« Helmut Newton et Paul Verhoeven tranchent avec une musique dominante dans la culture aujourd’hui »

La sortie d’un documentaire sur le photographe, mort en 2004, résonne avec le retour au Festival de Cannes et en salle du cinéaste néerlandais, dont les œuvres aiment aller à rebours des conventions, explique, dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».

Mettons dans le même sac le photographe Helmut Newton et le cinéaste Paul Verhoeven. Le premier est mort, le second bien vivant. Tous deux, on le verra, sont projetés dans l’actualité. Ils se rejoignent surtout pour porter haut l’incorrection dans leur œuvre. Ils transgressent, vont à rebours des conventions, heurtent nos certitudes, brouillent la frontière entre les gens bien et les salauds. Ils ont ce profil rare de rouler à contresens.

Newton et Verhoeven tranchent avec une musique dominante dans la culture aujourd’hui : l’art doit coller au climat sociétal en vogue afin de ne pas rater le wagon de la modernité. Il ne faut heurter personne, surtout pas les minorités, établir des quotas informels, compter les femmes sur la scène ou les Noirs dans les musées – l’élue écologiste à la Ville de Paris, Alice Coffin, veut attribuer les subventions en fonction du nombre de femmes dans les spectacles –, balayer les hiérarchies, censurer un artiste si l’homme n’est pas pur, inciter les créateurs à se rendre à confesse pour mauvaise pensée.

Bons sentiments

Des créateurs creusent ce sillon quand d’autres relisent les œuvres du passé à l’aune des standards d’aujourd’hui. Ainsi le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence propose, jusqu’au 16 juillet, une relecture féministe des Noces de Figaro, de Mozart, où l’on découvre un maître de maison « libidineux et égrillard, proie idéale de #metoo », écrit notre consœur Marie-Aude Roux (Le Monde du 1er juillet).

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Les musées et les centres d’art contemporains sont les champions, aux Etats-Unis surtout, en France moins, d’un progressisme tutoyant un nouvel académisme, qui leur permet de montrer qu’ils sont dans le coup et de faire oublier leur flirt appuyé avec le monde, pas toujours clair, des entreprises et de la finance mondialisées.

Dans un paysage de bons sentiments, il faut avoir les reins solides, être célèbre (ou mort), accepter l’ignorance, s’attendre à des turbulences, pour explorer une autre voie. On en sort rarement indemne.

Un film documentaire sort au cinéma, mercredi 14 juillet, au titre bien nommé, Helmut Newton : l’effronté, de Gero von Boehm. Celui-ci, né en 1920 et mort en 2004, grand photographe de mode et plus que cela, fut la bête noire des féministes, qui l’accusaient de réduire les femmes à leur charge sexuelle. Plus il était attaqué, plus il en rajoutait dans la provocation, confiant en 1979 dans la revue Egoïste : « Il y a une catégorie de femmes qui m’agace au plus haut point, la race des femmes dites libérées et pseudo-militantes. » Il adorait jouer les indéfendables.

Mais, si on regarde de près ses images, la femme est sexy mais pas glamour, se tient droite, ne sourit jamais. Même fétichisée, c’est elle qui décide. Elle est souvent une forteresse imprenable. Elle n’est plus un modèle mais une femme incarnée, vivante, avec ses forces et ses faiblesses. Elle est à l’opposé des millions d’images standardisées depuis des décennies, publiées sur papier glacé ou affichées sur les murs des villes, où les mannequins, réduites à l’état de portemanteau, minaudent et aguichent le public pour faire tourner la société de consommation – belle hypocrisie que de chercher plus de noises à Newton qu’à ce phénomène.

Verhoeven, un champion de l’excès

Chacun jugera à sa façon le film Helmut Newton, l’effronté. Retenons un atout : on apprend beaucoup sur sa façon de photographier les femmes, avec de nombreux témoignages, Charlotte Rampling et Isabella Rossellini en tête. A rapprocher du livre Helmut & June (Grasset, 2020), de José Alvarez, qui explore le couple que le photographe a formé pendant près de soixante ans avec son épouse June Newton.

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Newton pourrait-il exister aujourd’hui ? Quel musée se risquerait à exposer ce grand artiste du XXe siècle ? C’est une question que le monde culturel élude, la priorité étant ailleurs. L’artiste leur répondait à sa façon en disant que « le bon goût n’est qu’une normalisation du regard ». Nous sommes dans une époque du goût convenable. Il ajoutait : « Le terme correct évoque pour moi la police de la pensée et les régimes fascistes. » Il les a bien connus. Juif, il a fui son Berlin natal en 1938, à l’âge de 18 ans.

Ce profil résonne avec le retour au Festival de Cannes et en salle du cinéaste néerlandais Paul Verhoeven – son film Benedetta sort le 9 juillet. Il est un auteur terriblement incorrect, jouant des mêmes ressorts sulfureux que Newton : sexe, violence, religion, argent, interdits, hypocrisies. Il est un champion de l’excès et du portrait de femme ambiguë. Perverse dans Basic Instinct (1992), danseuse prête à tout dans Showgirls (1995), pragmatique dans Black Book (2006), où elle se teint le pubis afin de passer pour une blonde auprès du SS avec qui elle couche, ce dernier étant bien plus sympathique que le résistant. Dans Elle (2016), Isabelle Huppert est violée mais ne porte pas plainte, allant jusqu’à instaurer un lien pervers avec son agresseur. Benedetta est une nonne lesbienne au XVIIe siècle qui fait l’amour avec une novice, à la demande de Jésus lors d’apparitions – ça doit l’arranger aussi. Sincère ou manipulatrice, c’est à voir. Mais forte comme chez Newton.

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Verhoeven défend #metoo, mais aussi Catherine Deneuve lorsque cette dernière en dénonce les excès. Le cinéaste a quitté les Pays-Bas, après quatre films, quand « les fascistes de gauche » au pouvoir (Les Inrockuptibles, 2016), au nom de leur morale, lui ont coupé les subventions au motif que ses œuvres étaient à l’opposé d’une veine humaniste avec message à la clé. Après quelques coups d’éclat aux Etats-Unis, il en est parti, n’y trouvant plus l’argent et les acteurs pour le suivre. Il ajoute que dans les films américains « il n’y a plus que des super-héros qui ne baisent pas et ne vont jamais aux toilettes » (Elle, 30 juin). Il est désormais en France, où il a d’autres projets. On lui souhaite bonne chance.

 

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