Voilà qu’arrive le blues. Il vient du Sud, comme un flot, par trains entiers ; il cherche du travail. Il s’est installé n’importe où, il a survécu grâce au « seau à boyaux » (1) (“un seau plein de boyaux, s’il vous plaît, monsieur. C’est pour emporter”). Le blues arrive en ville, il s’empare de quartiers entiers, sans parler des clairons, des pianos, et du bruit des tambours où toujours il a été présent. Tape, tape, tape, tape, le tambour résonne. « Ah j’aimerais mieux boire de l’eau boueuse et dormir dans un tronc creux ». « Bah, tu n’es même pas à New-York, petit. Cette année ce n’est que Newark ».
Le blues veut se faire beau. Il met des habits pimpants et traîne dans les quartiers les plus miteux, les quartiers chauds, qui ressemblent à nos sombres fêtes pleines de menaces et de joies. Le blues fait le beau et il enfle, et il parle comme s’il était quelqu’un d’autre, mais on sait bien que c’est toujours le blues.
Il absorbe et accepte tout ce dont il a besoin pour survivre et grandir, et pourtant il reste le même, le nôtre, nous-mêmes.
Il y a quelque chose de fort en nous, dit le blues. Quelque chose de fort qui veut toujours jaillir, qui est là, dans ces danses et ces chants et dans cette façon de marcher sans toucher le sol (de se pavaner ?). Dans toutes Ces tragédies et dans toute cette grande comédie, dans la constante ironie macabre des larmes et des rires.
Le blues est le poème de notre nouvelle conscience du monde ; le jazz, lui, est l’expression de notre intime connaissance des ruses et des feintes de la Machine (la structure de classe verticale de la société américaine, plus la publicité internationale sur la planète). Le blues est notre père, notre mère et notre ancêtre, il est notre histoire, il est toute la vie quotidienne si riche d’émotions des frères et des sœurs noirs qui sont à la fois exclus et partie intégrante de la réalité et de l’esprit de ce pays. Le blues est le cœur battant, le chant essentiel, le mode de description et de réaction fondamental. C’est une musique d’esclaves, de paysans, de travailleurs, c’est la musique d’un peuple, de toute une nation, qui exprime l’âme de cette nation, son « développement psychologique et collectif ».
Et le jazz est l’enfant, le prodige bleu-noir issu de la terre génitrice qui veut assumer son héritage de sensibilité. (On pourrait tracer en bleu la forme de l’espoir sur le ciel gris, rougi de feu et de sang) et prendre la liberté de s’approprier (connaître et comprendre) tout ce qui vit en Amérique — noir, brun, rouge, jaune ou blanc. Non seulement le jazz (qui est la musique la plus élaborée du peuple afro-américain) ne voit le jour que lorsque ses créateurs le projettent dans les conduits étincelants d’instruments étrangers, qu’il finit par s’approprier (M. Sax, qui était allemand, n’avait peut-être pas apprécié ni compris John Coltrane), mais, en plus, il a la prétention de s’adresser à la société tout entière pour lui expliquer ce qu’elle est, lui décrire sa réalité multinationale, il va même jusqu’à proposer des alternatives à la société elle-même (en partant du son fondamental de la culture, la matrice reconnue et acceptée de sa créativité et de sa profondeur). Le jazz est un défi à l’Europe, car l’Europe ne peut même pas pénétrer l’Amérique sans l’aide du jazz. Enfin, le jazz cherche à s’attribuer tous les mérites — devenir la musique légitime de l’Amérique, tandis que Brahms et les autres ne seraient que des visiteurs. (Notez la tendance à l’arrogance.)
Le jazz dit : « Je sais me servir de ce matériel, et aussi de ces harmonies, mais en plus je suis sophistiqué au niveau du rythme, je me sens capable de créer ce qu’on appelle, heu, le tempo syncopé. »
Et quand il fait face à tous ces enquêteurs bornés, ces universitaires fourbus, momentanément sortis de leur trou pour écrire leurs dissertations sur la valeur relative des mélodies afro-américaines, le jazz se contente de les regarder poliment ; et tandis qu’on l’assaille de descriptions ampoulées de l’écrasante grandeur de tout ce qui est occidental ou blanc ou européen ou simplement mort, le jazz répond sans malice : « Tout ça ne vaut rien si ça ne swingue pas. » Et les parents du jazz sourient, fiers de leur rejeton arrogant.
Imamu Amiri Baraka