Habemus palmam ?

  

D’une grâce inouïe, ” Mia madre “, de Nanni Moretti, a emporté corps et âme les festivaliers

Un mélo chassait l’autre ce week-end en compétion cannoise. La Forêt des songes, de Gus Van Sant, conspué en projection de presse. Carol, de Todd Haynes, divisant profondément les amis et jusqu’aux couples les plus solides. Mon roi, de Maïwenn, ravissant les uns, indisposant les autres. Avec Mia madre (” Ma mère “), Nanni Moretti se met, quant à lui, dans la position enviable du rassembleur, laissant derrière lui des salles rincées d’avoir tant ri et tant pleuré, stupéfaites, une fois la lumière revenue, de s’être ainsi laissé prendre, corps et âme.

Cinéaste prodigue et étonnant, à juste raison tant aimé de ce côté-ci des Alpes, Moretti a donc semé sur son passage l’or de l’émotion et de la gratitude, et pourquoi pas celui d’une Palme dont tout le peuple cannois se prend à rêver pour lui (il ne faut évidemment jurer de rien, mais ce pourrait être sa seconde, après La Chambre du fils en  2001). Mia madre est de fait l’un de ses plus beaux films, une oeuvre touchant à des choses essentielles, et si gracieuse dans sa manière de tout lier et de tout emporter, mélancolie et vitalité, tristesse et amour, comique et tragique, misanthropie et humanisme.

L’action se déroule, pour ainsi dire, sur deux théâtres d’opération, l’un intime, l’autre professionnel, qu’un montage alterné relie sans discontinuer et dont le personnage-pivot se nomme Margherita (impressionnante Margherita Buy, déjà vue chez Moretti dans Le Caïman en  2006 et Habemus papam en  2011). Ici, un film qui se tourne (Margherita est réalisatrice). Là, une mère qui se meurt. Le premier registre ressemble à une version morettienne de Tout va bien (1972), film de Jean-Luc Godard avec Jane Fonda, qui signalait la douloureuse sortie du cinéaste de son utopie militante.

Le film dans le film de Mia madre est donc une sorte de fiction de gauche qui met en scène un conflit dans une usine, dont le patron est interprété par Barry Huggins (John Turturro), un acteur venu tout exprès des Etats-Unis en vertu d’une absurdité qui ne sera jamais expliquée. Ledit Barry présente en effet plusieurs caractéristiques rédhibitoires : c’est un histrion mythomane, il est aussi minable que mauvais acteur, il parle italien comme une vache espagnole. Cette disposition, portée par un Turturro génial en égotiste abruti, induit des scènes énormes.

Pendant ce temps, la mère de Margherita, hospitalisée pour un problème cardiaque, est condamnée par les médecins. Entourée de son frère (Nanni Moretti, décidément très grand acteur), qui a abandonné son travail pour se consacrer aux derniers jours de leur mère, et de sa fille, une adolescente très attachée à sa grand-mère, Margherita perd les pédales, semble ne pas savoir comment affronter la situation. Nanni Moretti, le réalisateur, qui a lui-même récemment perdu sa mère, trouve ici des accents bouleversants pour dire l’assourdissant désarroi, la sourde souffrance où nous plonge un tel événement. Soutenu par la musique d’Arvo Pärt, cette part proprement funèbre du film, qui mêle souvenirs de jeunesse et anticipations cauchemardesques à la chronique de cette mort annoncée, est mise en scène avec une sobriété, une justesse, une délicatesse admirables.

Oeuvre pascalienne 

Mais la manière de faire dialoguer les deux blocs narratifs n’est pas moins impressionnante. C’est qu’en vérité une même obsession les tenaille, celle de la mort au travail, de la terrible et douloureuse précarité de toute entreprise humaine. Mort de la fiction dans le champ du réel, à l’heure où les êtres qui peuplent le roman de notre vie finissent par nous quitter inexorablement. Et mort de la réalité dans la fiction, tant l’artifice d’un tournage et l’absurdité des exigences de la production empêchent d’atteindre à la vérité des choses. Il n’est pas jusqu’à l’apprentissage du latin – langue morte dont les personnages doutent de la légitimité fondatrice dans les mots vivants qui la démontrent – qui ne soit également intéressé par cette loi universelle. L’idée de la transmission est pourtant à ce prix, telle que le film la figure entre la grand-mère, qui fut professeure de latin, et sa petite-fille, qui prépare déjà son émancipation du foyer familial, en exigeant l’achat d’un scooter.

Et c’est cela même dont le spectateur saura gré à ce film, de savoir tempérer le terrible sentiment de finitude qui l’habite, pour ” penser à demain “, à l’instar de la vieille femme qui s’apprête, sur cette idée héroïque, à quitter à jamais le monde. Voilà bien ce double mouvement qui nous rend, depuis toujours, si précieux Nanni Moretti. Ce cinéaste qui nous accompagne depuis si longtemps, en la colère post-révolutionnaire puis en l’impuissance désemparée, dans lequel toute une génération de cinéphiles européens a reconnu son propre rapport au monde.

Mia madre, sans doute, s’adresse à l’universelle audience que son admirable réussite requiert. Mais il faut ici avertir les quinquas et autres sexagénaires qui le découvriront le 23  décembre prochain : ce film – ô frères et soeurs ! – vous est tout spécialement destiné par Nanni Moretti. Car Mia madre est cette oeuvre pascalienne qui enterre votre mère, voit partir vos enfants, vous fait douter de tous vos accomplissements et vous indique en un mot à quel point de dépossession le travail du temps finit par vous assigner. Or le même film qui nous donne pour ainsi dire l’heure de notre mort, en attendant, nous bouleverse et nous maintient vivants. L’utilité de l’art, grande question morettienne, est ainsi démontrée.