En visite en Arabie saoudite, dimanche 12 avril, Laurent Fabius a glissé quelques mots sur le climat, invitant le premier producteur de pétrole au monde à repenser son mix énergétique. A Paris, deux jours plus tôt, face au premier ministre indien, Narendra Modi, venu concrétiser l’achat de 36 Rafale, il s’est vu rétorquer que New Delhi ne céderait pas aux pressions internationales pour réduire ses émissions de CO2. ” L’année dernière, il ne parlait que de diplomatie économique. Cette année, il n’a que le climat à la bouche “, confirme-t-on à l’Elysée.
Dans chacun de ses déplacements figure désormais une ” séquence climat “. Et les occasions sont nombreuses, pour un ministre des affaires étrangères qui parcourt chaque mois l’équivalent d’un tour du monde.
Parfois, ce sujet est même l’unique objet d’une visite officielle, comme le 23 mars à Copenhague. Ce matin-là, le chef de la diplomatie française fait un passage éclair à l’ambassade avant de s’envoler pour le Grœnland, vigie du réchauffement aux latitudes polaires. Dans le salon où il partage son petit-déjeuner avec une vingtaine de responsables politiques et de chefs d’entreprise danois, il introduit les débats par cette antienne. ” Je ne suis pas ici pour prendre un bol d’air frais après le premier tour des départementales,mais pour me concentrer sur le changement climatique “, ironise le dirigeant socialiste, tout sourire malgré la déroute électorale subie la veille par sa famille politique.
Logique de territoireA 68 ans, Laurent Fabius se lance à corps perdu dans une nouvelle mission : présider la 21e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21), accueillie en France du 30 novembre au 11 décembre. L’enjeu est considérable. Sceller un accord universel à Paris pourrait permettre de contenir la hausse du thermomètre à 2 °C d’ici à la fin du siècle, le seuil au-delà duquel les scientifiques mettent en garde contre des dérèglements majeurs. Le sommet de décembre, auquel prendront part 47 000 personnes, sera aussi le plus grand événement diplomatique jamais organisé par la République française. ” Franchement, c’est un dossier très intéressant, je n’ai pas à dépenser mon énergie dans des bisbilles internes, et l’opposition n’est pas bégueule avec moi “, assure Laurent Fabius.
Quelle mouche a piqué l’ancien ministre de l’économie, champion de la croissance et de l’industrie, pour qu’il s’intéresse autant à la question climatique ? La conversion est tardive, même si ses proches tentent de convaincre du contraire, rappelant qu’il a lancé à la fin des années 1990 le concept de ” social-écologie “. ” S’il n’est pas un écolo au sens où on l’entend de nos jours, l’environnement, il en parle depuis longtemps “, insiste son ami Jérôme Clément, l’ancien président d’Arte. ” Au PS, il a été précurseur et prescripteur de l’environnement “, affirme Guillaume Bachelay, sonconseiller entre 1997 et 2012, aujourd’hui député de Seine-Maritime.
Avant d’accepter le portefeuille de ministre des affaires étrangères et du développement international, en mai 2012, l’ex-premier ministre avait pris soin d’y inclure les négociations climatiques. Mais c’était alors par pure logique de territoire,pour ne pas laisser le ministère de l’écologie s’en emparer. Quelques semaines plus tard, lorsque la conseillère climat et environnement du président de la République, Marie-Hélène Aubert, l’écologiste Pascal Canfin, ministre délégué au développement, et le secrétaire général de l’Elysée, Pierre-René Lemas, plaident auprès de François Hollande pour une candidature française à la COP 21, Laurent Fabius s’efforce de l’en dissuader. ” Il ne voulait pas de la COP et n’avait pas grand-chose à faire des questions environnementales “, commente un ancien ministre qui l’a vu à l’œuvre.
Peut-être avait-il mesuré le risque d’un nouvel échec du multilatéralisme onusien. Sans doute se souvenait-il du calamiteux sommet de Copenhague de 2009. Un signe ne l’a pas trompé : aucun pays, hormis la France, ne s’est porté candidat à l’organisation de la COP 21. François Hollande a fait un autre pari. En cas de succès, le président s’affichera en sauveur de la planète. En cas d’échec, il en fera porter la responsabilité aux 195 Etats signataires de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques !
Trois ans après la désignation de Paris, assis à la longue table de la résidence de France à Copenhague, le patron du Quai d’Orsay mesure encore la difficulté de sa tâche. Un à un, les arguments qu’il avance en faveur d’un compromis en décembre tombent sous les coups de boutoir de ses interlocuteurs. Le député libéral danois Soren Pind porte le coup de grâce, l’invitant à se méfier de l’unanimisme de façade : ” Les mois précédant la COP 15 – fin 2009 – , nous avions senti une réelle unanimité. On a pourtant vu un lobbying très négatif dès le début des discussions. “
” La grande leçon de Copenhague, c’est qu’il est illusoire de croire que la venue de quelques grands dirigeants à la fin des travaux peut suffire à résoudre les problèmes, analyse le dirigeant français. Le travail politique doit se faire en amont. “ Cela suppose la construction d’une ” task force climat ” mobilisable à chaque instant et capable d’appréhender le problème dans toute sa transversalité. Un discours qui passe mal au Quai d’Orsay, habitué à raisonner par zone géographique. Début mars, alors qu’il vient de rentrer des Philippines, M. Fabius s’étonne de ne pas avoir été informé de la nomination d’un nouveau négociateur pour la Chine, le plus gros émetteur mondial de gaz à effet de serre. Il convoque les fonctionnaires du Quai : ” Considérez chaque matin que nous sommes en guerre et organisez-vous en conséquence. “
Ses conseillers l’ont persuadé que cette guerre se gagnerait aussi sur le terrain de la communication. Laurent Fabius s’y essaye. Parfois avec maladresse, comme le 12 juin 2014, lorsqu’il pose à la ” une ” du Parisien magazine en M. Météo, affublé d’un nœud papillon à la manière d’un Alain Gillot-Pétré… en plus empêtré. Ou encore à Manille, fin février, aux côtés de François Hollande et de l’actrice Marion Cotillard, venue lancer un ” appel ” à la mobilisation internationale peu inspiré.
” Engranger des images “Pour se convaincre de la réalité des changements climatiques, Laurent Fabius a visité quelques symboles. Comme l’archipel norvégien du Svalbard, en juillet 2014, dans le cercle polaire arctique, dont il garde ” le souvenir vif de blocs se détachant de la banquise avec un bruit effroyable “. Ce printemps, il a découvert le village de pêcheurs d’Ilulissat, sur la côte occidentale du Grœnland, accompagné du ministre danois des affaires étrangères, Martin Lidegaard, avant de survoler en hélicoptère le glacier épandu dans le fjord : il aurait reculé de 10 km depuis 2003. ” Fabius se forge une culture sur le climat “, observe Jean Jouzel, vice-président du comité scientifique du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Ces voyages vont lui permettre d’” engranger des connaissances mais aussi des images. C’est important pour être à l’aise au moment de présider la COP “, juge le scientifique, habitué à soutenir les impétrants. En 2007 déjà, en préparation du Grenelle de l’environnement, le climatologue avait accompagné au même endroit le ministre de l’environnement de l’époque, Jean-Louis Borloo.
Pour réussir l’impossible, Laurent Fabius s’est entouré de vieux routiers des négociations sur le climat. En première ligne se tient Laurence Tubiana. Rompue aux discussions multilatérales, l’ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique est à la tête d’une équipe interministérielle de près de soixante personnes.
Curieusement, cette ” ruche ” chargée de l’organisation de la COP 21 est installée non au Quai d’Orsay mais boulevard Saint-Germain, au siège du ministère de l’écologie, chez Ségolène Royal, l’ancienne rivale de la primaire socialiste de 2006.
Entre eux, la détestation n’a jamais faibli,et la compétition reste vive pour tirer la couverture à soi. Ce fut le cas à Lima, pendant la COP 20, où le ministre des affaires étrangères ne put s’empêcher un bon mot constatant l’absence de sa collègue à son point presse : ” Comment se passe le tourisme de Ségolène ? ”
Leur rivalité n’a pas échappé au président de la République, qui a clarifié la feuille de route lors du conseil des ministres du 28 janvier. Au chef de la diplomatie ” la responsabilité globale de la négociation multilatérale “, à la ministre de l’écologie ” la construction d’une position européenne ambitieuse ” et ” la mobilisation de la société civile “.
Dans l’avion du retour du Grœnland, le président de la COP 21 complète ses notes puis feuillette la presse. Le dernier sondage de Paris Match mesurant la cote de popularité de la classe politique, publié le 19 mars, le place en tête des personnalités de gauche.
” Les Français considèrent que je fais mon boulot sérieusement, confie-t-il. Parfois, pour faire peur à mes collègues du gouvernement, je leur rappelle cette phrase de Mitterrand : “Tout commence à 75 ans.” “
Simon Roger