Les faits – Deux Palestiniens ont tué quatre personnes mardi dans une synagogue de Jérusalem avant d’être abattus par la police, au cours de l’incident le plus meurtrier survenu depuis six ans dans cette ville. Les quatre victimes sont des rabbins américains et britannique, également de nationalité israélienne. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a promis de réagir « d’une main de fer ».

Une violence extrême, désorganisée et à forte motivation religieuse. C’est à un mouvement inédit, fait de désespérance politique et de radicalisation de part et d’autre, auquel on assiste à Jérusalem depuis cet été, beaucoup plus qu’à l’émergence d’une troisième Intifada (soulèvement palestinien) comme celles de 1987 et de 2000. Il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle, comme le montre l’attentat de mardi matin contre une synagogue de Jérusalem. D’un conflit national entre Israéliens et Palestiniens pour le contrôle d’un territoire, sommes-nous en train de passer à une guerre de religions entre juifs et musulmans ? Beaucoup d’experts du Proche-Orient en doutent, comme s’ils avaient peur de penser quelque chose de trop dérangeant pour leur credo laïque et progressiste. Pourtant, les événements récents traduisent une évolution du conflit qui se cristallise autour de Jérusalem, ville religieuse s’il en est. Certes, dans cette nouvelle guerre de 100 ans, les premiers affrontements communautaires datent du printemps… 1920, mais deux phénomènes nouveaux se conjuguent : le poids croissant des juifs orthodoxes d’une part et le vide politique chez les Palestiniens de l’autre.

« Nous assistons du côté juif à ce qu’il s’est passé chez les musulmans, il y a une génération, lors de l’émergence de l’islamo-nationalisme qui a, par exemple, donné naissance au Hamas. Le national s’exprime à travers le religieux » constate Olivier Roy, spécialiste du monde musulman. D’où l’importance symbolique de l’Esplanade des mosquées où les juifs les plus radicaux, comme le rabbin américain Yehuda Glick, qui vient d’être l’objet d’une tentative d’assassinat, veulent reconstruire le Temple rasé il y a 2000 ans par les Romains, après avoir rasé à leur tour al-Aqsa et le dôme du Rocher, deux lieux saints de l’Islam.

« Il y a vingt ans, lorsque j’écrivais ma thèse sur la géopolitique de Jérusalem, personne ne prenait cette idée au sérieux » se souvient le géographe Fréderic Encel, mais elle a depuis lors « pris du poids » reconnaît-il. « L’idée s’étend, confirme Olivier Roy. Attaquer al-Aqsa, c’est s’attaquer à la religion musulmane, même dans ses versions les plus quiétistes et les moins politisées. C’est considéré comme un sacrilège ». « L’Esplanade des mosquées n’est pas l’affaire des seuls Palestiniens, mais de tous les musulmans », poursuit Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe, qui craint une connexion entre le sort d’al-Aqsa et la propagande de l’Etat islamique (Daesh). « Le groupe djihadiste qui vient de faire allégeance à Daesh dans le Sinaï égyptien s’appelle Ansar Beit al-Maqdes, ce qui veut dire « les partisans de Jérusalem » note-t-il.

D’autres militants juifs réclament le droit d’aller prier sur le mont du Temple (l’autre nom de l’Esplanade des mosquées), comme Moshé Feiglin, député du Likoud, le parti du Premier ministre Netanyahou. Selon les accords passés avec la Jordanie, ce lieu est réservé au culte musulman, les juifs pouvant prier en contrebas, devant le mur des Lamentations. D’autres aimeraient également pouvoir y prier plus facilement : les Palestiniens qui vivent au-delà du mur de séparation, en Cisjordanie. « Depuis les collines environnantes, ils aperçoivent le Dôme du Rocher, mais le mur les en sépare. C’est la première fois qu’une telle situation se produit en Palestine : al-Aqsa est devenu de facto inaccessible pour beaucoup de musulmans », par exemple ceux de Gaza, explique Jean-Pierre Filiu.

Fragmentation sociale. La ville de Jérusalem, dans ses limites municipales, abrite 800 000 habitants : « Schématiquement, un tiers d’Arabes à l’Est, un tiers de juifs ultraorthodoxes et un tiers d’autres juifs, dont des laïcs », résume Fréderic Encel. Le poids des ultraorthodoxes dans la société israélienne « double tous les dix ans, à cause de leur taux de natalité très élevé » (7 enfants par femme en moyenne), indique le géographe. Ils représentent 10 % de la population totale et un chiffre inquiète les juifs laïcs : désormais, plus d’un enfant sur deux qui naît en Israël vient au monde dans une famille juive religieuse ou arabe.

Les Arabes d’Israël forment désormais 20 % de la population de l’Etat juif. « En confinant les Palestiniens de l’autre côté du mur et à Gaza, les Israéliens ont été renvoyés à la question originelle du sionisme », celle de la présence des Arabes sur leur sol, note Jean-Pierre Filiu. Et parmi eux, les 300 000 Palestiniens de Jérusalem Est, annexée en 1967. Ceux-ci vivent dans une sorte de vide politique : ni le Hamas confiné à Gaza, ni l’Autorité palestinienne au-delà du mur, ne leur fournir un cadre politique. « Le déficit de structure nationale traditionnelle laisse les Palestiniens de Jérusalem Est livrés à leur propre sort. Il en résulte une situation de vide politique et de fragmentation sociale » analyse la chercheuse Laure Foucher sur le site Orient XXI animé par Alain Gresh. «C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender l’émergence d’autres références politiques, dans lesquels l’identité islamique tend à primer sur l’identité nationale. » Deux organisations combleraient ce vide, le Hizb ut-Tahrir et le Mouvement islamique de Raed Salah, alors que « faute de négociations et sans direction palestinienne, l’horizon politique est totalement bouché », pointe Alain Gresh, auteur de nombreux ouvrages sur la région.

Pour Laure Foucher « les mobilisations à l’œuvre depuis l’été s’effectuent sur des bases individuelles, spontanées, extrêmement localisées et sans encadrement de partis politiques ». Si le Hamas et son rival le Djihad islamique ont salué l’attentat de mardi, c’est parce qu’ils courent après des militants qui leur échappent. « Ce ne sont plus des Etats ou des mouvements qui s’affrontent, mais des gens hors de contrôle qui se radicalisent » ajoute Fréderic Encel, qui rappelle le cas du jeune Palestinien brûlé vif par des Israéliens ou les Palestiniens fonçant sur des juifs avec leur voiture. Dans ce contexte, « les cristallisations en cours autour du Haram al-Sharif (Esplanade des mosquées) et l’accentuation de la politisation de la religion constituent une bombe à retardement », avertit Laure Foucher.