Mesures sanitaires, distanciation, placement… les recommandations officielles sont jugées « inapplicables » par certains gérants.
La direction générale de la création artistique au ministère de la culture vient de publier des recommandations pour le redémarrage et la réouverture au public des salles de spectacle, sans préciser à quelle date cela serait possible. Mesures sanitaires, de distanciation, de placement, d’accueil, etc., qui, à ce jour, n’ont pas été accompagnées de décrets d’application, et que les responsables des lieux ont commencé à étudier.
Au New Morning, à Paris, club de jazz mondialement réputé, sa directrice Catherine Farhi estime que, dans sa salle à configuration assise et debout, « mettre un marquage au sol, espacer les sièges, n’est pas le plus dur. Mais pour le public debout, pour lequel il est dit qu’il faudrait 4 mètres carrés par personne, on ne va pas mettre un surveillant derrière chacune pour être certain que ces limites sont respectées ». Le port du masque pour le personnel est une évidence « pour leur sécurité, celle des artistes. Mais est-ce que je vais dire masque obligatoire pour le public. Si les gens ne comprennent toujours pas qu’ils peuvent se mettre en danger et être un danger pour les autres… »
Naïma Bourgaut, codirectrice des Trois Baudets, à Pigalle, et du FGO-Barbara, à Barbès, considère que, si la logistique trouvera des solutions avec des investissements dans le matériel de protection et le renforcement des personnels, le problème crucial pour tous sera celui de la jauge. « Aux Trois Baudets, nous ne pouvons pas bouger les sièges, ce serait donc une cinquantaine de personnes au lieu de 170. Et au FGO-Barbara, on passerait de 350 debout à moins d’une centaine. Même pas une demi-jauge, ce n’est pas tenable, ce serait à fonds perdu. »
Dédoubler les représentations
Au Théâtre du Châtelet, les activités ont repris par étapes, et permis de tester les circulations dans le lieu et la cohabitation des différentes équipes. Depuis lundi 11 mai, trente personnes, dont une majorité de techniciens, ont repris le chemin du théâtre : le décor de Room With A View n’avait pu être démonté avant le confinement. « Mais compte tenu du planning qui fait arriver l’équipe technique au fur et à mesure de la journée, on aura besoin de huit jours au lieu de deux », commente Thomas Lauriot dit Prévost, codirecteur. « Tout va prendre plus de temps et aura une incidence sur la reprise des représentations. » Là aussi, la question de la jauge est au premier plan. « Si nous nous conformons à la distance de 1 mètre autour d’un spectateur, sur les 2 044 places, il n’y aura plus que 312 tickets à la vente. Les 10 millions d’euros chaque année de recette billetterie tomberaient alors à 2 millions. »
Quant à l’idée de doubler chaque jour les représentations, qu’étudient pour leurs concerts des petits lieux comme le Sunset-Sunside ou le New Morning, Thomas Lauriot dit Prévost, reste dubitatif. « Réduire la durée des spectacles ? Couper des scènes ? Sans compter que cela ne résoudra pas notre problème économique, qu’il faudra repenser complètement si la situation dure. »
Au Théâtre Monfort, le ton est offensif. « On va vivre dans ce contexte particulier pendant un certain temps visiblement », affirment Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel. « Nous sommes des gens responsables, capables de nous adapter. Nous pouvons redémarrer en faisant très attention, en faisant porter des masques au public, en respectant les circulations, en désinfectant les fauteuils, en aérant… Je ne vois pas pourquoi un théâtre en ce moment serait un endroit plus risqué qu’un supermarché. » A partir du 25 juin et jusqu’à mi-juillet, le Monfort sera ouvert avec une opération spéciale mise en œuvre avec la compagnie de Cyril Teste : chaque jour, une dizaine de personnes pourra y déjeuner, assister à des lectures, faire des ateliers floraux, de yoga.
Marc Jeancourt, directeur du Théâtre Firmin-Gémier/La Piscine, Pôle national cirque, à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine) pense que « dédoubler les représentations est une solution momentanée à discuter au cas par cas avec les compagnies. En ce qui concerne les protocoles sanitaires préconisés, on peut les mettre en place dans les salles comme sous les chapiteaux. Ce qui est plus inquiétant, ce sont les mesures pour les répétitions. Impossible pour les troupes de cirque, qui se produisent sous la toile en particulier, que chaque artiste se retrouve au centre de 4 mètres carrés et rien autour de lui ». Impossible aussi pour les compagnies de danse de reprendre le travail. Sauf à ne danser que des solos.
Notion de plaisir partagé
« Quand je lis ces recommandations, j’ai l’impression de diriger un Ehpad », lance Olivier Poubelle, directeur de la société de production de spectacles Astérios et propriétaire à Paris des Bouffes du Nord (530 places assises) et de La Maroquinerie (500 places debout). Il les juge « inapplicables et peu constructives ». Les Bouffes du Nord descendraient à 100 places et La Maroquinerie à 70 places. « Cela ne correspond à aucun modèle économique, à moins d’augmenter fortement le prix des places et de faire jouer aux musiciens deux concerts par soir. » Et d’ajouter : « On nous demande d’inventer quelque chose en complète contradiction avec la raison d’être de ces lieux et de notre métier », la notion de plaisir partagé. « Il ne s’agit pas de faire des concerts envers et contre tout. » Quitte à ne pas rouvrir avant la fin de l’automne.
Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe : « Je ne me résous pas à ne pas ouvrir à l’automne si les magasins sont ouverts »
Stéphane Braunschweig est sur une ligne différente : « Je ne me résous pas à ne pas ouvrir à l’automne si les magasins sont ouverts, explique le directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Mais, si on respecte les règles de distanciation dans les salles, on devra réduire à 25 % leurs jauges. On aimerait savoir si le ministère va compenser les pertes financières que cela entraînera. Sur les plateaux, il faudra des spectacles “corona-compatibles”. On renonce à la saison prévue, en tout cas jusqu’à janvier 2021, et on essaye d’imaginer des formes nouvelles qui respectent les règles. Mais cela ne peut être que provisoire. »
Pour Jean-Marie Hordé, le directeur du Théâtre de la Bastille, s’adapter s’avère beaucoup plus difficile. « Je n’ai pas les moyens de produire de nouveaux spectacles. Ceux qui sont programmés ne pourront pas être présentés si on doit suivre les règles. Pour le moment, je me refuse à l’idée de les annuler et de proposer des spectacles bricolés avec un ou deux comédiens. C’est une question de respect pour le public. J’espère donc que, dans quelque temps, on nous annoncera des directives moins contraignantes. »
L’espoir de Frédéric Biessy tient en deux mots : pragmatisme et solidarité. Le directeur de La Scala estime qu’il faut prendre les directives comme une base et discuter avec le ministère. « On ne peut pas faire tourner un théâtre, public ou privé, avec un quart de ses recettes. Toute la question est de faire évoluer la règle. Regardons ce qui se passe dans d’autres pays, comme l’Autriche, et faisons preuve de bon sens. »