Les artistes sont vraiment des illuminés.

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A Francfort, une exposition dévoile l’influence des prophètes autoproclamés sur l’art aux XIXe et XXe  siècles

Le titre inquiète d’abord : ” Artistes et prophètes, une histoire secrète de la modernité, 1872-1972 “. Comment y aurait-il une histoire si secrète révélée si tard ? L’hypothèse paraît peu vraisemblable. Or elle se vérifie, pour l’essentiel. L’exposition démontre avec une abondance de documents et d’œuvres l’influence, jusqu’ici méconnue ou très sous-estimée, que réformateurs et communautés ont exercé sur les arts à la fin du XIXe et au XXe  siècle, en Allemagne et en Europe centrale. Et leur rôle dans les avant-gardes, dans l’apparition de l’abstraction en particulier.

L’idée d’une genèse symboliste de l’abstraction n’est pas tout à fait neuve. En  1986, a eu lieu, à Los Angeles et à La  Haye, l’exposition ” The Spiritual in Art : Abstract Painting, 1890-1985 “, en référence au traité de Kandinsky, Du spirituel dans l’art. Elle rappelait, entre autres données, l’importance de la théosophie chez Mondrian. En  2003, au Musée d’Orsay, ” Aux origines de l’abstraction (1800-1914) ” reprenait la question, en l’inscrivant dans la durée, à partir du romantisme. Mais ” Artistes et prophètes… ” apporte une quantité remarquable de preuves nouvelles – et souvent surprenantes.

Les prophètes auto-proclamés prolifèrent en effet dans les pays germaniques à partir des années 1880. Le premier, et le plus influent, est Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913). Après une illumination dans les montagnes bavaroises en  1882, il se fait moine, puis fonde en  1885 sa première communauté. On y pratique végétalisme, nudisme et amour libre. Les disciples ne manquent pas, parmi lesquels Hugo Höppener (1868-1948), nommé Fidus par Diefenbach. Or Fidus est non seulement proche de la théosophie et captivé par la réapparition des mythes germaniques – Wagner n’est pas pour rien dans ce renouveau –, mais encore un artiste prolifique. Si la frise Per aspera ad astra que Diefenbach exécute en  1892 n’est qu’une curiosité, les allégories de Fidus au symbolisme cosmogonique et ses architectures folles – projets de temples à Lucifer, aux dragons, à l’art ou à la musique – se découvrent avec stupeur. Dans son cycle de l’âme, cinq nus féminins dansent devant des cercles parcourus d’ondes, de rayons ou de comètes.

Pourquoi a-t-on le sentiment d’avoir déjà vu cela ailleurs ? Parce que Fidus a été, à titre posthume, l’une des sources du style psychédélique des années 1960. Et, plus encore, parce que ses œuvres sont proches de celles d’un artiste qui occupe une place majeure dans l’histoire de l’abstraction : Frantisek Kupka (1871-1957). Kupka a rencontré Diefenbach à Vienne, vers 1891, fréquenté l’une de ses communautés et connu l’œuvre de Fidus. La vaste section qui lui est consacrée commence par une anthologie de ses visions mystiques, entre culte du lotus et naturisme dans la montagne – naturisme que Kupka pratiqua plus tard dans le jardin de son pavillon à Puteaux (Hauts-de-Seine). Elle se poursuit logiquement par des compositions d’ondes et de rayons, nommées Création, La Primitive ou Printemps cosmique – abstractions.

Après Diefenbach, entre en scène son disciple Gusto Gräser (1879-1958), prédicateur itinérant, adorateur de la nature vierge, ennemi du monde industriel et l’un des fondateurs de la colonie du Monte Verita, au-dessus d’Ascona. Or le Monte Verita, c’est aussi bien Sophie Taeuber-Arp que Herman Hesse ou Rudolf Laban, c’est-à-dire l’un des lieux les plus novateurs de l’art, de la littérature et de la danse au début du XXe  siècle. Ceci, on le sait depuis longtemps. Mais, en suivant Gräser, l’exposition précise la géographie de l’époque. Elle dessine une voie vers Vienne, vers Egon Schiele, que l’on ne s’attend pas à rencontrer ici. Celui-ci, par l’intermédiaire de son ami Arthur Rœssler, entend parler de Diefenbach, de Fidus, de Kupka, du Monte Verita. Ainsi s’expliqueraient des Schiele tels qu’Agonie, Prophète et plusieurs autoportraits de 1911-1912, dont celui en saint.

Au même moment, prêche Gustav Nagel (1874-1952), ” apôtre de Jésus “, qui s’efforce de ressembler au Christ tel que le supposent les images de piété. Il va de ville en ville et réunit des foules. Lui aussi appelle à retrouver une vie des premiers temps, pure et saine. Les photographies et affiches qui témoignent de son succès laissent pantois.

Moins surprenante, la popularité de ceux que l’on appelle ironiquement les ” saints de l’inflation “, mages et illuminés de l’Allemagne épuisée par la première guerre mondiale et ruinée par la défaite. Friedrich Muck-Lamberty (1891-1984) se dit le Messie, et Ludwig Christian Haeusser (1881-1927), la réincarnation du Christ, de Tao et de Zarathoustra réunis. C’est beaucoup pour un seul homme, mais moins que Johannes Baader (1876-1952), ” Président de l’Univers “. Or Baader est l’un des héros extravagants de Dada à Berlin, ” Oberdada “, que célèbrent ses collages et ses manifestes.

L’itinéraire finit avec Joseph Beuys (1921-1986), adepte de l’anthroposophie de Rudolf Steiner et héritier avoué des prêcheurs, au point d’en adopter les attitudes publiques et de projeter de réformer la société en renouant avec la Nature et en communiquant avec la Terre. Ici, l’exposition rejoint des terres explorées de longue date, jusque dans leurs zones obscures, le culte du sol, la fraternité du sang et le nazisme, par lequel Beuys est passé. Peut-être aurait-il mieux valu ne pas aller plus loin que Dada et le Bauhaus, au temps où prophètes, messies, illuminés ou anarchistes, étaient fréquentables. Reste, jusqu’aux années 1920, une démonstration exemplaire.

Philippe Dagen