Le temps jamais retrouvé de Visconti.

Qu’ont en commun le réalisateur italien, georges perec ou the who ? tous ont laissé une création inachevée. fasciné par l’oeuvre de proust, Luchino Visconti échoua à la transposer à l’écran. Il n’empêche : de “senso” à “mort à venise”, “La recherche” imprègne ses films.

Dès l’âge de 13 ans,  Luchino Visconti est exposé à La Recherche du temps perdu alors qu’il observe son père, plongé dans la lecture de Du côté de chez Swann, qu’on venait de lui envoyer de Paris. ” Ma stupeur devant son intérêt, racontait Visconti, lui fit interrompre sa lecture un moment. Il me confia qu’il souffrait à chaque page tournée, en pensant que ce prodigieux roman allait se terminer. “ L’oeuvre de l’écrivain accompagnera le cinéaste le reste de sa vie, dans ce qu’il compare à une fièvre, estimant, dès l’âge de 17 ans, en être resté à Stendhal, Balzac et Proust.

La Recherche est une telle évidence pour Visconti que son adaptation cinématographique en 1971 – avec Suso Cecchi d’Amico, sa scénariste attitrée depuis Bellissima (1951) et Senso (1954) – relève de la respiration, d’un accouchement sans douleur. ” On avait tellement eu l’occasion, pendant trente ans, de parler du livre et des personnages, expliquait la complice du cinéaste, qu’écrire son adaptation n’a pas été difficile, une fois le point de départ et le point d’arrivée choisis. “ Le scénario en question fait 393 pages, comporte 98 scènes, soit plus de quatre heures de film. La dernière scène montre Marcel au lit, cerné par ses manuscrits. Alors qu’il ferme les yeux et se laisse envahir par ses souvenirs d’enfance, une voix off retentit : ” Longtemps je me suis couché de bonne heure. “ Visconti-Proust, ” ça allait de soi “, comme l’assure la productrice française Nicole Stéphane, qui avait acquis les droits de l’oeuvre auprès de Suzy Mante-Proust, la nièce de l’auteur. Deux fidèles collaborateurs de Visconti, Mario Garbuglia et Piero Tosi, effectuent les repérages et travaillent à la préparation des costumes. Les acteurs sont choisis. Le rôle du narrateur est dévolu à Alain Delon ; celui de Charlus, à Marlon Brando. Son amant sera incarné par Helmut Berger. Silvana Mangano sera la duchesse de Guermantes ; Simone Signoret, Françoise ; et Charlotte Rampling, alors inconnue, Albertine. Greta Garbo accepte même de sortir de son silence pour revêtir, le temps d’une journée de travail, les habits de la Reine de Naples.Cette année-là, Visconti passe un mois en France, dont deux semaines en Normandie, où il trouve sa gare idéale, celle d’Houlgate. Le Grand Hôtel de Cabourg, dont l’ascenseur est le même qu’à l’époque de Swann, envisage de fermer un an pour les besoins du tournage. Pour l’hôtel de Guermantes, à Paris, le réalisateur de Mort à Venise choisit l’hôtel Pozzo di Borgo, rue de l’Université, et le musée Jacquemart-André. Les tonalités du film sont arrêtées : noire et bleue. Peu à  peu, le projet prend une ampleur considérable,  la durée du film est réévaluée à cinq heures et demie, le budget dépasse allègrement les 20 millions de dollars, et l’argent commence à manquer. Au lieu de patienter, sachant pertinemment qu’il finira par obtenir le budget qu’il souhaite, Visconti préfère se lancer, en 1972, dans la réalisation d’un autre film, Ludwig, avec Helmut Berger dans le rôle du prince Louis II de Bavière. Selon Nicole Stéphane, l’acteur, vexé de ne pas s’être vu proposer le rôle du narrateur, confié à son ennemi juré Alain Delon, aurait détourné le cinéaste de La Recherche. Suso Cecchi d’Amico croit davantage à une superstition : le réalisateur travaillait, avec La Recherche, à ce qu’il estimait être ” son dernier film “. S’y atteler signait son arrêt de mort. Frappé d’une thrombose durant le montage de Ludwig, à moitié paralysé, il abandonne définitivement le projet en 1973.Ce coup du sort, les retards de production, la peur de réaliser le film pour lequel il semblait né font de l’adaptation de La Recherche une oeuvre impossible. Mais Visconti l’a tant de fois mise en scène dans sa tête qu’elle existe dans une autre dimension. Car, de fait, elle colore tout son cinéma. Un livre de Florence Colombani, Proust-Visconti. Histoire d’une affinité élective, a parfaitement décrit la proximité qui s’était établie au fil des ans entre l’écrivain et le cinéaste : la rêverie autour d’une enfance mythifiée, la peinture d’un monde au bord du gouffre, la passion de Venise. Toute l’oeuvre de Visconti est hantée par celle de Proust.  La relation entre Charlus et Morel est transposée dans Senso (1954). La fameuse scène du bal du Guépard (1963) trouve son origine dans Le Temps retrouvé et la longue réception des Guermantes. Visconti reconnaît que Tancrède et Angelica, le couple incarné par Alain Delon et Claudia Cardinale, rappelle Odette et Swann. Pour Sandra (1965), Visconti utilise la musique de César Franck, comme Proust dans La Recherche – la sonate de Vinteuil, le musicien imaginé par le romancier, est modelée sur celle du compositeur. D’une certaine façon, Visconti reconstitue la plage de Balbec dans Mort à Venise (1971), tandis que le personnage de veuf solitaire, enfoui dans ses souvenirs et ses livres, incarné par Burt Lancaster dans Violence et Passion (1974), son dernier grand film, rappelle le narrateur de La Recherche. Hantée par ses propres films, qui n’ont cessé de rendre Proust vivant, l’oeuvre fantôme du réalisateur italien ne pouvait pas prendre forme.

par Samuel Blumenfeld – illustration YANN KEBBI