Gozi, secrétaire d’État aux affaires européennes.Triton n’a pas que des aspects négatifs. Pour la première fois, l’Europe est parvenue à mettre sur pied une politique de responsabilité partagée. Mais il faut aller plus loin et poser la question de l’aire géographique d’intervention des navires et des ressources financières. “

Autre problème pointé par le secrétaire d’Etat : ” Seuls cinq Etats – l’Italie, l’Allemagne, la France, la Suède et le Royaume-Uni – acceptent d’accorder l’asile politique aux migrants. Cinq sur vingt-huit… Le fardeau doit être mieux réparti. En Italie, nous sommes submergés, et il n’y a même plus de place dans les cimetières de Sicile pour ensevelir les morts. ” ” Si l’Europe n’est pas à la hauteur, demandons à l’ONU d’intervenir “, lance de son côté la très influente communauté catholique de Sant’Egidio.

À Bruxelles, la définition d’une politique européenne de l’immigration figure parmi les dix priorités affichées par la Commission, dirigée par Jean-Claude Juncker. Elle s’impose désormais comme la principale urgence. Les drames des derniers jours devaient alimenter les discussions d’un conseil des ministres des affaires étrangères, lundi 20  avril à Luxembourg. Ces derniers devaient notamment examiner l’éventualité d’une mission navale au large des côtes libyennes afin d’empêcher le départ des embarcations. ” Une simple hypothèse de travail “, commentait toutefois un diplomate, dimanche soir.

Certaines capitales sont en effet réticentes à ce type d’opérations, redoutant qu’elles incitent les réseaux de trafiquants à lancer des embarcations en mer avec la certitude qu’elles seraient recueillies. De son côté, le commissaire européen en charge des migrations, le Grec Dimitris Avramopoulos, a annoncé la définition d’une stratégie au mois de mai. Il devait se rendre cette semaine en Espagne, puis en Italie, le 23  avril, pour débattre avec des autorités débordées par l’afflux de migrants. Mais Bruxelles est tributaire du bon vouloir des États : faute de volonté politique et de moyens financiers, elle ne pourra que multiplier les communiqués et les propos creux. Et en appeler à plus de coordination.

Jean-Pierre Stroobants, et Philippe Ridet