Les faits – Dix personnes ont été placées en garde à vue lundi dans le cadre d’une information judiciaire ouverte en décembre 2013 sur une filière de djihadistes présumés vers la Syrie. Selon les autorités, 1 132 Français sont impliqués dans de telles filières. La lutte contre ce phénomène est une priorité pour les instances chargées de la sécurité. Ancien haut-fonctionnaire du ministère de la Défense, Pierre Conesa publie un rapport intitulé « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » pour la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, dont l’Opinion a eu la primeur.
Petite ville française sans histoires, Lunel est devenu une couveuse djihadiste. Une dizaine de jeunes de cette cité de l’Hérault sont partis combattre en Syrie et six d’entre eux y sont morts. C’est considérable – vingt fois plus, en proportion, que la moyenne nationale, avec environ un millier de djihadistes. Ces jeunes Lunellois se sont tous engagés au nom de l’idée qu’ils se font de l’islam. Qu’en pense le président de l’Union des musulmans de Lunel, Lahoucine Goumri, qui s’est exprimé dans Midi Libre ? « Je n’ai pas à les juger, dit-il. Seul Dieu les jugera. Si on doit condamner quelque chose, il faut condamner ce qui est condamnable. Pourquoi condamner ces jeunes qui sont partis au nom d’une injustice en Syrie et pas ces Français (d’origine juive, ndlr) qui sont partis et ont tué des bébés palestiniens avec Tsahal l’été dernier ? » Devant la polémique suscitée par ses propos, M. Goumri a tenté de rétropédaler, dimanche, en publiant un communiqué « condamnant avec force et sans ambiguïté toutes violences qui seraient commises en France ou à l’étranger au nom de l’islam ». Mais le mal était fait. Sa déclaration initiale est propre à nourrir tous les soupçons de complicité des musulmans avec les terroristes, dans un département où le Front national flirte avec les 30 %. Et le communiqué de M. Goumri ne fait, à son tour, que traduire la profondeur du malaise des musulmans de France face à un phénomène qui bouscule leurs certitudes.
D’où l’importance du rapport sur « la politique de contre-radicalisation en France » rédigé par Pierre Conesa pour la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme (FAVT). L’auteur dénonce « des instances et des associations musulmanes aux réactions longtemps ambiguës », faisant par exemple une analyse lexicale détaillée des réactions à l’affaire Merah. Pierre Conesa constate « la crainte de se voir accusés de trahir l’islam et les Musulmans. Ce blocage psychologique et politique a longtemps été difficile à lever, mais il est en train de changer à grande vitesse sous la poussée de différents membres de la société civile ».
Longue enquête. Car discrètement, et sans beaucoup de relais dans les médias, des Français musulmans pratiquants se saisissent de la question, souvent hors des structures communautaires et à leurs risques et périls face aux menaces exprimés par les radicaux. Le rapporteur cite plusieurs exemples, six depuis juin dernier de deux autres en préparation. Ils sont le fait de ces « élites de la communauté française musulmane » qui émergent sur la scène publique. Gilles Kepel les a rencontrées dans le cadre de son enquête Passion française (Gallimard, 2013) consacrée aux candidats musulmans aux élections. Pierre Conesa, lui, les a vues manifester pour Gaza cet été, même si leur présence a été occultée par les casseurs antisémites. Il les retrouve dans la réflexion et la mobilisation contre la radicalisation salafiste.
Homme de gauche, historien de formation, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, Pierre Conesa est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La Fabrication de l’ennemi (Robert Laffont, 2011). Collaborant à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, créée par Guillaume Denoix de Saint-Marc à la suite de l’attentat contre le DC10 français d’UTA au-dessus du Niger (1989), Pierre Conesa n’est pas homme à jeter de l’huile sur le feu. Nourri d’une longue enquête, y compris une quinzaine d’entretiens avec des salafistes, comparant la France avec les situations étrangères, n’isolant pas l’islam du cas des autres religions, le rapport est équilibré. Il n’en est pas pour autant insipide. Ainsi, Pierre Conesa appelle à désigner « la cible » de la politique de contre-radicalisation : les salafistes, porteurs d’une vision « totalitaire » (lire extraits ci-contre). Il ne se satisfait pas d’une lutte contre le « terrorisme », un concept qui renvoie à l’Amérique de George W. Bush, ou de « l’islamisme », un terme trop vague qui « stigmatise » les croyants.
Surtout, cet expert laïc plaide pour qu’« un discours théologique accompagne la politique publique de lutte contre la radicalisation ». Il ne renvoie donc pas, comme beaucoup le font par paresse intellectuelle, la religion à la seule sphère privée. On ne peut pas non plus se satisfaire de certains discours sur le djihadisme qui prétendent que « cela n’a rien à voir avec l’islam ». Qu’ils soient le fait de musulmans soucieux de ne pas provoquer la « fitna » (division, guerre civile) dans leur communauté ou de politiques marchant sur des œufs, ces propos n’ont pas plus de sens que l’affirmation selon laquelle l’Inquisition n’a rien à voir avec le christianisme ou le Goulag avec le communisme… Le salafisme djihadiste revendique sa filiation avec l’islam. Pourquoi le nier, d’autant que les musulmans en sont les premières victimes, au sens premier du terme (« Le terrorisme salafiste tue 10 fois plus de musulmans que de non musulmans » rappelle à juste titre Pierre Conesa) mais aussi par l’image que les terroristes donnent de l’islam ? Forte de sa communauté islamique, la France devrait même, selon Pierre Conesa, s’affirmer désormais comme une « puissance du renouveau théologique musulman » et, à ce titre, demander un siège à l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) « plutôt que de s’entendre morigéner par des pays qui ne savent même pas ce qu’est la tolérance religieuse ». « Une initiative de cette nature stériliserait le discours victimaire sur “l’islamophobie” de la société française », croit-il. Un pari osé.