Les musées face au risque terroriste.

Surveillance et protection accrues ou autocensure, les centres d’art s’organisent pour rester ouverts

A quoi reconnaît-on un sujet sensible ? A l’esquive des intéressés. Interrogés sur la question de la sécurité des musées face au risque terroriste, aux lendemains de l’attentat meurtrier au Musée du Bardo, à Tunis, le 18  mars, beaucoup de présidents de grandes institutions parisiennes ou londoniennes se sont fait excuser, se retranchant derrière leur direction générale ou leur service de communication. Quand ils ne glissent pas qu’il n’y a pas de ” peur particulière “.

Pourtant, cette peur est une réalité pour le Musée juif de Bruxelles, depuis l’attaque du 24  mai  2014, qui a fait quatre victimes. ” Je ne pensais pas qu’un lieu où défilent des visiteurs de toutes confessions et de toutes nationalités puisse être une cible “, soupire Philippe Blondin, son président. Avant cet assaut, le musée ne disposait pas de mesures de protection spécifiques. Sa protection s’est fortement accrue pour la réouverture, le 14  septembre, au terme d’une longue enquête et d’une gestion psychologique d’employés sous le choc. Depuis un mois, la surveillance est encore renforcée, avec un stationnement de l’armée devant le bâtiment.

Même protection policière et militaire, renforcée depuis le 8  janvier, devant le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, le seul à disposer depuis 1998 d’un sas de sécurité. ” Avec l’attentat de Bruxelles, nous avons compris qu’on était passé d’un risque virtuel à un risque réel, confie Paul Salmona, directeur de ce musée, qui consacre un quart de son budget à la sécurité. Il y avait eu l’attaque contre le restaurant Jo Goldenberg, la synagogue de la rue Copernic, mais – une attaque – de musée, jamais. ” Depuis la tuerie de Charlie Hebdo, le plan Vigipirate est passé au niveau ” alerte attentat ” pour les sites sensibles en Ile-de-France et dans les Alpes-Maritimes. Les règles de sûreté sont partout les mêmes, mais les modes d’application sont laissés à la discrétion des musées, qui couplent généralement la télésurveillance avec les rondes policières.

” Mesures de contrôle renforcées “

Les grands établissements parisiens sont dotés de portiques de détection de métaux, dispositif coûteux que ne peuvent s’autoriser les petites structures. ” Les mesures de contrôle renforcées aux entrées publiques qui nous ont été demandées à l’occasion des fêtes de fin d’année sont toujours en vigueur : contrôle de personnes entrantes au magnétomètre en complément du contrôle des bagages aux tunnels d’inspection à rayons X, et renforcement des patrouilles militaires extérieures, détaille-t-on au Louvre. Toute personne refusant de se prêter à un contrôle visuel de ses bagages doit se voir refuser l’entrée de l’établissement. ” Le projet Pyramide, destiné à mieux réguler d’ici à deux ans les flux de visiteurs, a d’ailleurs intégré les normes imposées par Vigipirate.

Au Musée d’Orsay, l’un des cinq accès a été condamné, tandis que le nombre des entrées est limité désormais à deux contre cinq au Quai Branly. A Versailles, où il faut protéger un domaine de 900 hectares en plus du château, seules cinq grilles sur huit sont ouvertes. Partout, les bagages volumineux et les objets contondants sont refoulés. Reste le problème des longues files qui serpentent devant le Louvre ou Orsay. ” Depuis l’attaque au Bardo, on se pose une question : que fait-on si des gens tirent dans le tas ?, s’inquiète un conservateur. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas senti de psychose. ” Certes, la semaine suivant l’attentat contre Charlie Hebdo, le nombre de visiteurs a chuté de 20  % au Grand Palais et de 22  % au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. ” Il y a eu une baisse après la restriction de circulation des scolaires, mais on n’a constaté aucun recul chez les touristes, qui représentent 80  % des visiteurs “,observe pour sa part Thierry Gausseron, administrateur du domaine de Versailles.

Un lieu symbolique

Les musées ont d’ailleurs retrouvé leur fréquentation habituelle, malgré les temps d’attente suscités par les fouilles. A Orsay, on se félicite ainsi d’accueillir depuis la semaine dernière 4 600 personnes par jour pour l’exposition ” Bonnard “. ” On a ressenti une volonté des visiteurs de venir malgré tout, conforte Lucie Marinier, secrétaire générale du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Le jour de la minute de silence à la mémoire de Charlie, beaucoup de gens nous ont dit qu’ils étaient venus exprès au musée. J’ai senti chez le personnel une volonté de rester ouvert, de jouer notre rôle de service public. “

Le musée est bien plus qu’un service public, c’est un lieu éminemment symbolique. Il n’est pas anodin que le président François Hollande ait choisi de s’exprimer le 18  mars au Louvre, quelques semaines après la destruction des sculptures du Musée de Mossoul, en Irak. Les établissements excluent toute comparaison avec l’attaque du Bardo, où la surveillance était vraisemblablement défaillante. ” Il n’y a pas de rapport entre ce qui s’est passé en Tunisie et nous, affirme Jean-Paul Cluzel, président de la RMN – Grand Palais. Je ne suis même pas sûr qu’il faille comparer l’attentat du Musé
e du Bardo avec la destruction des statues au Musée de Mossoul ou les attentats de Charlie Hebdo. Je ne pense pas que les oeuvres d’art occidentales soient une cible privilégiée. “

Olivier Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs à Paris, ne partage pas cette analyse. ” Les musées symbolisent les dernières valeurs un peu fortes et identitaires du monde démocratique “, dit-il. Les spécialistes de l’islam et du monde arabe en sont tout aussi convaincus. ” On est passé d’un djihadisme qui frappait les lieux de pouvoir économique, politique ou religieux à un djihadisme qui s’attaque aux grands symboles de la société civile moderne, et le musée en est l’expression suprême, estime le sociologue Raphaël Liogier, directeur de l’Observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il n’y a rien que des islamistes puissent haïr plus qu’un musée, qui est le lieu du transfert du savoir, le rêve de coexistence entre différents modes de pensée et d’être. C’est l’incarnation de la globalisation et de l’impérialisme, du croisement culturel, qu’ils exècrent. “

Pour Alexandre Kazerouni, chercheur à Sciences Po Paris, les attaques obéissent à une stratégie de communication. ” La destruction des sites à Bagdad relève d’une logique de pillage et de guerre civile. Les événements dans les musées de Mossoul ou du Bardo sont, en revanche, une manière de s’adresser efficacement à l’Occident,analyse-t-il. Ils savent que c’est là qu’ils vont créer le plus d’émotion, car le musée, c’est ce qu’il y a de plus sacré en Occident. C’est beaucoup plus important que dans le monde musulman. “

Face au risque de polémique, voire d’attaques, plusieurs centres d’art ont opté pour l’autocensure. Le Pavillon Vendôme, à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), a fait retirer une pièce de Zoulikha Bouabdellah d’une exposition finalement annulée. La Villa Tamaris, à La Seyne-sur-Mer (Var), a renoncé à une vidéo de Mounir Fatmi représentant Salman Rushdie endormi. ” Le pire serait de se replier, d’abdiquer “, réagit Jean-François Chougnet, président du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille. Fin avril, le musée proposera une exposition sur les lieux saints partagés par les trois monothéismes. ” Nous avons veillé à être pédagogiques, insiste Jean-François Chougnet. Le projet n’est pas provocateur, mais nuancé, en sachant que, parfois, la nuance ne fait pas plaisir. “

Durant l’accrochage sera diffusée une vidéo qui a circulé en  2014 sur Internet. Elle montre des hommes en tenue de djihadiste en train de fracasser une représentation saint-sulpicienne de la Vierge. Cette bande a suscité une levée de boucliers dans les pays arabes, où se sont déroulées de nombreuses manifestations ” pro-Vierge “, que documente le MuCEM. D’autres lieux, dont la coloration est souvent très politique, font preuve de fermeté. ” Je n’ai pas changé une virgule à ma programmation, parce que j’aurais peur. L’angoisse fait partie de notre boulot “, confie Marta Gili, directrice du Jeu de paume à Paris. Philippe Mourrat, directeur des Métallos, centre d’art installé en face d’une mosquée salafiste du côté de Belleville, ne dit pas autre chose : ” On ne peut pas se coucher au prétexte de protéger les personnes. Ou alors il vaut mieux fermer. “

Roxana Azimi