Les quilles de la côte californienne.

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A l’heure où les frères Jœl et Ethan Cœn s’apprêtent à exercer leur présidence bicéphale au jury du Festival de Cannes, du 13 au 24  mai, quel plus bel hommage à leur venue en France que la ressortie en salles, à compter de mercredi 29  avril, de The Big Lebowski, l’un de leurs films les plus drôles, les plus barrés, les plus adulés ? Tout aura pourtant assez mal commencé pour ce titre, sorti en  1998 sous l’œil sceptique des critiques et suscitant l’intérêt tout aussi modéré du public. Par quelle grâce le film devint, insensiblement, une œuvre culte, célébrée dans le monde entier comme un sommet des frères Cœn, voilà un de ces mystères de l’art qu’on aimerait qu’on nous explique un jour.

En attendant, bref résumé des opérations. On est à Los Angeles, en  1991, à l’heure où George H. W.  Bush, aperçu sur la télévision d’un bowling, explique pourquoi les Etats-Unis interviennent au Koweït. Dans ledit bowling, on est à des années-lumière de cette actualité. Notamment Lebowski (Jeff Bridges dit ” The Dude “, ” le mec “) et ses deux potes, Walter Sobchak (John Goodman) et Donny Kerabatsos (Steve Buscemi).

Le trio est à peu près résumable ainsi : un privé en robe de chambre, post-hippie débonnaire carburant au shit et au russe blanc, un colosse mythomane et psychorigide, néophyte intransigeant dans la pratique du judaïsme, un souffre-douleur carabiné des deux autres qui mourra d’une crise cardiaque sans avoir pu prononcer trois mots.

Parodie de roman noirAutour de ce trio de choc, sympathique et lamentable équipe dans une ville vouée au culte de la réussite et de l’individualisme, les Cœn fignolent, dans une dentelle absurde et ajourée, une parodie de roman noir à la Chandler qui lorgne Kafka, et consiste pour l’essentiel à faire passer le ” Dude ” et sa voiture par les situations les plus violentes et dégradantes possibles.

Pour ce faire, ils parsèment l’intrigue de personnages poussés hors de leurs gonds. Un milliardaire infirme, homonyme du héros, incarnant la pourriture morale capitaliste. Sa femme kidnappée, bimbo dépravée et débile, dont personne ne se soucie. Sa fille, Maud, artiste d’avant-garde féministe criblant sa toile de peinture dans son plus simple appareil, harnachée à des courroies. Un groupe de nihilistes nordiques bêtes et méchants. Un pornographe désireux de rentrer dans ses comptes. On en passe et des meilleures.

Evoluant dans un Los Angeles psychédélique baigné dans une bande-son qui renvoie quelques années en arrière (Dylan, Creedence Clearwater Revival, Santana…), Lebowski est à l’évidence un héros anachronique, un de ces perdants magnifiques dont les frères Cœn ont le secret. Un secret qu’ils ont l’art de puiser dans les archétypes des traditions tant américaine (le hobo, trimardeur rebelle des grands espaces) que juive (le schlemiel, type de guignard indécrottable), Lebowski étant un exemple particulièrement réussi de fusion entre les deux. Encore que rien ne vienne explicitement accréditer sa judéité, en dehors d’un patronyme qui lui vaut précisément les pires ennuis : il lui préfère de fait un sobriquet aussi vague que ” The Dude “. C’est donc l’histoire pathétique d’un homme qui souffre à cause d’un nom qu’il ne porte plus. Il est à cet égard loisible de considérer The Big Lebowski comme le centre d’un triptyque qui peindrait – de Barton Fink (1991) à A Serious Man (2009) – la douloureuse, cruelle et drolatique acculturation de l’être juif aux Etats-Unis d’Amérique.

On conseillera, pour finir, aux amateurs de se procurer Je suis un Lebowski, tu es un Lebowski, ouvrage de Bill Green, Ben Peskœ, Will Russell et Scott Shuffitt (disponible en français depuis novembre  2014 aux éditions Séguier), fanatiques furieux qui ont créé, en  2002, un Festival Lebowski à Louisville, dans le Kentucky, et qui offrent dans cet opuscule à la fois potache et savant toutes les références indispensables à la parfaite compréhension de ce film délicieusement obscur.

Jacques Mandelbaum