John Turturro, acteur double lame

John Turturro nous attend, un couteau dans les mains. L’acteur s’apprête à monter les marches pour Mia madre, le merveilleux mélodrame de Nanni Moretti, et il n’a pas l’air dans son assiette. Certes, c’est notre photographe qui a eu l’idée de le faire poser avec l’instrument, pour souligner le tranchant de ses traits, les zigzags de son corps anguleux, la découpe géométrique de sa barbichette. Il n’empêche : en Sicile, où est née sa mère à lui, ce genre de lame ne sert pas qu’à couper les tomates – ce qui, convenez-en, n’est pas tout à fait rassurant.

Ça l’est d’autant moins que nous avons rendez-vous au pavillon du cinéma italien, dont l’entrée – un énorme cube argenté – ressemble au mystérieux paquet qui hantait Barton Fink (1991), des frères Jœl et Ethan Cœn : le souvenir de ce rôle décisif, qui lui valut une Palme d’or et un Prix d’interprétation, le ferait-il déraper ?

L’adage de The Big Lebowski (1998), des mêmes Cœn, nous revient d’un coup en mémoire. Turturro y campait Jesus Quintana, un joueur de bowling qui ne dégommait pas que des quilles : ” Nobody fucks with the Jesus ! “, mettait-il en garde, avec un accent à couper, eh bien, au couteau, justement.

Sitôt l’entretien commencé, cependant, nos craintes s’estompent : le New-Yorkais a rangé sa mauvaise mine dans son fourreau. Radieux, Turturro exsude la même lumière que dans Mia madre, où, malgré la mort qui rode à chaque plan, il cisèle des scènes d’une délicieuse bouffonnerie, à cheval entre l’anglais, l’italien et une langue de son invention, faite de regards hallucinés et de grands gestes imprévisibles.

” Les Cœn sont incorruptibles “Tenez, le voilà qui blague, dans le même sabir, sur ses liens avec les présidents du jury, pour lesquels il a tourné quatre films : ” J’aimerais beaucoup que Nanni figure au palmarès, mais les Cœn sont incorruptibles… No combinazione ! “, dit-il, avec ce sourire qui fend l’ovale de son visage – et le cœur de tout spectateur digne de ce nom.

Turturro est descendu à Cannes sans son agent, ce qui, pour une vedette de sa stature, est signe de légèreté, à tout le moins. Dans Mia madre, il incarne Barry Huggins, un histrion américain de seconde zone, mais baratineur de première, venu à Rome tourner une fiction militante. La réalisatrice du film dans le film commande à ses acteurs de laisser affleurer leur ” je ” sur le plateau. Moretti en a fait de même avec Turturro : ” Il nous a encouragés à improviser, si bien que je ne me souvenais plus quand la caméra tournait… ” Au détour d’une scène, Huggins révèle que son fils s’appelle Amedeo – c’est aussi le nom que John a donné à l’aîné de ses deux enfants : ” J’ai ajouté ça aux dialogues ? Whoua, je ne m’en souvenais pas… Dis donc, Nanni m’a poussé dans mes retranchements ! “

D’aucuns ont parfois reproché aux films de Moretti de laisser peu de place à l’altérité, remplis qu’ils étaient de la personnalité débordante de l’acteur-réalisateur. ” Je crois que tourner Habemus Papam – 2011 – avec, dans le rôle principal, quelqu’un d’aussi expérimenté que Michel Piccoli, a aidé Nanni à lâcher du lest “,commente son comédien.

Si certaines scènes de Mia madre sont filles du tournage papal, poursuit-il sur la pointe des pieds, d’autres relèvent de débordements typiquement italo-américains : ” Des acteurs qui, comme Huggins, pètent les plombs, oublient leurs textes et jouent les divas, j’en ai vu, croyez-moi ! Un jour, après plusieurs prises ratées, mon ami James Gandolfini a fracassé une porte, par exemple. Paix à son âme… “

Une ombre passe sur son visage. Comme Moretti, qui en a fait le cœur de son film, l’acteur a récemment perdu des êtres chers. En janvier, deux Napolitains, le cinéaste Francesco Rosi et le chanteur Pino Daniele, ont rejoint la funèbre cohorte : ” J’ai tourné dans le dernier film de Francesco, La Trêve – 1997 – … C’était mon mentor. Il m’a fait découvrir tant de musiciens de sa ville, dont Pino, qui chante dans Passione – 2010 – , le documentaire que j’ai consacré à la scène napolitaine… “

Né il y a 58  ans à Brooklyn, d’un père menuisier et d’une mère chanteuse de jazz, Turturro pratique une italianité ouverte et double lame. Détenteur, depuis 2011, d’un passeport transalpin, il refuse, malgré l’élan évident que lui inspire la terre de ses aïeux, de s’y laisser enfermer, lui qui fut révélé en  1989 par Spike Lee dans Do the Right Thing, lui la star transformiste de la saga Transformers, lui encore qui s’apprête, pour sa sixième réalisation, à adapter Les Valseuses de Blier en pays redneck.

De comédies en drames inégaux, pour le théâtre, la télé ou le cinéma, Turturro est ce jongleur de couteaux aimablement cabotin, capable, lorsque vous le cuisinez sur l’étymologie de son patronyme – torturato (” torturé “) ou tortora (” tourterelle “) ? – de vous répondre, poignant de simplicité : ” Un peu des deux, signore. “

a. to.