Génocide des Arméniens : le droit à l’Histoire.

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D’importantes parutions marquent le centenaire de la tragédie de 1915. Elles témoignent tant des avancées de la recherche historique sur l’événement que de sa progressive dépolitisation

Le génocide des Arméniens de 1915, qui fit entre 1,2 et 1,5  million de victimes, est devenu une histoire autant turque qu’arménienne. Cent ans après le crime, la parution d’ouvrages de plus en plus nombreux laisse penser que le sujet n’est plus aussi tabou qu’auparavant en Turquie. Les angles de recherche se précisent, la pression de l’histoire officielle est moins forte. Trois livres publiés à l’occasion de la commémoration du centenaire témoignent de la possibilité de nouvelles recherches : ceux des Français Mikaël Nichanian et Michel Marian, ainsi que celui du Turc Hasan Cemal.

Remontons le temps. Nous sommes à Constantinople, en  1919, sous contrôle des Alliés après la défaite de l’Empire ottoman lors de la première guerre mondiale. Ce 27  avril, alors que s’ouvre leur procès pour crimes de guerre, ils ne sont pas là : ni Talaat, ni Enver, ni Djemal, ni aucun des autres dirigeants du Comité union et progrès (CUP), ce parti au pouvoir entre la révolution jeune-turque de 1908 et 1918. Ils ont préféré la fuite à la honte du box des accusés. Tous ces ” unionistes ” ont choisi d’être exfiltrés à Berlin – dernier coup de main de leur -allié allemand avant la capitulation – plutôt que de répondre de leurs actes pendant la guerre. Le 5  juillet, le verdict tombe : Talaat, Enver et Djemal sont condamnés à mort par contumace pour avoir organisé les massacres des Arméniens et engagé la Sublime Porte dans la Grande Guerre. Ces procès, l’historien Mikaël Nichanian les exhume dans Détruire les Arméniens. A la lecture de son récit, on comprend que le nouveau pouvoir ottoman, installé dès la chute du CUP en  1918 et composé du sultan Mehmed VI et du premier ministre Damat Ferid Pacha, a tout fait pour imputer cette barbarie à une poignée d’anciens dirigeants. Tout est fait pour se libérer du poids de l’infamie, mais aussi pour affranchir le peuple turc d’un passé encore chaud et déjà encombrant. Ainsi, dès 1919, le gouvernement ottoman, conscient des crimes commis par celui qui l’a précédé à l’encontre d’une partie de sa propre population, a jugé opportun de se -dégager de toute responsabilité.

Pour ces nouveaux dirigeants, explique Mikaël Nichanian, le pouvoir dictatorial du CUP était un accident de l’histoire, une brève parenthèse de dix ans (1908-1918) sur les cinq siècles de l’Empire ottoman. Soucieux d’affirmer la souveraineté d’un Etat dominé par les Alliés, le tandem Mehmet VI-Damat Ferit Pacha a d’ailleurs obtenu des Européens que ces procès se déroulent à Constantinople et non à l’étranger, comme le souhaitaient les Britanniques. Néanmoins, le sort infligé aux Arméniens ne relevait pas des seuls Jeunes-Turcs, comme le montre Mikaël Nichanian : il découlait du système inégalitaire de cet empire multiconfessionnel. La volonté de transformation de ce pays multiethnique en un Etat homogène a été mise en œuvre au détriment des minorités chrétiennes, soumises à un plan de marginalisation puis d’éradication inspiré par le darwinisme social – théorie qui servit de toile de fond idéologique au crime.

Mikaël Nichanian raconte dans le détail les motivations des génocidaires, la paranoïa des neuf membres du comité central du CUP, qui voyaient dans chaque mouvement arménien et chaque geste de l’Europe un acte de connivence anti-turc visant le démembrement de l’empire : ” Le programme de destruction génocidaire n’avait et ne pouvait avoir, en définitive, aucun objectif réel (…). Il était surtout la réponse irrationnelle, chez les élites ottomanes, à la conviction également irrationnelle que l’Europe était résolue à les détruire. “ Or non seulement l’Europe n’a pas déclaré la guerre à l’Empire ottoman mais, d’après l’auteur et d’autres historiens, Français et Britanniques n’avaient nulle intention d’entrer en conflit avec la Sublime Porte en  1914.

Le lecteur de l’ouvrage de Nichanian en ressort frappé par la cohérence des sources idéologiques auxquelles puisent les bourreaux pour justifier le processus génocidaire. C’est un arsenal théorique macabre qui se dessine au fil des pages – auquel le nouveau régime impérial s’est immédiatement confronté par l’organisation des procès. Il n’a cependant pas résisté à l’histoire. Vainqueur au terme de cinq années de guerre civile, le jeune Mustafa Kemal impose la république et insuffle de nouveaux espoirs à la Turquie. Mais au nom d’une nation une et indivisible, cet ancien ” unioniste “, qui avait pourtant condamné le CUP pour son crime contre les Arméniens – il l’avait qualifié ” d’acte honteux “ –, reprend le discours négationniste des Talaat, Enver et Djemal, s’enveloppant ainsi, d’un même mouvement, du voile de la modernité et du mensonge : il efface le crime et écrit une autre histoire, comme le rappelle le philosophe Michel Marian.

Son ouvrage revient sur ces décennies d’histoire falsifiée, négationnisme d’Etat contre lequel les Arméniens ont lutté, enregistrant quelques succès en Europe et aux Etats-Unis, avant d’entamer un nouveau bras de fer avec l’AKP, le parti islamiste modéré de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002 à Ankara. Si, depuis, ce gouvernement maintient les positions négationnistes officielles, il a néanmoins impulsé un vent de liberté au sein de la société civile turque qui a pu, pour une part, se détacher de la présentation canonique. Michel Marian raconte comment la jeunesse, notamment, voudrait se démarquer d’un Etat à l’image violente et sortir de la schizo-phrénie par rapport au génocide de 1915. Dans une démonstration convaincante, mais parfois à la limite de la candeur, il invite les sociétés civiles turque et arménienne à sceller leur union au nom d’une ” mémoire partagée “. L’auteur préfère en effet cette dernière formule à celle de ” mémoire juste “, une expression du philosophe Paul Ricœur qui a été détournée de son sens par le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu. Il s’agit de s’autonomiser du nationalisme et des dégâts de l’histoire officielle en -saisissant l’apport critique des sciences sociales, non seulement comme un moyen de démocratiser l’Etat et la -société, mais aussi de renforcer la citoyenneté et les libertés fondamentales.

Il semblerait que les aspirations de Michel Marian, l’un des pionniers du dialogue arméno-turc, aient été entendues sur les rives du Bosphore. En effet, le journaliste turc Hasan Cemal, un intellectuel de gauche issu des élites stambouliotes, a signé en  2012 un ouvrage sobrement intitulé 1915. Le génocide arménien, aujourd’hui traduit. Or, Hasan Cemal n’est pas qu’un simple éditorialiste : il est le petit-fils de Djemal Pacha, l’un des condamnés à mort par contumace de  1919. Dans ce livre, qui prend la forme d’un journal de bord, il raconte comment le patriote qu’il fut, quand le terrorisme arménien frappait ses amis diplomates dans les années 1970-1980, est devenu ce citoyen turc guéri du négationnisme, qui sillonne la Turquie, l’Arménie et l’Europe à la recherche de la réconciliation et du pardon. Petit-fils d’un grand serviteur (fossoyeur ?) de l’Etat, Hasan Cemal multiplie dans cet ouvrage émouvant les signes d’une libération du carcan identitaire au profit d’une citoyenneté universaliste. En s’émancipant ainsi de l’histoire officielle mais aussi du poids de sa famille, Hasan Cemal ferme la chaîne du travail de mémoire. La boucle est bouclée, et sans doute l’histoire pourra-t-elle s’exprimer librement.

Gaïdz Minassian