Juliette Gréco, lâcheuse sublime.

 

La chanteuse a débuté sa tournée d’adieu au Printemps de Bourges

Quand bien même Juliette Gréco répète qu’elle s’en va, que c’est là sa dernière tournée, on ne la croit pas. De la chanteuse, née de la confrontation de la France avec son futur après le chaos de la seconde guerre mondiale, on dira qu’elle nous est nécessaire. Que, en bons amoureux des arts et de la musique, au sens large, on ne peut imaginer vivre sans elle. Elle a beau dire que l’âge creuse les soucis, que la dignité est une affaire de classe – on en a, ou pas -, Gréco est une bien-aimée, parce qu’elle est comme elle est. A 88  ans comme à 20. Et quand elle chante Déshabillez-moi avec l’autorité qui lui sied si bien, elle envoie les tiédasses contemporaines se rhabiller sans appel.

Et voilà la lâcheuse qui ouvre magnifiquement vendredi 24  avril le Printemps de Bourges-Crédit Mutuel, dans la salle du Palais d’Auron, là même où, en  1991, elle avait causé des frayeurs à tout le monde en faisant un malaise après quatre chansons. Avant d’achever son récital l’année suivante, sans faiblir. Pétillante sexagénaire, elle avait au préalable croisé le fer en conférence de presse avec les nouveaux amis qu’elle s’était faits dans la capitale berrichonne, les rappeurs de NTM, JoeyStarr et Kool Shen. ” Nous nous sommes très bien entendus, dit Juliette Gréco à sa sortie de scène ce vendredi. C’est normal, nous sommes les mêmes, nous parlons le même langage. ” Celui de l’indiscipline.

Le geste aérien

Juliette Gréco a offert au festival berruyer la première date de sa tournée d’adieu, intitulée ” Merci “. Pendant le concert, on entend l’écho des basses du duo australien Angus &  Julia Stones, programmés au W, le grand chapiteau voisin. Gréco en est troublée, comme par un ” troisième musicien “, dit l’interprète qui s’appuie sur un piano (Gérard Jouannest, son mari) et un accordéon (Jean-Louis Matinier).

Le Printemps de Bourges est un peu nerveux aussi. En principe, tout commence avec tranquillité en milieu de semaine pour finir en apothéose le week-end. En  2015, pour cause de zones de vacances scolaires et de 1er  Mai, l’ouverture des festivités a été fixée au vendredi soir, jour de fêtards. C’est troublant. Ça tend. Ça peut casser. Et Gréco aussi peut chuter, mais les grands artistes aux appétits d’ogre savent gérer les peurs, les calmer en équilibristes.

Au Palais d’Auron, Juliette Gréco a hérité de la grande loge ” rock “, avec ” guitar hero ” en peinture murale – l’autre est ornée d’un portrait d’elle. Elle aime – le rock, la guitare. Elle a le teint pâle, elle est drapée dans sa robe de velours noir qui lui a tenu chaud, trop chaud. Au point qu’elle a dû faire une pause avant d’entonner, presque à la fin, comme à son habitude, J’arrive, interpellation effrontée de la mort, écrite par Jacques Brel et Gérard Jouannest.

Les responsables de scène s’en veulent de ne pas avoir pensé à mettre des ventilateurs. Et elle s’en veut. Elle dit qu’elle est nulle, alors qu’elle a été sublime, mais nous avons en tête une confidence qu’elle nous avait un jour faite : sa mère, qui ne l’aimait pas, et ce spectre qui, même quand elle est adorée des êtres les plus riches, les plus élégants, susurre à l’enfant qui vit en elle : ” Tu es nulle. “

Les chansons qu’elle interprète magnifiquement sont gravées dans l’ADN français. La salle vit. Elle chante Les Vieux, de Brel, et c’est gonflé quand on est presque nonagénaire. Un couple d’amoureux s’embrasse, bon présage pour la reproduction de l’espèce. Elle chante Un petit poisson, un petit oiseau, les têtes se mettent à balancer – gauche, droite. Elle chante Les Amants d’un jour, du Piaf sur une musique de Marguerite Monnot, et les jeunes secouristes esquissent des pas de valse.

Pour Jolie môme et Léo Ferré, une dame ne peut retenir un ” Bravo ” instinctif, et encore un ” Bravo ” pour Gainsbourg et La Javanaise. Jean-Louis Matinier travaille l’accordéon au corps, elle a le geste aérien, les mains qui s’envolent, la silhouette droite comme un ” i “. Elle plonge dans les graves, c’est une excellente comédienne, elle envoie les mots comme des lances : ” raides comme une saillie, blancs comme un cierge de Pâques ” (Ces gens-là, de Jacques Brel).

” Elle n’a pas l’élégance coincée et n’est jamais si bien que lorsqu’elle laisse parler sa vitalité, son humour voyou. Elle n’est pas Piaf non plus, ne vient pas de la rue, et si elle y a prodigué sa beauté du diable au temps de la légende Saint-Germain-des-Prés, c’était en compagnie de l’intelligentsia et de la noblesse du jazz, de Vian, de Sartre, de Queneau, de Miles Davis… Ses légionnaires dansaient le bop et la biguine, sentaient l’encre d’imprimerie plus que le sable chaud “, écrivait notre critique de théâtre Colette Godard en janvier  1991, alors que Gréco faisait sa rentrée à l’Olympia, ajoutant qu'” elle ne devait pas être facile à vivre “.

La page du Monde figure en bonne place dans l’exposition consacrée à Juliette Gréco au Carré d’Auron : une fresque de pochettes de disques et de 33-tours, galettes Philips à la noire épaisseur, gravés de sillons forts et solides, comme elle a pu l’être, l’indiscipline en plus. Pochettes magnifiques que celles qui annoncent ses interprétations de Prévert et Kosma, Gainsbourg, Brel, et les oeuvres de ses collègues d’alors, Trenet, Salvador. Tous venus au Printemps de Bourges un jour ou l’autre.

Véronique Mortaigne