La Cinémathèque française consacre la satire cruelle et drôle de Dino Risi

Une riche rétrospective montre la variété de l’art du réalisateur milanais qui a su, sur un demi-siècle, croquer les travers de la société italienne.

Invitation au sourire à la Cinémathèque française en cette rentrée de nouveau tendue. Une diagonale franco-italienne mobilisera les intelligences et les zygomatiques, avec Dino Risi et Luc Moullet. Sur le versant transalpin, Risi – dont le patronyme promet à lui seul le sourire – est sans doute le premier nom qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de comédie à l’italienne. Il s’agit ici, grâce à cette riche rétrospective (plus de cinquante films à l’affiche), d’aller chercher au-delà du connu – Le Fanfaron, Les MonstresParfum de femme… – les occasions de redécouvrir le cinéaste milanais et de reprendre la mesure exacte de son immensité, d’autant moins entachée par le temps que les maux satirisés par cette œuvre visionnaire se sont invétérés.

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Disparate dans sa tenue, non dénuée de chausse-trappes, l’œuvre de Risi n’en est pas moins un magnifique exemple de la manière dont un cinéma franchement populaire peut se concilier avec une vision éminemment personnelle. On chercherait vainement un équivalent français. La création risienne occupe quatre décennies. Dans les années 1950, l’ex-aspirant psychiatre œuvre dans le « néoréalisme rose », transition en demi-teinte qui conduit du néoréalisme à la comédie, notamment avec la série à succès Pauvres mais beaux (1957) en sa veine légère dévolue au machisme et au vitalisme de deux jeunes prolos de la banlieue romaine.

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A l’autre bout du parcours, les années 1980 signalent, quant à elles, un certain essoufflement, Risi s’égarant par exemple à filmer Le Bon Roi Dagobert (1984) en France, faute d’être au diapason d’une Italie dont un jeune Romain en colère nommé Nanni Moretti reprend, à nouveaux frais, l’acerbe chronique. Personne toutefois – la concurrence est rude en Italie – ne peut se vanter d’avoir aussi bien saisi et mis en charpie non seulement la société, mais aussi la persona italienne, comme Risi l’a fait au faîte de sa gloire, durant les décennies 1960 et 1970.

Franche cruauté

Ce sont, sans l’ombre d’un doute, les mutations profondes d’un « miracle économique » transformant la société en jungle qui font entrer dans la potion du cinéaste une rasade d’amertume et de férocité qui transforme son œuvre en alcool fort. Le Veuf (1959), réalisé à 43 ans, est à cet égard le film charnière. Alberto Sordi, pur génie comique, Mozart de la veulerie filandreuse, y campe le chef d’une entreprise d’ascenseur chroniquement déficitaire tenu à bout de bras par sa femme, une millionnaire qui le méprise publiquement et qu’il entreprend benoîtement d’assassiner en restant dans sa spécialité : l’accident d’ascenseur. L’œuvre est à ce diapason.

Tout prend chez Dino Risi une allure de comique dantesque

Il faut aller chez Buñuel pour trouver une aussi franche cruauté dans la satire, une telle exultation dans le dégorgement de la bêtise, une telle joie dans l’assomption du grotesque, de l’incongru, du bouffon. L’arrivisme et le conformisme bourgeois, la corruption des ordres constitués, la morgue des puissants, et jusqu’à la trivialité monstrueuse du petit peuple qui en est victime : tout cela prend ici une allure de comique dantesque. En ce miroir de la déformation baroque, porteur d’une profonde vérité, ce n’est rien moins qu’un demi-siècle d’histoire de l’Italie contemporaine qui nous contemple.

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Le fascisme est ainsi cadré dans trois admirables films : Une vie difficile (1961), La Marche sur Rome (1962), La Carrière d’une femme de chambre (1976). Sordi est encore à l’œuvre dans le premier, jouant un ex-résistant devenu journaliste de gauche à la libération, perpétuellement humilié par une élite ploutocratique qui foule aux pieds sa rectitude morale, et quitté par sa femme pour cette raison même. Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi campent des éclopés opportunistes dans le second, qui rejoignent la célèbre marche vers le pouvoir de Mussolini avant de s’apercevoir qu’elle n’est, comme le fascisme, qu’une escroquerie clownesque. Cruauté insigne du troisième, qui met en scène la carrière d’une cocotte (Agostina Belli) promue diva par l’onction de Mussolini, et traversant le fascisme comme si de rien n’était.

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Le boom économique et les motifs entrecroisés de la conquête sociale et sexuelle restent toutefois le cadre d’élection d’une œuvre qui n’aime rien tant qu’en figurer le fiasco, et dont Le Fanfaron (1962) est l’exemple canonique. Vittorio Gassman y incarne un raté magnifique, saisi par l’ébriété d’une prospérité qu’il convoite sans jamais l’atteindre, paradant au volant de sa mythique Lancia Aurelia B24 cabriolet, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Car chez Risi, le rire est toujours inquiété. La tragédie empoisonne ainsi souvent la farce dans Au nom du peuple italien (1971) – confrontation ambiguë entre un industriel véreux (Gassman) et un juge progressiste (Tognazzi) – et Rapt à l’italienne (1973) où un industriel lamentable trouve une mort abjecte – réponse circonstanciée de Risi aux années de plomb et au terrorisme qui déchirent son pays.

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Combien d’autres merveilles à découvrir ? Parmi elles, la forme courte des films à sketches tient sa place. Les Monstres (1963), Une poule, un train et quelques monstres (1969) et Sexe fou (1973) composent des tableaux lapidaires et d’une brutalité cinglante, où la folie railleuse et destructrice de Risi semble ne plus se contenir. Un exemple entre cent de la même eau : dans une salle de cinéma, au spectacle d’une exécution de prisonniers par les nazis, Tognazzi se penche impassible vers sa femme pour lui dire que la texture du mur des fusillés serait parfaite dans leur salle de bain. Inconsistance, bassesse, concupiscence, incivilité, prévarication, trahison, tout l’art du sordide transalpin s’accroche au transformisme de quelques fabuleux acteurs (Sordi, Gassman, Tognazzi, Manfredi), dont on ne voit jamais mieux qu’en ces sauvages vignettes qu’ils sont le vrai carburant des comédies de caractère de Risi. L’exorbitation de leur regard, qui confine à la cécité (Parfum de femme, 1975), nous montre l’état d’une société elle-même exorbitée, dont l’existence semble conditionnée par une constante désintégration.

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Ce monde, comprenant l’expérience du spectateur à son lamentable spectacle, serait évidemment invivable si, quelque part, Risi ne sauvait sa mise. L’humiliation, la pauvreté, la blessure du déclassement, la honte attachée à un pays qui a dû s’extirper au prix fort de sa propre misère, s’ils ne justifient ni n’infléchissent rien de la monstruosité des comportements, permettent du moins de les mettre, de manière discrète mais poignante, en perspective. Risi châtiait d’autant mieux l’Italie qu’il l’aimait, sans doute, à ce point.

Dino Risi, du 2 septembre au 27 octobre. Cinémathèque française. 51, rue de Bercy, Paris 12e.
Conférence de Bernard Benoliel, « Dino Risi, Monstres et cie », jeudi 9 septembre à 19 heures. Suivie de la projection de La Femme du prêtre (1970) avec Marcello Mastroianni et Sophia Loren.
Sortie de trois films en salle, à Paris et en province, à compter du 1er septembre : L’Homme à la FerrariAu nom du peuple italienParfum de femme.
Rétrospective Dino Risi au Festival du film italien de Villerupt, du 29 octobre au 14 novembre.

 

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