Haji Bakr, le cerveau de la terreur.

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On le disait cassant. Poli. Flatteur. Extrêmement attentif. Maître de lui. Hypocrite. Impénétrable. Méchant. Les rebelles du nord de la Syrie qui, des mois plus tard, se rappellent leurs rencontres avec lui décrivent un homme aux multiples facettes. Mais ils sont tous d’accord sur un point  : ”  Nous ne savions jamais à qui nous avions affaire.  “

Même ceux qui, par un matin de janvier  2014, le tuèrent à Tal Rifaat après un bref échange de coups de feu ne savaient pas qui était vraiment cet homme de haute stature et d’une bonne cinquantaine d’années. Ils ne se doutaient pas qu’ils venaient de tuer la tête pensante de l’Etat islamique (EI) – et si la chose fut possible, c’est seulement grâce à une erreur de calcul de ce brillant planificateur, erreur rare de sa part mais qui lui fut fatale. Les rebelles de la région mirent le corps dans un congélateur. Ce n’est que plus tard qu’ils se rendirent compte de l’importance de cet homme.

Samir Abed al-Mohamed Al-Khlifawi, tel était le vrai nom de cet Irakien dont les traits anguleux étaient un peu adoucis par une barbe blanche. Mais personne ne le connaissait sous ce nom. Même son pseudonyme le plus courant, Haji Bakr, n’était guère connu. Cela faisait partie du plan. L’ex-colonel des services secrets de l’armée de l’air sous Saddam Hussein tirait depuis des années les ficelles de l’Etat islamique. D’anciens cadres de l’EI avaient toujours dit de lui qu’il était l’une des têtes pensantes de l’organisation, mais personne ne savait exactement ce qu’il faisait.

Pourtant, lorsque l’architecte de l’EI mourut, il laissa derrière lui quelque chose qui devait rester strictement secret  : le plan de construction de cet Etat. Un volumineux dossier rempli d’organigrammes rédigés à la main, des listes et des protocoles décrivant comment un pays se laisse peu à peu mettre sous le joug. Der Spiegel a pu avoir accès en exclusivité à ces 31  feuillets, dont certains sont composés de plusieurs pages collées ensemble. Ils révèlent un assemblage et un mode d’action structurés sur plusieurs niveaux, certains ayant déjà fait leurs preuves, d’autres spécialement étudiés pour la situation anarchique régnant dans les provinces rebelles de Syrie. C’est en quelque sorte le code-source de l’armée terroriste djihadiste la plus efficace du monde.

On disposait jusqu’à présent des déclarations des combattants qui avaient pris le large et de données saisies à Bagdad concernant l’organisation intérieure de l’EI. Mais aucun de ces éléments n’expliquait le développement fulgurant du groupe avant que les attaques aériennes de la coalition internationale stoppent son avancée victorieuse à la fin de l’été 2014. Les documents retrouvés chez Haji Bakr permettent pour la première fois de mieux comprendre comment est organisée la direction de l’EI et quel rôle y jouent les anciens cadres du dictateur Saddam Hussein. Ils montrent surtout comment a été planifiée la prise de pouvoir dans le nord de la Syrie, qui a ensuite permis de marcher sur l’Irak. Les directives d’Haji Bakr ont été appliquées à la lettre, tel est le résultat de l’enquête menée par DerSpiegel, ainsi que la découverte d’autres documents.

Ces documents étaient restés longtemps cachés dans une minuscule annexe d’une maison du nord de la Syrie, hors de la zone de combats. Un témoin oculaire en avait déjà fait état en mars  2014, il les avait vus dans cette maison peu après la mort d’Haji Bakr. En avril  2014, un unique feuillet de cette liasse avait pu être passé en contrebande jusqu’en Turquie  ; c’est là que DerSpiegel en a, pour la première fois, pris connaissance. Ce n’est qu’à la fin de novembre  2014 qu’il fut possible de se rendre à Tal Rifaat pour éplucher ces notes manuscrites, véritable trésor de guerre.

”  Notre plus grande crainte était que ces plans puissent tomber dans de mauvaises mains et ne voient jamais le jour  “, déclara à l’époque celui qui avait dissimulé ces notes sous un empilement de caisses et de couvertures. L’homme veut garder l’anonymat par crainte des représailles des commandos de l’EI.

Le grand projetTout commence à une époque où l’on ne parle guère encore de l’Etat islamique. A la fin 2012, l’Irakien Haji Bakr part pour la Syrie, il fait partie d’une minuscule avant-garde chargée de mener à bien un projet fou  : l’EI doit s’emparer du plus grand territoire possible en Syrie pour, à partir de là, lancer une offensive contre l’Irak.

Bakr s’installa dans une maison discrète de la petite ville de Tal Rifaat, au nord d’Alep. Cette ville avait été bien choisie  : dans les années 1980, nombre d’habitants étaient partis chercher du travail dans les pays du Golfe, notamment en Arabie saoudite. A leur retour, certains avaient acquis des convictions radicales et disposaient de contacts précieux. En  2013, Tal Rifaat allait devenir le bastion de l’EI dans la province d’Alep.

C’est là que le ”  maître de l’ombre  “, comme l’appelaient certains, esquissa la structure de l’EI jusqu’au niveau local, établissant des listes pour infiltrer les villages, décidant de qui devait surveiller qui. Sur du simple papier à lettres, il écrivait au stylo à bille les chaînes de commandement de l’appareil de sécurité. Hasard sans doute  : ce papier provenait du ministère de la défense syrien, avec en-tête du département logement et immobilier.

Ce que rédigeait ainsi Bakr, feuillet après feuillet, avec de petites cases soigneusement entourées pour les différentes compétences, n’était de rien moins qu’un schéma de prise du pouvoir. Aucune profession de foi, mais l’architecture précise d’un Etat policier islamique. Une sorte de Stasi du califat. Dans les mois qui suivirent, ce projet fut appliqué avec une méticulosité étonnante. Le plan commençait toujours de la même façon  : sous prétexte d’ouvrir une dawa, un centre de prédication islamique, on cherchait à recruter des sympathisants. Parmi ceux qui venaient suivre les cours sur l’islam et écouter les prêches, on choisissait un ou deux hommes dont la mission était d’espionner leur village dans ses moindres recoins. Pour ce faire, Haji Bakr établissait des listes comme celle-ci  :

– Fais le compte des familles puissantes  ;

– fais la liste des personnes importantes dans ces familles  ;

– trouve leurs sources de revenus  ;

– trouve les noms des personnes faisant partie des brigades (rebelles) dans le village, avec leur importance numérique  ;

– trouve les noms des chefs, de celui qui contrôle les brigades, ainsi que leur orientation politique  ;

– trouve leurs activités illégales (au regard de la charia) pour pouvoir les faire chanter en cas de besoin.

Si l’on découvrait que quelqu’un était un criminel, un homosexuel ou impliqué dans une affaire louche, il fallait tout noter scrupuleusement. ”  Les plus intelligents seront nommés cheikhs, avait écrit Haji Bakr. Nous allons les entraîner pendant un moment avant de les lâcher dans la nature.  “ Il avait complété par un P.S. disant que plusieurs ”  frères  “ devraient être sélectionnés pour épouser les filles des familles les plus influentes afin d’”  infiltrer ces familles, sans que personne se doute de rien  “.

Ces mouchards devaient recueillir le plus de renseignements possible sur le lieu dont ils étaient responsables  : qui habite ici  ? Qui décide  ? Quelles familles sont religieuses  ? A quelle école de droit islamique elles appartiennent  ? Combien y a-t-il de mosquées ? Qui est l’imam, combien ce dernier a-t-il de femmes et d’enfants et quel est leur âge  ? Autre mission  : comment sont les prêches de l’imam  ? Sont-ils plutôt de tendance mystique ou soufiste  ? Cet imam est-il du côté de l’opposition ou du régime et quelle est sa position sur le djihad  ? L’imam perçoit-il un revenu  ? Si c’est le cas, de qui  ? De qui tient-il sa fonction  ? Et pour finir  : combien y a-t-il de démocrates dans le village  ?

Ces agents devaient fonctionner comme des appareils chargés de détecter les moindres secousses sismiques. Ils étaient envoyés pour repérer les fissures, les couches profondes de la société – tout ce qui pouvait servir à diviser ou à soumettre cette communauté. Parmi ces informateurs, on trouvait d’anciens mouchards des services secrets mais aussi des opposants au régime qui s’étaient brouillés avec l’un des groupes rebelles. Et il y avait aussi parmi eux de jeunes gens qui avaient besoin d’argent ou qui trouvaient ce travail excitant. Parmi les informateurs mentionnés sur les listes d’Haji Bakr, la plupart, du moins en ce qui concernait Tal Rifaat, avaient à peine 20 ans, d’autres n’en avaient que 16 ou 17.

Dans ces feuillets, on trouve aussi des fonctions telles que  : finances, écoles, crèches, médias, transports. Mais ce qui revient toujours comme une antienne dans ces organigrammes et ces listes, ce sont les directives qui doivent être suivies à la lettre et qui concernent invariablement  la surveillance, l’espionnage, les meurtres et les enlèvements.

Bakr a prévu un émir pour chaque province, un commandant chargé des assassinats, des enlèvements, des tireurs d’élite, de la communication et du codage, ainsi qu’un émir chargé de surveiller les autres émirs – ”  au cas où ils ne feraient pas bien leur travail  “. La cellule de base de cet Etat ”  selon la volonté de Dieu  ” devait être le diabolique engrenage d’une structure de commandement divisée en de nombreuses cellules toutes chargées de répandre la terreur.

Dès le début, il était prévu que les services secrets travailleraient de façon parallèle, même au niveau de la province  : un département général de l’information était placé sous les ordres de ”  l’émir de la sécurité  ” d’une région, qui dirigeait les vice-émirs des différents districts. Chacun d’eux nommait à son tour un chef de cellule secrète d’espionnage ainsi qu’un ”  manager du renseignement et de l’information  ” pour chaque district. Au niveau local, les cellules d’espionnage étaient sous les ordres du représentant de l’émir du district. Bref  : tout le monde surveillait tout le monde.

Les responsables de la formation des ”  juges de la charia chargés de récolter des renseignements pour les services secrets  ” étaient aussi sous les ordres de l’émir du district, tandis qu’un département séparé des ”  officiers de la sécurité  ” était dirigé par l’émir régional. Charia, juridiction, bigoterie affichée, tout cela ne servait qu’un seul but  : surveiller et diriger. Même le mot qu’Haji Bakr utilise pour la conversion des vrais musulmans, takwin, n’est pas un concept religieux mais un terme technique qui signifie ”  implémentation  “, mot neutre souvent utilisé en informatique.

Les débuts en IrakOn a l’impression que George Orwell a porté sur les fonts baptismaux ce monstrueux rejeton de surveillance paranoïaque. Mais c’était en fait beaucoup plus simple. Haji Bakr se contentait d’adapter ce qu’il avait toujours connu  : le service de renseignements tentaculaire de Saddam Hussein où personne, même un général des services de renseignement, ne pouvait être sûr de ne pas être surveillé à son tour. L’auteur irakien en exil Kanan Makiya a bien décrit cette ”  république de la peur  “  : un Etat où n’importe qui pouvait disparaître à tout moment et qui vit son avènement lorsque Saddam prit le pouvoir en  1979, en dévoilant un complot fictif.

Si les documents d’Haji Bakr ne contiennent aucun message sur la tradition des prophètes ou les promesses d’un ”  Etat islamique  ” prétendûment voulu par Dieu, la raison en est simple  : son auteur était convaincu que l’on ne peut remporter aucune victoire avec des convictions religieuses, aussi fanatiques soient-elles. En revanche, on pouvait très bien mettre à profit la croyance des autres. C’est ainsi qu’Haji Bakr et un petit groupe d’anciens officiers des services secrets irakiens élurent en  2010 comme chef officiel de l’EI Abou Bakr Al-Baghdadi, émir et futur ”  calife  “. Baghdadi, religieux et érudit, devait, selon leurs calculs, donner à ce groupe une apparence de religion.

Haji Bakr ”  était un nationaliste, pas un islamiste  “, se souvient le journaliste irakien Hischam Al-Hachimi en parlant de cet ancien officier de carrière qui se trouvait sur la base aérienne de Habbaniya avec le cousin de Hachimi  : ”  le colonel Samir  “, comme l’appelle Hachimi, était ”  extrêmement intelligent, décidé et un excellent logisticien  “. Mais lorsque Paul Bremer, l’administrateur américain de Bagdad, ”  a dissous l’armée par décret en mai  2003, il s’est retrouvé sans travail et rempli d’amertume  “. Des milliers d’officiers sunnites bien formés se trouvèrent soudain spoliés de leur existence. L’Amérique s’est fait ainsi ses ennemis les plus rancuniers et les plus intelligents.

Haji Bakr passa dans la clandestinité et fit la connaissance, dans la province irakienne d’Anbar, d’Abou Moussab al-Zarqaoui. Ce Jordanien de naissance avait dirigé auparavant en Afghanistan un camp d’entraînement pour apprentis terroristes. Il devint célèbre à partir de 2003 pour ses attentats contre l’ONU, les troupes américaines et les musulmans chiites – il était même trop radical pour Oussama ben Laden. Zarqaoui trouva la mort en  2006 lors d’une attaque aérienne américaine.

Certes, le parti Baas qui dominait en Irak sous Saddam était laïque, mais les deux systèmes se retrouvèrent finalement dans la conviction que la domination des masses devait être confiée à une petite élite ne devant rendre des comptes à personne, parce qu’elle dirigeait au nom d’un grand projet, la gloire de Dieu ou celle de l’histoire arabe. Foi fanatique des uns, calcul stratégique des autres  : cette combinaison des contraires est le secret du succès de l’EI.

Peu à peu, Haji Bakr devint un chef militaire de la rébellion en Irak. Entre 2006 et 2008, il se retrouva dans les prisons américaines de Camp Bucca et d’Abou Ghraib. Il survécut à la vague d’arrestations et d’assassinats des unités spéciales américaines et irakiennes qui, en  2010, menacèrent l’existence même de l’organisation appelée ”  Etat islamique en Irak  “. Pour Bakr et une série d’officiers supérieurs, ce fut l’occasion de prendre le pouvoir dans l’organisation djihadiste affaiblie. Le temps passé ensemble à Camp Bucca avait été mis à profit pour tisser tout un réseau de contacts. Les gens de la haute direction se connaissaient déjà depuis longtemps.

Après 2010, il était devenu totalement irréaliste d’espérer une victoire militaire contre le pouvoir irakien en place. Mais la terreur et les rançons permirent de mettre sur pied une organisation clandestine solide. Ses chefs sentirent venir leur chance lorsque dans le pays voisin, en Syrie, la révolte éclata contre la dictature du clan Assad. L’ancien pouvoir qui contrôlait tout jusque-là avait été très affaibli dans le Nord. Y régnait une cohabitation anarchique où plus personne n’avait de vue d’ensemble. Le groupe d’officiers très bien organisé voulut tirer parti de cet état de faiblesse.

La mise en place du projetLa progression de l’EI en Syrie a commencé de façon si discrète qu’un an plus tard bien des Syriens se demandaient quand est-ce que les djihadistes avaient fait irruption chez eux. Les dawas qui ont vu le jour un peu partout dans le pays à partir du printemps 2013 étaient des centres de prédication d’apparence bien anodine, à l’image de nombreuses organisations caritatives islamiques comme on en voit un peu partout dans le monde.

C’est ainsi qu’à Rakka une dawa s’est ouverte. ”  Ils disaient simplement qu’ils étaient des “frères” et jamais ils ne prononçaient le nom “Etat islamique”  “, rapporte un médecin ayant fui la ville. A Manbij aussi, une ville libérale située dans la province d’Alep, a été créée au printemps 2013 une dawa. ”  Au début, je n’y ai pas prêté attention, se souvient une jeune femme, défenseur des droits civils. Tout le monde pouvait ouvrir ce qu’il voulait. Jamais nous n’aurions pensé qu’autre chose que le régime en place pouvait nous menacer. C’est seulement lorsque les combats ont commencé, en janvier, que nous avons appris que Daech (l’acronyme arabe de l’EI) avait loué auparavant des maisons et des appartements pour y entreposer des armes et y cacher ses hommes.  “

La même chose s’est passée à Al-Bab, Atarib et Azaz. Dans la province voisine d’Idlib, on a vu aussi s’ouvrir des dawas à partir du début de l’année 2013  : à Sermada, Atmeh, Kafr Takharim, Al-Dana et Salqin. S’il trouvait suffisamment d'”  étudiants  ” qui pouvaient être recrutés comme espions, l’EI élargissait sa présence. A Al-Dana, on a loué d’autres maisons, on a hissé des drapeaux noirs, barré des rues. Si, dans un endroit donné, la résistance était trop forte ou si l’on ne pouvait recruter de partisans, on se retirait provisoirement. S’étendre sans risquer de se heurter à une résistance ouverte, déporter ou tuer les ”  individus hostiles  “ tout en niant toute participation – tel fut le mot d’ordre au début.

Même les combattants devaient rester discrets. Haji Bakr et l’avant-garde ne les avaient pas emmenés avec eux depuis l’Irak. Ils avaient même explicitement défendu à leurs combattants irakiens d’aller en Syrie. On ne recrutait pas beaucoup de Syriens non plus.Les chefsde l’EI choisirent l’option la plus compliquée  : ils décidèrent de rassembler tous les extrémistes venus de l’étranger à partir de l’été 2012. Des étudiants saoudiens, des employés tunisiens, des étudiants en rupture de ban venus d’Europe sans la moindre expérience militaire allaient former une force de combat, encadrés par des Tchéchènes et des Ouzbeks aguerris. En Syrie, sous commandement irakien.

Dès la fin 2012, on avait vu s’installer un peu partout des camps militaires dont personne ne savait à quel groupe ils appartenaient. Ces camps étaient très bien organisés et les hommes encasernés et venus de nombreux pays différents avaient ordre de ne parler à aucun journaliste. Il y avait très peu d’Irakiens. Les nouveaux arrivants étaient formés pendant environ deux mois et entraînés à obéir au commandement central de façon inconditionnelle. Ce procédé n’attirait pas l’attention et avait un autre avantage  : ceux qui étaient sélectionnés formaientune troupe, certes chaotique à ses débuts, mais d’une loyauté absolue. Les étrangers ne connaissaient personne et pouvaient être déplacés n’importe où. A la différence des rebelles syriens qui défendaient surtout leur coin de terre et devaient faire attention à leur famille et leurs récoltes.

Les cadres djihadistes étaient nettement inférieurs en nombre, même plus tard, par rapport aux rebelles syriens. Ces derniers se montrèrent très sceptiques mais ils ne se liguèrent pas contre l’EI et ne voulurent pas risquer de créer un second front. Les hommes de l’EI étaient toujours masqués par un foulard noir, cela leur donnait un aspect terrifiant, mais cela avait un autre avantage  : personne ne pouvait savoir combien ils étaient. Si 200 combattants faisaient irruption dans cinq endroits à la suite, cela voulait-il dire que l’EI avait 1  000  combattants armés, ou 500, ou seulement 200  ? En outre, les mouchards étaient là pour informer en détail la direction de l’EI des endroits où la population était fragile ou divisée, là où il y avait des conflits locaux et où l’EI pouvait se présenter en protecteur et ainsi prendre pied.

La prise de RakkaUne ancienne métropole provinciale assoupie sur les bords de l’Euphrate allait devenir le prototype de la conquête absolue par l’EI  : Rakka. L’opération commença en douceur, avant de devenir lentement plus brutale et de vaincre finalement des adversaires supérieurs en nombre, sans qu’il y ait eu véritablement de combats. ”  Nous n’avons jamais été très politisés, raconte un médecin qui a fui en Turquie. Nous n’étions pas très religieux non plus, il n’y avait pas beaucoup de gens qui priaient ici.  “

Lorsque Rakka tomba aux mains des rebelles en mars  2013, on élit dans la foulée un conseil de la ville  ; des avocats, des médecins, des journalistes s’organisèrent, des groupes de femmes se constituèrent. Le mouvement ”  Jeunesse libre de Rakka  ” vit le jour, ainsi que le mouvement ”  Pour nos droits  ” et une douzaine d’autres initiatives citoyennes. Tout semblait possible. Et c’est justement ce qui marqua le début de la chute de la ville, comme le diront plus tard de nombreuses personnes ayant fui la ville.

Selon le plan d’Haji Bakr vint ensuite la phase de laminage, l’élimination des personnes qui pouvaient devenir des chefs ou des opposants potentiels. Le premier touché fut le chef élu du conseil de la ville. Il fut enlevé, mi-mai  2013, par un groupe d’hommes masqués et en armes. Puis ce fut au tour du frère d’un écrivain célèbre, qui disparut sans laisser de trace. Deux jours plus tard, ce fut le tour de l’homme qui dirigeait le groupe ayant peint le drapeau de la révolution sur les murs de la ville.

”  Nous avions bien une idée de qui l’avait kidnappé, raconta l’un de ses amis, mais personne n’osa faire quoi que ce soit.  “ Le système de la peur commençait à porter ses fruits. A partir de juillet, des dizaines puis des centaines de gens disparurent. Parfois, on retrouvait leur corps, mais la plupart du temps, ils disparaissaient tout simplement. En août, la direction militaire de l’EI envoya plusieurs véhicules avec des kamikazes dans le quartier général de la brigade la moins religieuse de toutes, ”  les Petits-fils du prophète  “, il y eut des dizaines de morts, les survivants prirent la fuite. Les autres rebelles se contentaient de regarder. La direction de l’EI avait tissé tout un réseau d’accords secrets avec les différentes brigades, si bien que chacune croyait être à l’abri et que ça ne pouvait arriver qu’aux autres.

Le 17  octobre 2013, l’EI convoqua tous les notables, les religieux et les avocats de la ville pour une réunion. Un geste de conciliation, se disaient certains. Parmi les 300 personnes qui étaient venues, seuls deux hommes prirent la parole pour contester la brutalité de cette prise de pouvoir qui se poursuivait, pour s’opposer aux enlèvements et aux assassinats. L’un des deux était Muhanad Habayebna, célèbre défenseur des droits de l’homme et journaliste. Cinq jours plus tard, on le retrouva ligoté et tué d’une balle dans la tête. Ses amis reçurent un mail anonyme avec la photo du cadavre et cette seule phrase en dessous  : ”  Tu as du chagrin maintenant pour ton ami  ?  “ En l’espace de quelques heures, une vingtaine d’opposants prirent la fuite vers la Turquie. La révolution à Rakka était terminée.

Peu de temps après, les 14 chefs des plus grandes tribus firent serment d’allégeance à l’émir Abou Bakr Al-Baghdadi – cette cérémonie a été filmée. C’étaient les cheiks des mêmes tribus qui, deux ans plus tôt, avaient juré une fidélité inconditionnelle au président Bachar Al-Assad. La voie était maintenant ouverte pour faire de Rakka le quartier général de l’EI.

La mort d’Haji BakrJusqu’à fin 2013, tout se passa selon les plans d’Haji Bakr. L’Etat de terreur au drapeau noir s’étendit de place en place sans rencontrer un front uni de résistance de la part des rebelles, syriens qui semblaient tétanisés face à cette force inquiétante. Mais, en décembre  2013, après que les sbires de l’EI avaient torturé à mort un chef rebelle très apprécié, médecin de surcroît, ce que l’on n’attendait plus arriva  : dans tout le pays, les brigades syriennes s’entendirent entre elles, même radicales ou religieuses comme le Front Al-Nosra, et firent front commun contre l’EI. En frappant en même temps à plusieurs endroits à la fois, elles privèrent l’EI de son avantage tactique qui consistait à envoyer rapidement des unités en renfort là où ses combattants masqués étaient en difficulté.

En l’espace de quelques semaines, l’EI fut chassé de vastes zones du nord de la Syrie. Rakka était même sur le point d’être reprise lorsque 1  300 hommes de l’EI arrivèrent en renfort depuis l’Irak. Mais ils ne se jetèrent pas tout simplement dans la bataille, ils agirent avec beaucoup plus d’ingéniosité, se souvient le médecin qui a pris la fuite  : ”  Il y avait tellement de brigades venues à Rakka que plus personne ne savait qui était qui. Et soudain, une troupe d’hommes habillés comme des rebelles déboula sur les autres rebelles, qui finalement prirent tous la fuite.  “ Un simple petit stratagème avait suffi à assurer la victoire à l’EI  : ôter ses habits noirs, mettre des jeans et des gilets multipoches, et le tour était joué. Ils firent exactement la même chose dans la ville frontière de Jarablous. Cela fonctionna, l’EI put tenir Rakka et reconquérir une partie des territoires perdus. Mais pour le grand organisateur, c’était trop tard.

Haji Bakr était resté à Tal Rifaat, où l’EI avait assuré sa suprématie depuis longtemps. Mais lorsque les rebelles attaquèrent, à la fin de janvier  2014, la ville fut coupée en deux en l’espace de quelques heures  : une moitié resta sous le contrôle de l’EI, et l’autre passa sous le contrôle d’une brigade locale. Haji Bakr se retrouva dans la mauvaise moitié. En outre, pour mieux passer inaperçu, il avait choisi de ne pas habiter un bâtiment militaire solidement défendu. Et c’est ainsi que le chantre de la délation fut dénoncé par un voisin. ”  A côté de chez moi, il y a un cheikh de Daech  !  “, lança l’homme. Le commandant des rebelles, Abdelmalik Hadbe, et ses hommes se dirigèrent vers la maison de Bakr. Une femme vint ouvrir et dit sur un ton bourru  : ”  Mon mari n’est pas là  !  “ Sa voiture est devant la maison, répondirent les rebelles.

C’est alors qu’Haji Bakr apparut en pyjama dans l’encoignure de la porte. Hadbe lui donna l’ordre de le suivre. Bakr répondit qu’il allait juste s’habiller. ”  Non  “, répéta Hadbe  : ”  Tu viens  ! Tout de suite  !  “ Avec une agilité étonnante pour son âge, Bakr fit un bond en arrière et repoussa la porte du pied. L’Irakien s’était retranché sous l’escalier à l’intérieur de la maison. Il cria  : ”  J’ai une ceinture d’explosifs  ! Je vais tout faire sauter  !  “ Puis il sortit avec une kalachnikov. Hadbe tira, le touchant mortellement.

Lorsque les hommes apprirent plus tard qui ils avaient tué, ils ramassèrent les ordinateurs, les passeports, les cartes SIM, un GPS et surtout les papiers. Aucune trace deCoran nulle part. Haji Bakr était mort, les rebelles avaient emmené sa femme. Plus tard, les rebelles échangèrent cette dernière, à la demande d’Ankara, contre des otages turcs détenus par l’EI à Mossoul. Les précieux papiers manuscrits de Bakr restèrent cachés pendant plusieurs mois dans un réduit.

La deuxième découverte de dossiersLa découverte d’autres documents confirme à quel point les plans d’Haji Bakr ont été appliqués point par point. En janvier  2014, lorsque l’EI dut abandonner son quartier général à Alep en pleine offensive des rebelles syriens, les fuyards brûlèrent leurs archives, mais ils se retrouvèrent avec le même problème que la Stasi, vingt-cinq ans plus tôt  : ils avaient trop de dossiers.

Une partie ne put être détruite et se retrouva entre les mains de la brigade Al-Tawhid, la plus importante à l’époque à Alep  ; après de longues négociations avec Der Spiegel, elle remit ces documents au journal – à l’exception de la liste des espions de l’EI dans la brigade. Sur des centaines de pages, on voit s’étaler un système extrêmement sophistiqué d’infiltration et de surveillance de toutes les factions, y compris parmi ses propres membres. Les comptables de l’EI tenaient à jour de longues listes où l’on voyait quels informateurs avaient infiltré quelle brigade rebelle ou quelle milice du régime. Il était même précisé qui, parmi les rebelles, travaillait comme espion pour les services secrets d’Assad.

”  Ils savaient plus de choses que nous, beaucoup plus  “, dit celui qui conservait ces documents. Il y avait aussi des papiers personnels des combattants, des lettres de candidature détaillées rédigées par des étrangers comme celle du Jordanien Nidal Abou Aïch. Il avait envoyé ses références en matière de terrorisme, des numéros de téléphone, les documents d’une procédure judiciaire intentée contre lui, ainsi que la liste de ses hobbies  : la chasse, la boxe et la confection de bombes.

L’EI voulait tout savoir et en même temps tromper tout le monde sur ses intentions. C’est ainsi qu’étaient listés, dans un rapport de plusieurs pages, tous les prétextes par lesquels l’EI justifiait la confiscation du plus grand moulin à céréales du nord de la Syrie – on y trouvait pêle-mêle des prétendus détournements faits par les employés ainsi que leur comportement impie. Mais il fallait cacher à tout prix que le véritable enjeu était de transporter dans la capitale non officielle de Rakka les installations stratégiquement importantes comme les grands moulins, les silos à céréales, les générateurs et les machines.

On ne cesse de retrouver des éléments qui corroborent la matrice élaborée par Haji Bakr, comme par exemple le fait qu’il fallait développer l’entrée par mariage dans les familles influentes. Dans les dossiers d’Alep, on trouve aussi une liste de 34 combattants de l’EI qui veulent une femme et davantage de matériel. C’est ainsi qu’Abou Lokman et Abou Yahya Al-Tunissi disent qu’ils ont besoin d’un logement. Abou Souheib et Abou Ahmed Oussama font une demande de mobilier pour une chambre à coucher. Abou Al-Baraa Al-Dimaschki veut une aide financière et un équipement mobilier complet pour son appartement, tandis qu’Abou Azmi désire une machine à laver entièrement automatique.

Alliances fluctuantesUn autre héritage de l’agent irakien à la tête de l’EI va, durant les premiers mois de cette année 2014, jouer un rôle décisif  : ses contacts remontant à plus de dix ans avec les services de renseignements d’Assad. En  2003, le pouvoir de Damas était paniqué à l’idée que le président américain de l’époque, George W. Bush, après sa victoire sur Saddam Hussein, puisse envahir la Syrie pour y changer de régime. Dans les années qui suivirent, les services syriens organisèrent le transfert de milliers d’extrémistes de Libye, d’Arabie saoudite et de Tunisie vers Al-Qaida en Irak  : 90  % des aspirants kamikazes étrangers arrivèrent dans le pays en passant par la Syrie. Il s’ensuivit une étrange partie à trois entre les généraux syriens, les djihadistes venus du monde entier et les anciens officiers de Saddam Hussein  : une joint-venture d’ennemis jurés pour rendre la vie des Américains en Irak infernale.

Dix ans plus tard, Bachar Al-Assad avait une bonne raison de revitaliser cette alliance  : il voulait montrer au monde qu’il était le moindre mal. Les relations du régime syrien avec l’EI étaient empreintes d’un pragmatisme tactique, chaque camp cherchant à utiliser l’autre. Dans les combats opposant l’EI et les rebelles, les avions d’Assad n’ont pendant longtemps bombardé que les positions rebelles, pendant que les émirs de l’EI donnaient l’ordre à leurs combattants de ne pas tirer sur l’armée gouvernementale. Une réalité qui a ôté ses illusions à bon nombre d’étrangers venus rejoindre le djihad.

Début 2014, l’EI lança tout son arsenal guerrier contre les rebelles, effectua en l’espace de quelques semaines plus de raids kamikazes dans les rangs des rebelles que contre l’armée syrienne durant toute l’année précédente. Aidé par les attaques aériennes de Damas, l’EI put reconquérir une partie du terrain perdu.

Rien ne symbolise mieux ce jeu trouble d’alliances que le destin de la ”  division 17  ” de l’armée syrienne. Cette base isolée, proche de Rakka, avait été assiégée pendant un an par les rebelles. Puis les unités de l’EI anéantirent les rebelles et les avions d’Assad purent de nouveau ravitailler la base à partir de fin janvier  2014. Mais six mois plus tard, après la prise de Mossoul et de son gigantesque arsenal, l’EI se sentit assez puissant pour attaquer la division 17 et massacrer les soldats qu’il avait protégés peu de temps auparavant.

PerspectivesLes revers enregistrés par l’Etat islamique au cours des derniers mois, la défaite subie dans les combats autour de l’enclave kurde de Kobane et enfin la perte de la ville irakienne de Tikrit ont pu donner l’impression que la fin de l’EI était proche. Il aurait été victime de ses délires de grandeur, aurait perdu son attrait, serait sur le repli et proche du déclin. Mais il faut se garder de cet optimisme de commande. Si l’EI a certes perdu beaucoup de combattants, il a étendu son territoire en Syrie.

Il est vrai que des expériences de gouvernance djihadiste ont échoué par le passé. Mais cela était essentiellement dû à leur manque de préparation, ils ne savaient pas comment on gouverne un territoire, un Etat. Or ce sont justement ces points faibles qu’ont depuis longtemps pointé du doigt les stratèges de l’EI – pour finalement y remédier. A l’intérieur du ”  califat  “, les ingénieurs du pouvoir ont mis en place un système de domination qui est à la fois plus solide et plus flexible qu’on ne l’imagine de l’extérieur.

Abu Bakr Al-Baghdadi est peut-être le chef officiel mais on ne sait pas quel est son pouvoir réel. En tout cas ce n’est pas lui qu’a vu l’émissaire du chef d’Al-Qaida Ayman Al-Zawahiri –  mais Haji Bakr et les autres anciens officiers de renseignement irakiens. L’émissaire a par la suite déploré amèrement la présence de ”  ces fallacieux serpents, qui vont trahir le djihad  “.

L’EI n’a guère que le label djihadiste de commun avec Al-Qaida. Il n’y a en effet rien de religieux dans sa façon d’agir, dans sa stratégie, dans ses renversements d’alliances sans scrupule et dans sa propagande soigneusement mise en scène. Alors que l’attention de l’Occident se focalise sur les risques d’attentats, on sous-estime un autre scénario  : la guerre interislamique qui se profile entre sunnites et chiites. Celle-ci permettrait à l’EI de passer du stade d’organisation terroriste honnie de tous au rang de puissance centrale.

Les coupes et modifications sont le fait du ”  Monde  ”

Christoph Reuter (” Der Spiegel “)