” Leopardi n’était pas qu’un bossu mélancolique “.

15040818_18ITWMARTONE+X1P1_ori.jpg.567

La sortie en France de son sixième long-métrage de fiction, Leopardi, coïncide pour Mario Martone avec les répétitions de Macbeth, de Verdi, qu’il met en scène au Théâtre des Champs-Elysées, du 4 au 16  mai. Pas de décors, prévient l’Italien, si ce n’est un jeu d’ombre et de lumière à même de creuser ” l’intériorité des personnages “ verdiens. Un clair-obscur qu’il applique avec bonheur, sur grand écran, au poète de Recanati, montré sous un jour nouveau.

Le titre original de votre film, ” Il Giovane Favoloso ” (” Le Jeune Homme fabuleux “), écorne les idées reçues sur Leopardi. Comment l’avez-vous choisi ?

Je l’ai emprunté à la nouvelle d’une écrivaine ligure, Anna Maria Ortese, Pèlerinage à la tombe de Leopardi. Dans les années 1950, elle vivait à Naples, où est enterré Leopardi. Un jour de printemps, écrit-elle, elle décide de se rendre ” au fond de la grotte où depuis cent ans, dans un pays de lumière, dort le jeune homme fabuleux “. Cette expression faisait écho à mon désir de tordre les lieux communs : Leopardi n’était pas qu’un poète mélancolique, malade et bossu. Certes, il avait une vision tragique de l’existence ; mais il était doté d’une imagination fabuleuse. Les Operette morali, que j’ai adaptées au théâtreil y a des années,témoignent de sa fantaisie. Il s’agit d’un recueil de textes épars, truffés de lutins, de spectres et de planètes, dont la cosmogonie évoque Les Mille et Une Nuits ou Le Décaméron. C’est un livre comique, qui rejoint ce que disait Beckett dans Fin de partie : ” Il n’y a rien de plus de drôle que le malheur. “

” Je suis né de famille noble, dans une ville ignoble d’Italie “, écrit Leopardi dans ” Histoire d’une âme “, son autobiographie inachevée. Comment s’extrait-il de cet environnement ?

Dans un premier temps, par les livres. Son père, un intellectuel terriblement réactionnaire, crée une bibliothèque de 20 000 ouvrages, où s’enferme le jeune Leopardi. Il lit nuit et jour, apprend tout par cœur, maîtrise bientôt sept langues, dont l’hébreu. Il fait l’expérience du monde à travers une prison de livres. Dans le même temps, son désir le plus profond est de fuir. Ranieri, un ami napolitain, lui permet de s’échapper, d’abord vers Florence, où il perd ses illusions de gloire et d’amour, puis vers Naples, où il n’a plus rien à perdre, et meurt.

Vous êtes vous-même napolitain. Comme le Vésuve, qui la domine, c’est une ville qui n’a cessé d’osciller entre torpeur et fureur, sommeil et réveil…

C’est une oscillation très italienne, et plus encore napolitaine, en effet. La lumière perce à travers les ruelles, et se change d’un coup en obscurité totale. La joie et l’allégresse sont comme suspendues au-dessus du néant ; c’est une ville désenchantée, un purgatoire. Naples a été fatale à plusieurs grandes âmes : la peinture du Caravage y devient plus tragique, Pasolini y éprouve sa ” vitalité désespérée “, un concept très léopardien d’ailleurs… A Naples, Leopardi vit comme un ” philosophe indien “, pour reprendre une de ses formules. Il s’immerge dans la nature, où il finit ses jours – une nature réduite à son terme ultime : un volcan, et quel volcan !

Depuis dix ans, vos mises en scène, au théâtre, à l’Opéra et au cinéma, s’enracinent dans ” l’ottocento “, le XIXe  siècle italien. D’où vient cette obsession ?

A partir de 2004, j’ai mis en scène plusieurs opéras de Rossini et de Verdi, et réalisé un film sur les conspirateurs du Risorgimento, Noi Credevamo, en  2010 – inédit en France – . Longtemps, pourtant, ce siècle ne m’a guère intéressé. Comme tous les Italiens, je ne l’avais étudié qu’en surface. L'” ottocento ” est recouvert par une rhétorique fallacieuse, héritée du fascisme, durant lequel l’Italie s’est créé un panthéon patriotique. Les rapports entre Mazzini, Cavour, Garibaldi, etc. ont été idéalisés. Or Cavour envisageait de pendre Mazzini, qu’il considérait comme un terroriste…

De même, si Leopardi est lu dans nos écoles, on oublie à quel point c’était un esprit rebelle, qui a rompu avec tous les schèmes politiques et culturels de son temps. Pour un pays catholique comme le nôtre, reconnaître que notre plus grand poète était athée ne va pas de soi. C’est la part refoulée de l'” ottocento ” qui me fascine. Contrairement aux Français, qui connaissent bien les contradictions de la Révolution française, les Italiens ont une vision tronquée de leur histoire. Cela témoigne de notre profonde incapacité à mûrir.

La bande-son alterne des compositions électro-pop, signées par l’Allemand Apparat, et des morceaux de Rossini. Pourquoi ?

Parce que Leopardi parle à notre temps, plus encore qu’au sien propre. Pareillement, si je me suis abondamment documenté avant le tournage – 70  % des mots que prononce Elio Germano sont extraits de l’œuvre de Leopardi –, il était capital de ménager des plages de liberté et d’improvisation. A ma grande surprise, et même si un film aussi long et éclaté que Noi Credevamo avait déjà rencontré son public, Leopardi a rassemblé plus d’un million d’Italiens dans les salles. C’est la preuve qu’il répondait à un besoin.

En Italie, de plus en plus de metteurs en scène alternent, comme vous, théâtre, opéra et cinéma. Comment l’expliquez-vous ?

Matteo Garrone est le fils d’un critique de théâtre important ; Paolo Sorrentino a débuté dans notre groupe théâtral napolitain, au côté de Toni Servillo ; les sœurs Rohrwacher se réclament des spectacles d’Emma Dante ; ces jours-ci, on parle beaucoup de N-Capace, le premier film d’Eleonora Danco, issue du théâtre… Le poids du passé est moins présent, les cloisons moins étanches.

Me concernant, la scène est le lieu du travail quotidien. C’est là que je me confronte, jour après jour, aux acteurs, aux textes, à l’époque : le dialogue entre Orient et Occident dans Aureliano in Palmira, de Rossini, que j’ai mis en scène à Pesaro en  2014, résonne fortement avec l’actualité. Pour moi, le cinéma est un médium plus personnel, qui exige davantage de temps et d’introspection.

Propos recueillis par Aureliano Tonet