Le Front national a-t-il été financièrement remercié par le Kremlin pour ses positions pro-russes au moment du référendum de Crimée en mars 2014 ? La divulgation de milliers de SMS émanant d’un cadre de l’administration présidentielle de Vladimir Poutine, révélée par Mediapart jeudi 2 avril, jette un trouble sur les relations entre le parti d’extrême droite et le pouvoir russe.
Piratées par des hackers se réclamant d'” Anonymous International ” sur un site russe – bloqué dans le pays par les autorités – 1 187 pages de messages privés ont été rendues publiques mardi 31 mars. La cible : Timur Prokopenko, alors adjoint du chef du département de politique intérieure au sein de l’administration présidentielle de Vladimir Poutine, dont plusieurs dizaines de milliers de textos, de 2011 à 2014, ont été publiés.
Résident fiscalNoyés dans ce déballage de messages rarissime en Russie, plusieurs concernent la présidente du Front national, Marine Le Pen, via un ” contact français ” que les pirates identifient comme étant Konstantin Rykov – nommé ici par le diminutif de son prénom en russe, ” Kostia “. Ce dernier, élu en 2007 député de la Douma (la chambre basse du parlement) sous l’étiquette du parti au pouvoir Russie Unie, est un fervent partisan du chef de l’Etat dont il a soutenu les campagnes électorales par le biais de plusieurs sites Internet. Selon l’opposant Alexeï Navalny qui avait publié des documents en français à son sujet sur son site de lutte contre la corruption, Konstantin Rykov posséderait une villa à Mougins, dans les Alpes-Martimes, achetée 2 millions d’euros, et serait inscrit comme ” résident fiscal ” en France.
Les textos publiés sont tous issus du même numéro de téléphone – à l’exception de l’un d’entre eux – dont les deux derniers chiffres sont masqués. Il est donc impossible de savoir s’il s’agit d’un échange (émission-réception), même si cela en a l’apparence, puisque tous ont la même source. Les premiers messages sont datés du mois de mars 2014, alors que l’armée russe, sans insignes, a commencé à intervenir en Crimée. La péninsule ukrainienne sera annexée par la Russie après un référendum organisé le 16 mars, approuvé par 96,77 % des votants, mais non reconnu par la communauté internationale.
Lors de ce scrutin contesté, Aymeric Chauprade,à l’époque conseiller spécial de Marine Le Pen pour les relations internationales, a fait partie des ” observateurs occidentaux ” invités, la plupart d’entre eux étant issus de partis européens réputés pour leur allégeance à l’extrême droite. M. Chauprade comme Mme Le Pen ont toujours affirmé qu’il s’agissait d’une initiative personnelle, n’engageant pas le FN.
10 mars 2014, 21 h 20 : ” Kostia, peux-tu faire venir Marine Le Pen comme observatrice en Crimée ? J’en ai vraiment besoin. J’ai dit au chef que tu es en contact avec elle ??? ” 21 h 58 : ” Demain, je vais pouvoir me renseigner. “
11 mars, 15 h 17 : ” Kostia, réponds. ” 15 h 20 : ” A propos de Marine, chez eux, il y a la campagne des municipales, elle est en tournée. Aujourd’hui-demain, le Front national prendra officiellement position sur la Crimée. Est-elle prête à venir (ce qui est peu probable) ou quelqu’un de ses adjoints. J’aurai des détails ce soir. “
15 h 22 : ” Oh ! C’est super. Peut-être ils la convaincront. “
15 h 22 : ” Sur les finances, non. “
15 h 23 : ” Merci beaucoup, le MID – ministère des affaires étrangères russe – lui parlera. “
Ici, surgit un autre texto, à la même heure, qui s’insère curieusement : 15 h 23 : ” Elle a parlé à Philipou. Il est en train de réfléchir ))) “. Ainsi rédigée, la phrase peut signifier qu’une femme a parlé à ” Philippe “, puisque les noms propres se déclinent en russe. C’est aussi le seul message capté depuis un autre numéro, sans que l’on sache s’il a une relation directe avec les autres.
15 h 24 : ” L’adjoint du ministre l’appellera – elle, une femme – “
15 h 25 : ” Il y a aussi les Danois qui nous soutiennent mais j’ai du mal à les contacter. Je ne connais pas leur langue 🙁 “
Le 17 mars, 15 h 49 : ” Marine Le Pen a officiellement reconnu les résultats du référendum en Crimée ! “ 15 h 41 : ” Elle n’a pas trahi nos attentes 😉 “ 15 h 57 : ” Il faudra d’une manière ou d’une autre remercier les Français. C’est important. ” 16 h 09 : ” Oui, super ! “
Neuf mois après ces messages, qui n’ont fait l’objet pour l’heure, depuis leur divulgation, d’aucun commentaire de l’intéressé ni même de l’administration présidentielle russe, le FN a bénéficié en novembre 2014 d’un prêt de 9 millions d’euros alloués par la First Czech-Russian Bank. Le 28 novembre, lors du 15e congrès du FN qui a réélu à sa tête Marine Le Pen, le parti progouvernemental Russie Unie était représenté par deux élus, Andreï Issaïev, vice-président de la Douma, et Andreï Klimov, chef adjoint de la commission des affaires internationales du Conseil de la fédération russe (chambre haute du parlement).
Joint par le Monde, Aymeric Chauprade nie tout lien entre son déplacement en Crimée lors du référendum et l’obtention du prêt, son entourage indiquant que ce n’est pas via ses réseaux russes que la First Czech-Russian Bank a été démarchée. M. Chauprade dit avoir seulement ” croisé “ M. Rykov, le fameux ” Kostia “, qui ne serait ” pas une connaissance “. L’eurodéputé met par ailleurs en doute ” la véracité des SMS “, dont le ton détendu lui ” semble curieux “, ainsi que l’usage de smileys.
” Je ne sais absolument pas qui est ce monsieur – Rykov – “, affirme pour sa part Mme Le Pen. Elle déclare encore ” n’avoir parlé financement avec qui que ce soit ” en Russie et plus particulièrement avec le ministère des affaires étrangères russe. ” J’ai la preuve qu’au moment du référendum de Crimée, nous étions en pourparlers pour un financement à Abou Dhabi “, avance Mme Le Pen pour se dédouaner de toute accusation de collusion avec le pouvoir russe.
Régulièrement, Mme Le Pen fait part, au fil d’entretiens, de son ” admiration “ pour M. Poutine. ” Il est attaché à la souveraineté de son peuple. Il a conscience que nous défendons des valeurs communes. Ce sont les valeurs de la civilisation européenne “, expliquait-elle en mai 2014 à un quotidien autrichien. ” La France a tout intérêt à se tourner vers l’Europe, la Grande Europe, notamment à travailler à des partenariats avec la Russie pour des raisons évidentes : civilisationnelles, géostratégiques et d’intérêt pour notre indépendance énergétique “, indiquait-elle dès avril 2011 devant la presse étrangère.
Abel Mestre, et Caroline Monnot, (avec Isabelle Mandraud, à Moscou)