La nouvelle poussée du FN fait du parti d’extrême droite l’un des acteurs majeurs de la vie politique nationale
Pour décrire le paysage politique du pays, les Français vont devoir se familiariser avec un nouveau mot : tripartisme. A ceux qui ont la mémoire longue, le terme rappellera des souvenirs : ceux des lendemains de la Libération, quand communistes, socialistes et démocrates-chrétiens cohabitaient au gouvernement, où ils se partageaient les maroquins à peu près équitablement. La France, disait-on alors, vivait à l’ère du tripartisme.
Soixante-dix ans plus tard, c’est d’un tripartisme d’un tout autre genre qu’il s’agit. Cette fois, les trois forces qui dominent le paysage politique n’ont aucunement l’intention de gouverner ensemble. Chacune considère les deux autres comme des adversaires avec lesquels aucun accord n’est possible. Mais aucune, pour autant, ne peut prétendre être majoritaire à elle seule.
Telle est la principale leçon du premier tour des élections départementales. Dimanche 22 mars, les Français ont décidé d’en finir clairement avec l’époque où la politique se pensait sur le mode binaire du droite contre gauche. Désormais, un troisième acteur pèse presque autant que les deux autres : le Front national qui, pour la première fois lors d’élections locales – traditionnellement les plus difficiles pour lui – a recueilli environ un quart des suffrages exprimés.
La dynamique s’est inversée
Si trois blocs se partagent dorénavant le paysage politique à parts à peu près égales, chacun d’eux ne peut cependant pas tirer les mêmes enseignements du scrutin de dimanche. Pour la gauche, la défaite est cuisante. Quoi qu’en dise Manuel Valls, qui a qualifié le score de la majorité d'” honorable “, une gauche qui, dans son ensemble, réunit un peu plus d’un tiers des voix est une gauche fort affaiblie. Sous la Ve République, il n’est en effet arrivé qu’une fois que le total des voix de gauche soit inférieur à 40 % des voix au premier tour d’un scrutin départemental : c’était en 1992. Un an plus tard, la gauche essuyait une débâcle historique aux législatives, le PS ne parvenant à sauver qu’une soixantaine de sièges de députés.
Que le parti de MM. Hollande et Valls ait réussi, dimanche 22 mars, à sauver les meubles en obtenant un score meilleur que celui que lui prédisaient les sondages ne doit donc pas masquer l’essentiel : après les revers essuyés par la gauche aux municipales puis aux européennes en 2014, ces départementales marquent pour elle la fin d’une époque d’environ quinze ans au cours de laquelle, cantonales après cantonales, la carte de France s’était colorée un peu plus de rose à chaque scrutin. Désormais, la dynamique s’est inversée : à deux ans de la présidentielle, ce reflux massif est du plus mauvais augure pour la gauche, tant on sait à quel point les succès aux scrutins locaux constituent les terreaux des victoires nationales.
Face à cette gauche laminée, la droite aurait logiquement toute raison de claironner. Nicolas Sarkozy ne s’en est d’ailleurs pas privé. ” L’alternance est en marche et rien ne l’arrêtera ! “, a ainsi prédit, dimanche soir, le président de l’UMP.
Certes, le score de la droite est plus élevé que ce que les instituts de sondage avaient prédit. Mais les résultats d’une élection ne se comparent pas aux études d’opinion qui l’ont précédée. Ils s’évaluent à l’aune des scrutins précédents. Or de ce point de vue, la victoire de la droite parlementaire doit être évaluée à sa juste mesure. Si l’on excepte les cantonales de 2011, jamais celle-ci n’a obtenu moins de 37 % des suffrages exprimés. Dans les quatre premières décennies de la Ve République, la droite franchissait largement la barre des 40 % au premier tour des cantonales.
Retour à un étiage
Cette époque est révolue. Même si la carte des départements sera à nouveau dominée par le bleu à l’issue du second tour, ce retour à un étiage qui était celui de la fin des années 1990, quand la droite contrôlait la majorité des conseils généraux, ne doit pas faire illusion. Fort d’un peu plus d’un tiers des voix, le camp que Nicolas Sarkozy veut à nouveau porter à la victoire en 2017 est peut-être en passe de reconquérir ses bastions locaux mais n’est pas pour autant aux portes du pouvoir national. Pour rallier une majorité de Français derrière son nom, l’ancien chef de l’Etat sera tenté, comme en 2007 et en 2012, de chercher les voix où elles se trouvent, c’est-à-dire au FN, mais avec le risque de perdre au centre les électeurs qu’il aura tenté d’arracher à l’extrême droite. Ce grand écart stratégique marquera, pour l’UMP, les deux ans à venir.
Dans ce contexte, le parti de Marine Le Pen est le grand vainqueur du scrutin du 22 mars. Qu’il ne soit pas le premier parti de France en nombre de voix, comme il l’avait été aux européennes de 2014 et comme maints sondages l’avaient prédit, importe peu en réalité. Là encore, seule compte la comparaison avec les scrutins précédents.
Or, de ce point de vue, la progression du FN est sans appel : là où le tripartisme signifie pour la droite comme pour la gauche un rétrécissement de leur base électorale, il est pour le FN le signe d’une formidable poussée. Qui aurait imaginé, il y a encore quelques années, qu’il arrive en tête dans u
ne quarantaine de départements, qu’il puisse se maintenir au second tour dans la moitié des cantons et qu’il compte dès le premier tour huit élus, lui qui n’en avait que deux jusqu’ici ?
Compte tenu du mode de scrutin, l’on peut déjà prédire que cette percée inédite du FN en voix ne se traduira pas par une percée spectaculaire en sièges. Comme à l’Assemblée nationale et au Sénat, l’extrême droite continuera en effet d’être sous-représentée dans les conseils départementaux de demain. Le pire serait que la droite et la gauche considèrent que ce système garantit que l’alternance ne puisse se faire qu’entre elles deux ad vitam aeternam. Car la question est désormais posée : celle de la pérennité d’un mode de scrutin qui favorise mécaniquement le bipartisme face à un électorat qui, de son côté, a choisi le tripartisme.
Thomas Wieder