En 1953, le pari perdu du gouvernement
Habilité par l’Assemblée nationale à légiférer par ordonnances, le gouvernement de M. Édouard Philippe aimerait boucler sa réforme du code du travail en plein mois d’août : un salarié en vacances ne risque guère de se mobiliser… En 1953, le président du Conseil Joseph Laniel avait déjà tablé sur cette stratégie. Déjouant tous ses pronostics, la réponse des fonctionnaires provoqua une pagaille estivale inédite.
Garder la maîtrise du calendrier est une règle aussi vieille que le pouvoir. En prévision de mesures impopulaires, elle relève de l’impératif. Il s’agit alors de jouer sur l’effet de surprise, de préférence pendant l’été, et de court-circuiter le débat parlementaire, à quoi concourt la procédure des décrets-lois ou des ordonnances. La recette a fait ses preuves, mais l’histoire a retenu quelques ratés. L’un des plus spectaculaires et insolites fut la grève qui, au cœur de l’été 1953, entraîna jusqu’à quatre millions de salariés.
Depuis les élections législatives de 1951, le balancier politique de la IVe République penche à droite. Investi le 26 juin 1953, le chef du gouvernement, Joseph Laniel, prône la rigueur budgétaire. Si les prix sont contenus, la croissance marque le pas au point de menacer le plein-emploi. Laniel n’en a cure. Chef d’entreprise à l’ancienne, massif et laconique, il affecte la fermeté. Cruel, François Mauriac notera : « Il y a du lingot dans cet homme-là », avant de dénoncer « une dictature à tête de bœuf ». Le 11 juillet, les députés lui accordent pour trois mois l’habilitation à légiférer par décrets-lois en matière économique et sociale. Ils autorisent notamment l’exécutif à modifier les conditions d’avancement et de départ à la retraite des fonctionnaires et personnels des services publics.
Dans les semaines qui suivent, des fuites font craindre une potion amère : blocage des traitements, licenciements d’auxiliaires, « harmonisation » par le bas des régimes spéciaux de retraite. Il est encore question d’un recul de deux ans de l’âge de départ, du basculement d’agents dits « actifs » — « roulants » de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) et des Postes, télégraphes et téléphones (PTT), mineurs, pilotes, marins… autorisés à partir plus tôt — dans la catégorie des « sédentaires ».
Si les mesures échappent à l’examen des parlementaires, elles doivent néanmoins être présentées au Conseil supérieur de la fonction publique (CSFP), d’abord convoqué le 4 août, puis le 7. Les syndicats, tenus à l’écart des arbitrages ministériels, se doivent de réagir. Sans trop y croire, les fédérations de fonctionnaires et des services publics de la Confédération générale du travail (CGT), de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et d’Autonomes retiennent la date du 4 août pour une journée d’action, qui est bien suivie. À Bordeaux, les postiers la prolongent en grève illimitée soutenue par tous les syndicats locaux.
L’annonce du coup d’éclat girondin se diffuse à la vitesse des communications téléphoniques. Le 5, la fédération Force ouvrière (FO) des PTT, absente des initiatives de la veille, rallie le mouvement, à l’instar de ses homologues CFTC et Autonomes. Le 7, les fédérations de fonctionnaires boycottent la réunion du CSFP et appellent à une grève de vingt-quatre heures, mot d’ordre repris par les syndicats FO et CFTC du secteur public et nationalisé. Échaudées par leurs emballements antérieurs, en particulier lors des grandes grèves de 1947, les organisations de la CGT se contentent de recommander « l’action sous toutes ses formes ». Partie de la base, la mobilisation enfle dans une improvisation qui bouscule les clivages de la guerre froide. Les salariés délèguent aux syndicats la conduite de la lutte, mais leur imposent d’agir en commun.
Ministres privés de téléphone
Les pouvoirs publics, également pris au dépourvu, peinent à ajuster leur conduite à la vague sociale. Le 9, le conseil des ministres approuve l’ultime mouture des textes, qui sont publiés au Journal officiel le lendemain. En retrait sur les projets qui circulaient auparavant, les concessions esquissées arrivent trop tard.
Le gouvernement a misé sur la démobilisation inhérente, début août, aux congés payés — deux semaines à l’époque. À l’exception des enseignants, le calcul ne vaut pas pour les salariés des services publics, dont la continuité d’activité a valeur de principe. Sauf en cas de grève, laquelle se propage jour après jour. Les gros bataillons précurseurs des postes et télécommunications, de la SNCF, d’Électricité de France et Gaz de France (EDF-GDF) reçoivent ainsi les renforts des agents municipaux, des personnels de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), d’Air France, de la santé, etc.
Pour vingt-quatre heures, quarante-huit heures ou une durée illimitée, les rafales de mots d’ordre se télescopent, avec des temps forts — le 7 avec deux millions de grévistes, et près du double le 13. Signe de la détermination des agents, les cheminots stoppent le train Paris-Toulouse à Brive, où les voyageurs débarqués au petit matin découvrent une gare cernée par les forces de l’ordre. Sur l’ensemble du territoire, la circulation ferroviaire s’effondre de quinze mille trains par jour à une petite centaine. De forts délestages électriques et d’importantes baisses de pression du gaz perturbent la vie ordinaire. La pénurie de bus et de métros oblige à se déplacer à vélo et à pied, à pratiquer l’auto-stop, à loger chez des parents ou amis, tandis que les ordures débordent des trottoirs et empestent l’atmosphère sous la canicule. Faute de distribution de courrier, des journaux réservent une pleine page quotidienne à la publication de brefs messages de vacanciers « bien arrivés ». Le contrôle des liaisons téléphoniques interurbaines par les grévistes cible les ministres. « Autorisé » à communiquer avec ses subordonnés, Edgar Faure, chargé des finances, relate dans ses Mémoires qu’il tenta d’appeler son épouse, en villégiature à Antibes : « Je commis l’imprudence de dire “chérie”, et nous fûmes coupés »…
L’ampleur de la grève masque toutefois les incertitudes stratégiques consécutives au lourd contentieux hérité des divisions de 1947-1948 — lesquelles ont abouti à une scission au sein de la CGT et à la création de FO —, pour ne rien dire du poids des segmentations catégorielles dans le secteur public.
Adepte d’un anticommunisme identitaire, le bureau confédéral de FO réitère, le 12 août, qu’il « ne saurait être complice (…) de toute tentative de subversion des fondements de la démocratie ». « Réformistes » convaincus, les syndicalistes FO se réjouissent néanmoins de rompre avec l’image modérée, sinon antigrève, que leur accolent les cégétistes. Exemple des PTT à l’appui, leur dirigeant, Robert Bothereau, ne craint pas d’affirmer que « les cégétistes ont dû emboîter le pas ». La CFTC, plus ouverte à l’unité d’action, juge cependant nécessaire, le 13, d’inviter ses militants à ne pas « favoriser certaines entreprises communistes ou fascistes dirigées contre les institutions démocratiques de notre pays ».
La CGT, forte de ses trois millions d’adhérents et d’une influence supérieure à celle de ses concurrents réunis, se sait au centre du jeu. Sa capacité d’action se ressent toutefois des contrecoups de précédents excès activistes. Une série de perquisitions, d’inculpations et d’arrestations a amputé sa direction, à commencer par ses deux secrétaires généraux, dont l’un — Alain Le Léap — est en prison quand l’autre — Benoît Frachon — a dû passer dans la clandestinité. La situation n’est pas meilleure à la base, bastions compris, à l’exemple de Renault-Billancourt, où, décapité par des centaines de licenciements, son puissant syndicat a perdu le contrôle du comité d’entreprise. Ainsi la dynamique gréviste de l’été 1953 arrive-t-elle à point nommé pour une CGT qui y voit l’occasion de se réinsérer dans le jeu social hexagonal.
À Matignon, Laniel, jaloux de ses prérogatives, refuse de discuter sous la pression. La puissance publique ne saurait négocier et conclure quelque contrat ou accord que ce soit avec les syndicats. Au besoin, les exigences de l’ordre public peuvent doter l’État de moyens inaccessibles à l’ordinaire des employeurs. « Non à la grève ! », martèle le chef du gouvernement, le 12 août, à la radio nationale, où il s’invite trois fois de suite. « Laniel est-il inintelligent ou hypocrite ? Ou trop habile ? Je crois plutôt au premier cas ! », commente Vincent Auriol, le président de la République, dans son journal privé.
Des camions militaires à la place des bus
Plus sérieusement, des régiments convergent vers la capitale. L’Humanité du 19 décrit l’occupation des centrales électriques par des parachutistes « la mitraillette au poing, le chargeur prêt à tirer ». La troupe investit également les tris postaux, tandis que huit cents camions militaires se substituent aux bus et aux rames de métro. Le gouvernement entend user des rigueurs de la justice. Au titre de « l’organisation de la nation en temps de guerre », il dispose du pouvoir de réquisitionner les biens et les personnes, possibilité étendue en temps de paix par une loi de 1950. Dès le 7 août, un premier décret concerne des cheminots, puis, le 9, les postiers. Les autorités ont la main lourde et approximative. Des dizaines de milliers d’ordres individuels sont rédigés à la hâte.
Mais très peu de requis obtempèrent. Arme à un coup, les réquisitions supposent une exécution immédiate. Les premiers échecs ouvrent une phase judiciaire guère plus probante. La répression bute en effet sur les innombrables vices de forme relevés par les avocats des grévistes. Des magistrats, procureurs compris, hésitent, voire se cabrent à travers leurs attendus de relaxe. Près de 90 % des délits constatés échapperont aux sanctions.
En une saison où l’actualité tourne au ralenti, le conflit bénéficie du maximum de publicité, mais ne gêne qu’à la marge une population en vacances. Certes, à Biarritz, des commerçants affichent leur refus de servir les fonctionnaires « en raison du tort considérable causé (…) par les grèves ». Des chambres de commerce exigent une « réglementation du droit de grève ». Quant à l’opinion, d’abord dubitative et critique envers un mouvement dont elle saisit mal les tenants et les aboutissants, elle s’agace bientôt de l’obstination du gouvernement. Cibles habituelles des caricaturistes, les fonctionnaires et les agents des services publics appartiennent à l’univers familier et rassurant des Français, qui conviennent de l’utilité des facteurs, des cheminots ou des électriciens. L’évolution est décisive pour un conflit dont l’issue se joue aussi sur le front de l’opinion.
Exceptionnelle aux échelons fédéraux, l’unité résiste dans les services et les ateliers. Elle s’incarne dans des comités de grève intersyndicaux reconduits chaque jour. L’ambiance née de ces retrouvailles improbables endigue les réflexes sectaires.
Acteur et observateur lucide à son poste de ministre des finances, Edgar Faure décrit un climat de « défoulement » et de « bonne rigolade, presque comme un canular ». Le sentiment d’invincibilité métamorphose la colère initiale en enthousiasme bon enfant. Août 1953 diffère de novembre-décembre 1947, où les « grèves rouges » s’étaient soldées par la mort de quatre ouvriers et plus de 1 300 arrestations. Éphémères, les invasions de bureaux d’ingénieurs et de fosses dans les bassins miniers, les stationnements sur les rails sont plus symboliques que fonctionnels. Au regard des dimensions du mouvement, les informations ouvertes pour entrave à la liberté du travail sont rares, à l’instar des cas de sabotage, une quarantaine pour tout le pays. Avertis des dangers de dérapage, les militants préfèrent les rassemblements statiques aux cortèges.
Confronté à l’État patron, le mouvement acquiert une signification politique, mais n’a ni les moyens ni l’ambition de s’ériger en solution de rechange. S’y engager le perdrait. Par suite, chacun s’en remet, en ordre dispersé, à ses relais partisans habituels. L’initiative socialiste, appuyée par les communistes, d’une convocation extraordinaire de l’Assemblée nationale bute sur la mauvaise volonté de son président, le radical Édouard Herriot. En tout état de cause, le veto socialiste à une alliance avec le Parti communiste français (PCF) gèle la situation à gauche. Dans l’opposition, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) n’a d’autre perspective que de se tourner vers le Mouvement républicain populaire (MRP) en vue d’une resucée mâtinée de social de la « troisième force » des années 1947-1951.
À l’Élysée, Vincent Auriol joue les utilités et s’irrite de l’impuissance de ses camarades socialistes. Repoussée en juin par l’Assemblée nationale (1), l’hypothèse Pierre Mendès France reprend consistance. À l’écoute de « l’immense impatience » du pays, l’intéressé attend son heure : « Nous sommes en 1788 ! », prophétisera-t-il peu après devant le congrès du Parti radical. « Il faut que ça change ! », « ça ne peut plus durer ! », clament pour leur part les grévistes, à l’unisson des paysans qui barrent les routes et des boutiquiers que Pierre Poujade dresse contre les contrôles fiscaux.
Dans les coulisses, divers médiateurs s’emploient à trouver une solution contournant la CGT. Au terme de négociations séparées, un bref communiqué officiel résume, au petit matin du 21 août, les grandes lignes du compromis accepté par FO et la CFTC : ouverture de consultations sur l’application des décrets contestés, mesures contre le chômage, relèvement des bas salaires et convocation de la Commission supérieure des conventions collectives. Chez les grévistes, le soulagement le dispute à l’incrédulité. Après trois semaines de grève, l’absence de document précis suscite plus que des questions lors d’assemblées générales houleuses. Furieux, Le Peuple, organe de la CGT, fustige un « coup de poignard dans le dos des travailleurs en lutte ».
Les réunions de concertation confirment les lacunes d’un « accord » bâclé. Dans l’urgence, les cabinets ministériels se démènent pour prévenir tout retour de flamme. Cette fois, la CGT n’est pas oubliée, à travers la libération de plusieurs de ses dirigeants, indice d’une volonté de tourner la page des poursuites anticégétistes. Le 25, les fédérations CGT recommandent « la reprise en bloc du travail ». En septembre, une prime spéciale concrétise les réajustements salariaux promis aux fonctionnaires.
Faute d’une victoire incontestable à chaud, la confusion qui préside à la reprise du travail n’a pas suscité d’engouement mémoriel. Embarrassés par les modalités de ce mouvement exceptionnel, les syndicats peinent à en proposer une interprétation cohérente. Du côté des pouvoirs publics, la secousse de l’été 1953 relance le débat sur le « réveil » de l’économie française engourdie par la rigueur. Dès février 1954, Edgar Faure plaide pour « l’expansion dans la stabilité ». Au cours des deux années suivantes, les salaires des fonctionnaires progresseront de 14 %. Quant à une réforme des régimes spéciaux de retraite, la mémoire collective des élites politiques et administratives écartera cette hypothèse pendant quatre décennies.
Michel Pigenet
(1) Le 3 juin 1953, deux semaines après la démission du gouvernement René Mayer, l’Assemblée nationale rejeta la candidature de Pierre Mendès France à la présidence du Conseil par 314 voix contre 301.